La solidarité dans les quartiers pendant l’épidémie

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Des bénévoles de l’association de biffins (ou chiffonniers) Amelior distribuent de la nourriture pour des migrants, le 1er avril 2020. Depuis le début de la crise du covid-19, ses membres aident ainsi des personnes en situation de grande précarité à Paris et dans sa banlieue Nord ou Est. © Karine Pierre / Hans Lucas.

Face à la crise sanitaire, les quartiers populaires, plus vulnérables, sont particulièrement exposés. Leurs habitants se retrouvent en première ligne, parce qu’ils continuent d’aller travailler, parce qu’ils ne sont pas les mieux équipés pour affronter le travail à distance, parce qu’ils n’ont plus accès aux fragiles écosystèmes qui assuraient leur survie… Sur le terrain, le confinement des populations a mis un frein soudain aux actions de pas mal d’associations, ultime rempart au creusement des inégalités dans les territoires les plus défavorisés. Mais quand il n’est plus possible d’aller à la rencontre des plus démunis, comment poursuivre la solidarité ? C’est l‘équation qu’essayent de résoudre de nombreuses structures. État des lieux, notamment avec certaines sur lesquelles Solidarum a réalisé des sujets.

« Nous en sommes réduits à faire de l’assistance psychologique par téléphone », reconnaît Ferdinand Ézembé, psychologue à Axes Pluriels. Les locaux parisiens de l’association, qui accueillent habituellement familles et travailleurs sociaux dans le dixième arrondissement, sont fermés depuis la mi-mars. Toutes les activités sociales, culturelles et éducatives de la structure sont à l’arrêt : plus d’espace de vie, plus d’animations, plus de cours de français, plus d’échanges avec les travailleurs sociaux, ni de groupes de parole. Mais les actions répondant, parfois dans l’urgence, aux besoins essentiels des familles s’avèrent en revanche plus importantes que jamais…

Les services sociaux, premiers de cordée

En Seine-et-Marne, à Meaux, Axes Pluriels aide une vingtaine de familles, surtout pour l’accompagnement scolaire. La plupart des membres, comme ceux des familles parisiennes hébergées dans les quartiers de la Porte Saint-Martin et de la Grange aux Belles, sont des migrants d’Afrique Noire (Mali, Côte d’Ivoire, Cameroun, Nigéria, Comores, Soudan et Erythrée) et d’Europe de l’Est (Géorgie).  « Au départ, beaucoup de familles avaient très peur, il fallait les appeler de notre domicile tous les soirs et les rassurer, leur parler pour savoir comment la journée s'était passée. Il y a eu aussi quelques ados qui voulaient braver les interdits et quand même sortir malgré le confinement, notre animatrice a fait des rappels à l'ordre », confie « Monsieur » Ferdinand.

Après l’angoisse du début, les premiers besoins, essentiellement alimentaires, commencent à se faire sentir, notamment chez des personnes âgées, isolées, qui ne peuvent pas sortir pour acheter à manger. « Notre référent famille a alors rappelé tout le monde pour faire le point et voir s’il y avait des demandes particulières. Certaines familles, logées en hôtel social, sans portable, ont été difficiles à joindre, mais nous y sommes arrivés. Et c'est à partir de là qu'on a mis en place des actions : contacter les écoles primaires où vont nos enfants, les référents sociaux linguistiques pour les personnes qui ne parlent pas bien le français, et alerter les services sociaux à chaque fois que cela s’avérait nécessaire. » Des services sociaux dont le fondateur d’Axes Pluriels fait l’éloge : « Ils ont réagi immédiatement, en prenant en charge les familles ou en nous indiquant notamment les points de collecte alimentaire les plus proches de leurs logements. »

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Des bénévoles de l'association de biffins Amelior distribuent de la nourriture à la communauté chinoise de Lanoue, à Bagnolet, le 27 mars 2020. © Samuel Le Cœur

L’imminence d’une crise alimentaire

Gérer l’urgence, c’est également ce qu’ont vécu les salariés de l’association Amelior, basée à Montreuil (93), dont toutes les activités au profit des biffins (marchés aux puces, vide-greniers, boutique coopérative, collecte de matériaux) ont été stoppées net par l’annonce du confinement. Depuis 2012, Amelior fédère les travailleurs de la collecte et de la revente, les ferrailleurs du recyclage et du réemploi. Suite à une série d’appels, les premiers retours des biffins adhérents de l'association ont pointé les besoins élémentaires se faisant jour. « Tout était devenu très compliqué : en n’ayant pas le droit de sortir, ils ne pouvaient pas vendre la ferraille, ne gagnaient donc plus d'argent et commençaient à avoir faim », raconte Samuel Le Cœur, le fondateur d’Amelior.

Face à la menace de pénurie alimentaire, les équipes s’organisent alors, en un temps record, pour prêter assistance aux biffins : « Grâce à différents soutiens actifs dans la récupération et la distribution alimentaire, on a pu faire des collectes un peu partout. On a aussi contacté des boîtes privées comme Phenix, qui font l'intermédiaire entre ceux qui veulent se débarrasser et ceux qui veulent récupérer des denrées. On a pu aller à Rungis. On a appelé la banque alimentaire qui a pu nous fournir et nous envoyer sur des collectes de type “débarras alimentaire” auprès de gens qui les avaient contactés, et auprès de qui ils ne pouvaient pas eux-mêmes se rendre. On a aussi demandé à la protection civile de Paris de nous préparer des paniers repas qu'on a pu prendre. C'est comme ça qu'on s'est organisé pour récupérer de la nourriture, avec aussi des collectes dans des boulangeries à Paris. »

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Distribution de nourriture dans un camp de Roms de 158 personnes, le 1er avril dernier à Drancy, tout près de Bobigny, par les membres bénévoles de l’association Amelior. © Karine Pierre / Hans Lucas.

Cagnotte solidaire et redistribution élémentaire

Sur le Net, une cagnotte solidaire est lancée. Plus de 900 euros sont récoltés auprès de particuliers entre le 21 mars et le 1er avril. De quoi permettre à cinq personnes de travailler à plein temps pendant un peu plus de deux semaines, d’identifier les familles et leurs besoins, à partir des remontées du terrain. « Du coup, dès le 18 mars, alors que personne n’avait encore commencé, on a organisé des redistributions afin d'approvisionner les campements : Roms Réussite à Montreuil, à Saint-Denis, à Drancy, à Fontenay, à Rosny, on est même allé jusqu'à Goussainville ! En tout, ça représente une quinzaine de campements plus ceux du foyer Bara à Montreuil, ceux de Bagnolet, les squats d'africains, et ceux de Lanoue, une communauté chinoise de Bagnolet membre de notre asso et dont un grand nombre sont des biffins, confinés à Bagnolet sans argent. Plus quelques familles en appartement sans ressources, éparpillées sur Montreuil et ailleurs. Nous avons pu collecter près de 20 tonnes de nourriture qu'on a redistribuées. » Une partie sera acheminée directement à la porte des campements, une autre prise en charge par des ferrailleurs venus les chercher avec leur camion au local de l’association, à Montreuil.

Les membres de l’association qui se rendent sur les campements font état de l’immensité des besoins : « Certains campements n'ont pas d'eau. Il y a bien sûr la peur de l'épidémie, l'incapacité de s'en protéger car il n'y a pas de masques, pas de gants, peu de produits d'hygiène. On a aussi distribué des produits d'hygiène qu'on avait en stock, des savons, des masques chirurgicaux. On a conseillé aux gens de se laver les mains, de faire attention, de confiner les personnes malades. De plus, la police a souvent été proche des campements pour leur dire "vous ne sortez pas". Sans droit de sortie, les gens ont un peu paniqué. » En effet, comment s’en sortir pour ceux qui n'ont pas d'autres ressources que l'économie de trois fois rien ou le travail « informel » ?

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1er avril 2020. Dépisté positif au coronavirus par une équipe de secours (lui ayant sans doute laissé le masque qu’il porte ici), un homme a contacté Amelior, car il ne trouve pas de masques en pharmacie pour lui et ses proches. Un bénévole de l’association lui lance donc un paquet de masques, qu’il s’apprête sur la photo à attraper au vol. © Karine Pierre / Hans Lucas.

Les travailleurs précaires sans ressources économiques

« Dans le 93, beaucoup vivent sous le seuil de pauvreté, reprend Samuel le Cœur. Il n'y a pas que les biffins, il y a aussi tous les travailleurs précaires, pauvres, dont les contrats ont été annulés, ou sans nouvelle de leur employeur. Privées de ces ressources et sans aides, il leur sera très compliqué de maintenir un niveau de vie suffisant pour maintenir la sécurité alimentaire. À mon sens, le pire est à venir. L'aide alimentaire risque d’être insuffisante, et des tas d'autres besoins ne vont pas pouvoir être comblés. L'absence totale d'assistance économique pour les travailleurs indépendants non reconnus et interdits de travailler nous inquiète énormément. »

Entre-temps, depuis début avril, la préfète à l'égalité des chances de Seine-Saint-Denis et les associations mandatées pour régler la situation dans les bidonvilles ont commencé à se réorganiser et des distributions alimentaires sont prévues sur les campements approvisionnés par l’association. « On a pu rassurer les gens, leur donner beaucoup de nourriture et leur montrer qu'une association de personnes marginalisées, quand elle est formelle, organisée, reconnue par la société civile, est capable de réagir beaucoup plus vite, de faire des diagnostics sociaux encore plus rapidement et d’organiser la solidarité de manière plus large en activant ses réseaux. Maintenant, des professionnels de la collecte et de la distribution alimentaire vont prendre le relais », se réjouit Samuel le Cœur, confronté malgré tout à un choix difficile. « On aurait aimé continuer la collecte et les distributions alimentaires, mais on risquerait de perdre tout l’argent qu’on a mis de côté depuis des années. On va donc arrêter. Mais il y a toujours des besoins. »

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Un enfant de la communauté Rom près de Bobigny est assis sur des cartons d'aide alimentaire. Ce 1er avril, l’association Amelior a distribué, entre autres choses, de la viande, des féculents et des fruits frais, ce qui constitue donc un repas équilibré. © Karine Pierre / Hans Lucas.

Le soutien des institutions pour combler les inégalités structurelles

Comme un écho à ces propos, les appels à la solidarité et les initiatives locales n’ont cessé de se multiplier dans les territoires situés à la périphérie des grandes villes. Aux cagnottes en ligne, à l’entraide entre voisins et à la distribution de nourriture gratuite comme dans les quartiers Nord de Marseille, l’État répond maintenant par une centralisation et un renforcement de l’aide alimentaire. Du côté des municipalités, les élus se mobilisent pour assurer la continuité du service public local. Des aides financières de première nécessité sont accordées aux plus précaires à Créteil, une bourse du bénévolat voit le jour à Argenteuil, des plates-formes d’entraide et de mise en relation des associations de proximités des banlieues lyonnaises sont créées, pour ne citer que celles-ci. Des associations bien souvent en attente de subventions, en manque de trésorerie, pour qui les premières mesures de l’État prises fin mars (accès aux mêmes aides et appuis que les entreprises), puis le soutien des départements, annoncé début avril, représentent une petite bouffée d’air dans la poursuite de leur engagement.

La réaction des pouvoirs publics était vraiment très attendue dans les quartiers populaires, où les habitants les plus pauvres cumulent les inégalités sociales et sanitaires. « Si le virus touche sans distinction les riches comme les pauvres, nous ne sommes pas tous égaux face à l’épidémie », alertait Abdelaali El Badaoui, infirmier libéral et fondateur de Banlieues Santé, le 15 mars, la veille même de la mise en confinement des Français, sur le Bondy Blog. « L’isolement, la barrière de la langue, le manque de connaissance des gestes de santé publique exposent de manière dramatique les parents et personnes âgées de nos quartiers populaires ». Son association lutte pour l’inclusion sociale et médicale dans les quartiers prioritaire de la politique de la ville (QVP). Le pays en compte 1514. Pour aider à enrayer la pandémie, Banlieue Santé a lancé depuis la mi-mars l’opération #enmodeconfiné dans plus de 300 quartiers populaires, doublée d’une cagnotte solidaire, orientant les malades, distribuant des paniers repas à domicile aux plus démunis et réalisant des vidéos en langues étrangères pour informer les habitants des mesures sanitaires et des gestes barrières. Enregistrées en arabe, en farsi, en soninké, en bambara, en wolof, en comorien, en pachtoune, en ourdou, en roumain ou encore en mandarin, ces vidéos ont été visionnées des milliers de fois sur YouTube, Instagram, Snapchat et WhatsApp.

Les limites des mesures barrières dans les quartiers populaires

Nombreux sont, d’après lui, les facteurs, dans ces territoires, susceptibles d’aggraver la propagation du virus : d’abord une offre de soins déjà saturée, une surreprésentation des pathologies chroniques (diabète, hypertension, maladies cardio-vasculaires) et des affections de longue durée (asthme, infections pulmonaires), ainsi qu’un recours tardif aux soins de peur d’avancer les frais médicaux pour des populations qui, quand elles n’habitent pas dans de véritables déserts médicaux, n’ont, bien souvent, même pas de médecin traitant. Ensuite, une multitude de facteurs sociaux influent sur les risques de contamination au Covid-19 : absence de revenus de sécurité pour faire face à la crise, fracture numérique, mauvaise maîtrise de la langue et défiance à l’égard des messages officiels, habitants confinés en trop grand nombre dans des hébergements précaires ou trop exigus… Comment appliquer les nécessaires gestes de protection et de distanciation dans une telle promiscuité ?

« Quand on vit en vase clos à huit ou dix dans un T3 ou un T4, avec cinq ou six enfants scolarisés, cela créé des tensions », confirme Pascale Journé, directrice de l’association Bas d’Immeuble, qui accueille depuis bientôt trente ans des familles du Mirail, dans le quartier toulousain de La Reynerie. Un quartier où les incivilités, en augmentation depuis la mi-mars, font la une de la presse locale : forces de l’ordre prises à partie, cabinet médical mis à sac, absences à répétition d’attestations de sortie… Le terrain de sport, celui où les éducateurs de Terre en Mêlées initient les enfants aux valeurs du rugby, est fermé, de même que le parc attenant au quartier. Il ne reste aux jeunes pour s’aérer, pour courir ou pour jouer, que les pieds des immeubles. « Tous les jours, nous multiplions les rappels aux règles auprès des parents », poursuit-elle.

Les salariés de la structure ne se rendent plus au Mirail qu’une à deux fois par semaine, sauf pour assurer les gardes d’enfants. Toutes les autres activités, comme les cours de français, se font désormais par téléphone ou par vidéo. Et pendant les vacances de Pâques, l’accent est mis sur le soutien scolaire : « On cavale encore après le matériel pour que tous les enfants aient accès aux devoirs, mais l’accompagnement continue, explique Pascale Journé. Certains sont très en retard, d’autres ont tout simplement beaucoup de mal avec la dématérialisation. » Avec l’annonce d’une reprise progressive des cours à partir du 11 mai, le mois qui vient risque d’être encore plus difficile.

Incompréhension et vigilance face à la situation

À toutes ces incertitudes, viennent se rajouter les difficultés auxquelles sont confrontées bien des parents : privés d’activités, nombreux sont ceux qui se retrouvent en perte de droits faute d’avoir pu effectuer les démarches à temps. L’association Bas d’Immeuble, dont l’intégration des familles est la mission première, s’emploie auprès des administrations à tout réactiver. D’autres familles se préparent avec angoisse à entrer dans la période du ramadan : certains de leurs membres, partis à l’étranger, n’ont pas pu rentrer en France. Dans ce climat anxiogène, où subsiste encore beaucoup d’incompréhension face à la maladie, l’association enregistre de plus en plus de demandes pour des entretiens téléphoniques avec des psychologues. Pour faire face à un afflux de consultations, les centres médico-psychologiques et les missions locales de la ville, comme Point Accueil Écoute Jeunes (PAEJ) ont été mobilisés.

Non loin de là, dans le quartier la Flambère, l’association Rencont’Roms Nous travaille, elle aussi, sur le suivi scolaire et le retour en classe des enfants après les vacances de Pâques, pour garder le lien entre école et élèves. Son président Nathanaël Vignaud et d’autres jeunes de l’association ont profité de ces dernières semaines pour renforcer leur présence auprès des habitants : « L’aide alimentaire est désormais rodée, avec une distribution toutes les semaines, se félicite-t-il. Les besoins sont bien identifiés et semblent être pour le moment satisfaits. C’est une bonne nouvelle, mais nous restons vigilants. »

Les habitants des quartiers, ces nouveaux « héros » du quotidien

À l’AFEV (Association de la Fondation Étudiante pour la Ville), le réseau des interventions d’étudiants dans les quartiers populaires, la priorité est d’accompagner les enfants à traverser cette période. L’association, pour répondre aux sollicitations de l’Éducation nationale et de l’Aide sociale à l’enfance, concentre désormais toutes ses actions autour des opérations #Ongardelelien et #Mentoratdurgence. Elle vient ainsi de fournir en urgence, avec l’aide de ses partenaires Break Poverty Fondation et Emmaüs Connect, ordinateurs et connexion Internet à près de 600 familles sur tout le territoire. Privée d’une partie des étudiants de son programme de Kolocation à Projet Solidaire (KAPS), rentrés chez eux en province en attendant la réouverture des universités, l’antenne parisienne, très active dans les treizième et dix-huitième arrondissements de la capitale, a réussi à mobiliser d’anciens bénévoles, la quasi totalité de ses services civiques mais aussi de nouveaux volontaires. « La situation a renforcé chez beaucoup l’envie d’aider et la volonté de s’engager, souligne Olympe Langelot, déléguée territoriale à l’AFEV Paris.

« Le principal enseignement de cette crise, révélatrice des inégalités dans les quartiers prioritaires, c'est l'importance à accorder aux petites mains – caissière, brancardier, aide-soignante à domicile, croque mort – tous ces "imbéciles indispensables", ces habitants des quartiers en difficulté qui continuent à faire tourner l'économie », observe, pour sa part, Mario Planet de Permis de Vivre la Ville, chantier d’insertion par le numérique pour des jeunes issus des QVP du 92 et du 93, obligés, tout comme lui, de rester à la maison. Eux ont choisi d’illustrer des messages d’espoir et de soutien à l’intention de ces héros des quartiers, particulièrement exposés au virus, à travers des vidéos qui seront relayées par leurs partenaires et diffusées sur les réseaux sociaux. Concocter des paroles animées, dessiner, rapper, est une façon pour ces jeunes de valoriser ce qui fait la force des quartiers populaires, cette entraide entre les habitants qu’ils observent depuis leurs fenêtres, et qui prend de l’ampleur chaque jour davantage.

Des réseaux vraiment « sociaux » et solidaires

L’expérience des grèves de décembre 2019 et le fait de travailler avec des publics fragiles ayant permis à Mario et à son équipe d’anticiper, tous ont pu être équipés à temps pour télétravailler. « Avant l'annonce officielle du confinement, on a réussi à répartir des ordinateurs parmi tous ceux qui n'en avaient pas et équiper de logiciels tous ceux qui avaient un ordinateur mais pas de logiciel, raconte-t-il. La difficulté du travail à distance n'est pas du tout technique, 95% des jeunes sont capables de travailler avec juste leur téléphone, elle est humaine. Maintenir un rythme professionnel, avoir des horaires, répondre à des contraintes, suivre des consignes, s'organiser, s'intégrer, c'est déjà difficile en temps normal, imaginez alors en temps de confinement... Mais en même temps, ils ont un sens très fort de la solidarité, une conscience aigüe du besoin de maintenir la chaîne car chacun est dépendant du travail de l'autre. C’est cet engagement qui nous permet de d'aller de l'avant. »

Pour ne pas couper le lien avec ses bénéficiaires, Axes Pluriels a dû, elle aussi, adapter son rythme à la situation. Les membres de l’association, confinés à leur domicile, restent joignables à tout instant par téléphone. Un point hebdomadaire permet de coordonner les besoins avec les services sociaux et de gérer le quotidien à distance : appel des familles deux à trois fois par semaine, suivi des devoirs de quelques adolescents à leur propre demande, et constitution d’un groupe WhatsApp destiné à l’apprentissage de la langue française.

Communiquer par Whatsapp, c’est d’ailleurs maintenant la seule occupation qu’il reste aux résidentes du Café Facteur à Montreuil. Leur local a mis la clé sous la porte, comme tous les lieux qui accueillent du public. La fondatrice Delphine Kohler utilise l’application afin de maintenir le lien, depuis chez elle, avec son groupe de cinq femmes, dont elle partage en temps normal les activités de « crocheteuse » de plastique. Des femmes seules et confinées, sans revenus, avec qui elle échange quotidiennement, sur la cuisine, le retour à la terre, l’importance du consommer local ; ou sur leurs projets en cours, comme celui du Gimbriscus, boisson énergisante fabriquée à partir d’un mélange de gingembre et d’hibiscus. Pour les aider à tenir. « Avec ces femmes, le lien, c’est pour la vie ! » Dans la perspective du déconfinement, Delphine s’est mise à confectionner des sur-masques en wax, aux propriétés hydrophobes, qu’elle distribue à son entourage. Pourtant, la réouverture du Café Facteur s’annonce de plus en plus hypothétique. Déjà fragilisé par le manque de ressources et maintenant privé de son public et de tout atelier, l’espace risque de ne pas survivre à cette crise sanitaire.

Prévenir le présent pour bien construire l’avenir

Poursuivre la solidarité avec les habitants des quartiers populaires, bien souvent les plus exposés au Covid-19, implique donc de trouver de nouvelles idées, de nouveaux partenaires. L’association Amelior a ainsi recentré son activité sur la sortie de crise, en avançant sur la construction à Bobigny d’un lieu qui serait à la fois un centre de tri, un marché aux puces et une recyclerie, financé en partie par le Syctom, l’agence métropolitaine des déchets ménager. Elle espère y accueillir dans les semaines à venir les biffins pour qu'ils puissent y déposer leur ferraille, boire un café ou même se restaurer. En attendant, l’équipe continue d’appeler les familles les plus isolées, passées sous les radars de la préfecture, afin que nul ne soit oublié.

Alors que l’épidémie semble marquer le pas, la situation demeure très fragile dans les quartiers les plus défavorisés, où beaucoup ne subsistent que grâce à l’économie informelle. La très forte mobilisation des associations en dépit des restrictions a permis jusqu’à présent de maintenir le lien avec les populations en grande difficulté, d’endiguer l’urgence sanitaire et dans une moindre mesure d’atténuer les tensions. Pour tous les acteurs encore présents sur ces territoires, la poursuite de l’accompagnement des familles les plus démunies reste le principal enjeu des semaines à venir. « On a hâte que le confinement s'arrête et qu'on puisse reprendre nos activités classiques, hâte de pouvoir continuer à montrer l’exemple par l'action, conclut Samuel le Cœur. Il faut écouter les personnes qui vivent sur le terrain. Ce sont elles qui font la relation, ce sont elles qui apportent les solutions. »