Parce que le foyer est la base de l’existence, cette association aide des personnes aux revenus modestes et en situation de mal logement à rénover leur lieu d’habitation. Bien plus qu’un simple ripolinage, un premier pas vers le retour à la vie sociale.
Moins « visibles » que les SDF, les « mal logés » constituent un phénomène tout aussi massif. D’après la Fondation Abbé Pierre, au million de personnes privées de domicile en France s’en ajoutent trois autres qui habitent dans des conditions déplorables. Plus de 5 millions de foyers se trouvent également en situation de précarité énergétique. Vivre dans un espace délabré, insalubre, c’est risquer de développer isolement social, autodépréciation, dépression, maladies… Le réseau des Compagnons Bâtisseurs, mouvement né sur les ruines de l’après-Seconde Guerre mondiale, tente d’enrayer cette spirale. Son credo : aider ceux dont le toit leur pèse plus qu’il ne les protège.
Des chantiers pour « réenchanter » son quotidien
À l’instar des compagnons d’Emmaüs, le mouvement fondé par Werenfried Van Straaten, un prêtre néerlandais surnommé « le Père au lard », fut au départ international. Puis, à la fin des années 1960, une scission s’opéra entre certaines structures qui demeurèrent d’obédience catholique, et d’autres qui s’émancipèrent de la tutelle de l’église, comme en France. Aujourd’hui, le mouvement est composé de douze associations ou antennes régionales (celle de Bretagne, la plus ancienne, fête son demi-siècle en 2018), ainsi que d’une association nationale, qui joue un rôle de couveuse des nouvelles initiatives territoriales, et sert à la fois de centre de ressources et d’outil de représentation et d’entraide : mutualisation des besoins, relais auprès des partenaires et sécurisation des modèles économiques à travers un principe de solidarité qui, en cas de difficulté de l’une des antennes, garantit la pérennité de ses actions.
« Quand on habite un logement dégradé, et qu’on est au fond du trou, s’impliquer dans des actions visant à réparer ou embellir ce logement a un effet souvent très positif sur la personne », insiste Anne-Laurence Darrasse, directrice de la communication des Compagnons Bâtisseurs. La principale « brique » de leur action, ce sont les chantiers d’« Auto-Réhabilitation Accompagnée » (ARA), conçus pour venir en aide à des locataires ou à des propriétaires aux revenus modestes, confrontés à des problèmes de logement. Souvent bénéficiaires des minima sociaux, ces personnes sont en général orientées par des travailleurs sociaux. Elles signent alors avec l’association un contrat qui les engage à mettre la main à la poche – une petite enveloppe, proportionnelle à leurs revenus –, et surtout à la pâte, en participant physiquement au chantier. Les bénéficiaires décident des changements à apporter, puis réalisent les travaux avec l’aide de jeunes volontaires et de bénévoles, encadrés par un professionnel du bâtiment, salarié de l’association. Ce dernier profil est difficile à recruter, explique Anne-Laurence Darrasse. « Il faut à la fois des compétences solides dans le bâtiment et dans l’animation et l’accompagnement. Leur rôle est d’être garants de la bonne réalisation du chantier, mais aussi de “faire faire” ou de “faire avec” – en aucun cas d’exécuter des travaux seuls dans leur coin. Ce n’est pas toujours simple de démarrer un chantier. Intervenir auprès de personnes en grande fragilité nécessite d’être subtil dans son approche et son mode d’intervention. »
L’Auto-Réhabilitation Accompagnée aide à se reconstruire
La participation active des bénéficiaires aux chantiers les aide à se réapproprier un logement jusqu’alors plus subi qu’habité, et à retrouver estime d’eux-mêmes et confiance. Elle permet aussi d’intégrer ces personnes fragilisées et isolées dans des processus collectifs, en retissant ou en renforçant les liens avec leur environnement, social et familial. Les Compagnons interviennent pour l’essentiel dans des quartiers d’habitat social qui concentrent toutes les difficultés. L’ARA mobilise donc pendant une dizaine de jours des équipes composées de bénévoles et de volontaires, encadrés par l’animateur technique, et parfois rejoints par des membres de la famille, ou des voisins. Les bailleurs sociaux mettent souvent à la disposition de l’association un local, où celle-ci installe un « atelier solidaire ». Des animations thématiques y sont ouvertes à tous les habitants, favorisant les rencontres dans un environnement où le lien social est lui aussi dégradé. Ces locaux servent également de « bricothèques », où ils peuvent emprunter gratuitement une ponceuse, une perceuse, un escabeau… En général, les Compagnons s’occupent d’abord d’une ou deux pièces dans un appartement afin d’impulser une dynamique : l’objectif reste que les occupants poursuivent ensuite la rénovation de façon autonome.
« L’un de nos enjeux actuels, souligne Suzanne de Cheveigné, sociologue et présidente de l’association nationale, est de faire entrer l’ARA dans les nouveaux programmes de renouvellement urbain et de travailler davantage avec les bailleurs sociaux de façon à œuvrer avec les habitants au moment des réfections, par exemple des cages d’escaliers extérieurs, des salles de bains ou des cuisines. Il serait logique de pouvoir intervenir à ce moment-là, afin de ne pas créer un choc entre des parties remises à neuf et d’autres encore insalubres. » Et quand il s’agit de plusieurs propriétaires dans un même immeuble, l’association sert souvent de médiateur : « On leur dit par exemple que nous allons refaire l’entretien avec l’occupant, les peintures, le carrelage, etc., mais en contrepartie, il va falloir que vous changiez le chauffage, les huisseries , etc. »
De la rénovation à la réinsertion sociale
Chaque année, les Compagnons Bâtisseurs accueillent plus de 200 jeunes volontaires en service civique ou en service volontaire européen. Âgés de 16 à 30 ans, originaires de France ou de l’étranger, ils sont souvent eux-mêmes issus de territoires en difficulté. Des jeunes assez peu mobiles que cet engagement valorise, leur redonnant confiance et les remettant dans des perspectives d’avenir. Autre renfort essentiel, les quelque 800 bénévoles, qui participent aux chantiers, s’impliquent dans la vie de l’association ou, en tant qu’administrateurs, portent les projets locaux.
En outre, deux structures (Aquitaine et Bretagne) fonctionnent en chantier d’insertion, avec des salariés travaillant sur de la rénovation ou de l’équipement public. Au niveau national, les Compagnons mobilisent environ 200 salariés (dont 60% d’animateurs techniques, un métier peu reconnu pour lesquels l’association voudrait créer une filière professionnelle) et 300 partenaires publics et privés. En 2016, ils ont conduit 90 opérations territoriales d’ARA et rénové 1360 logements. Mais le combat se poursuit, auprès des politiques et décideurs, pour faire reconnaître l’ARA comme un principe d’action pertinent et efficace.
« Il est fréquent qu’on nous dise : “C’est extraordinaire ce que vous faites, mais on est désolés, on n’a plus les moyens de vous aider”, explique Suzanne de Cheveigné. Il s’agit d’une bataille permanente pour renouveler les financements. Les structures régionales cherchent leurs propres sources, auprès des départements et des régions. Les CAF aident aussi et il y a parfois des actions plus spécifiques. De son côté, l’association nationale développe des projets qui servent directement aux antennes. Comme le plan d’investissement d’avenir, qui nous a permis d’obtenir un prêt important qui a été redistribué aux associations régionales. Autre exemple : nous avons négocié un accord avec Leroy-Merlin, qui nous reverse les marges sur tout ce qu’on achète chez eux. On a donc à la fois des aides au niveau national et une recherche continue de financements locaux. » Avec toujours l’inquiétude que les financements, annuels, ne soient pas reconduits.
Des bricobus adaptés aux logements enclavés
Cela ne freine pourtant pas l’ambition de se développer et d’innover. L’association Centre est ainsi une lauréate récente de La France s’engage pour son projet d’« ARA mobile » : des véhicules équipés de matériaux et d’outils, adaptés aux chantiers chez des propriétaires-occupants isolés en milieu rural. Ces « bricobus » sont aussi en projet en Aquitaine, pour sillonner des quartiers d’habitat social mais surtout la campagne, où l’on trouve des situations très lourdes, notamment de précarité énergétique (1,64 million de ménages concernés selon la Fondation Abbé Pierre). Elle impacte des propriétaires « pauvres », qui n’ont pas les moyens de financer des travaux. « Les dispositifs d’aide aux propriétaires sont trop ambitieux en terme de résultats, regrette Anne-Laurence Darrasse. Pour bénéficier des aides de l’Anah (Agence nationale de l’habitat), il faut parvenir à un gain de 25% d’économie d’énergie, ce qui est compliqué quand on habite une passoire thermique. Les personnes sont souvent obligées d’engager de gros travaux, très compliqués à financer avec 500 euros de revenus par mois. Certains lots de travaux, non réalisables en ARA, sont confiés à des entreprises ou à des artisans. Notre travail consiste ensuite à solliciter des aides complémentaires, auprès de collectivités ou de fondations privées, ce qui peut s’avérer très long. » Résultat : les aides de l’État ne sont pas toujours dirigées vers ceux qui en ont le plus besoin. Ce n’est pas la seule aberration. La règle impose aux intervenants d’avoir le label RGE (responsable et garant de l’environnement), un label donné aux entreprises mais refusé aux associations, quand bien même elles ont reçu un agrément pour leur compétence technique…
Alors que depuis dix ans, l’effort public pour le logement n’a fait que baisser (passant de 2% à 1,69% du PIB), la présidente déplore que « l’ARA ne soit pas clairement inscrite dans les textes. Nous sommes en train de lutter pour que l’intervention des Compagnons Bâtisseurs ou d’autres organismes similaires puisse se faire plus facilement. » Si les Compagnons Bâtisseurs sont centrés sur des publics précaires et fragiles, d’autres s’adressent à des personnes plus aisées. Avec Oïkos, acteur central de l’éco-construction, l’association a d’ailleurs créé il y a deux ans le Répaar (Réseau pluriel de l’accompagnement à l’auto-réhabilitation) pour repérer et rassembler toutes les structures pratiquant l’ARA – elles seraient environ 600 en France – et donner plus de visibilité et de poids à ce mode d’action.
Les Compagnons Bâtisseurs développent aussi actuellement une « communauté en ligne pour l'habitat des personnes défavorisées ». L’objectif est d’accompagner tous ses acteurs (salariés, volontaires, bénévoles et personnes accompagnées, ces dernières étant très souvent victimes de la fracture numérique) dans la maîtrise des nouveaux outils afin de communiquer, de se former, de faciliter les décisions, les initiatives collectives et les échanges. Ce projet, déjà récompensé par la Fondation Afnic pour la solidarité numérique, doit aider localement au repérage des personnes en difficulté, en interne ou sur les chantiers, et les mettre en lien avec des structures relais spécialisées. À terme, cette e-communauté pourrait permettre de collecter des fonds privés. Les chantiers aussi devraient en tirer des bénéfices. « On a beaucoup de rapports à faire, explique Suzanne de Cheveigné, et on essaie de mettre des indicateurs en place. Si nos animateurs techniques avaient, au lieu d’une feuille de papier, une tablette en poche, cela augmenterait notre efficacité. Et ce serait une bonne manière de former les jeunes et de les familiariser avec une utilisation professionnelle de l’informatique. »
Présente en Outre-mer, comme à la Réunion où elle est engagée sur des actions plus proches de l’auto-construction accompagnée, l’association a dépêché une équipe à Saint-Martin pour conduire des chantiers avec des habitants frappés en septembre dernier par l’ouragan Irma et qui n’étaient pas assurés. La construction d’urgence fait d’ailleurs partie des axes de développement de l’association pour les prochaines années. Comme un retour à ses origines.
Données en plus
En France, un million de personnes sont privées de domicile, 3 millions vivent dans des habitations vétustes ou insalubres, tandis que 5 millions sont en situation de précarité énergétique.