« Le confinement devrait prendre en compte les vulnérabilités »

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Enseignante-chercheuse, Catherine Tourette-Turgis a fondé l’Université des patients (Sorbonne Universités) et se bat pour faire entendre et reconnaître les capacités des personnes vulnérables. C’est sous ce prisme qu’elle observe de près le confinement, qui aurait mérité selon elle plus d’accompagnement. En ces temps d’urgence sanitaire et bientôt de déconfinement, l’attention envers les vulnérabilités a tendance à se relâcher, alors que ce devrait être tout le contraire.

 

Solidarum : Qu’est-ce qui a été, selon vous, le plus difficile dans la crise sanitaire que nous vivons ? Autrement dit : si jamais une crise du même ordre se présentait demain, quel serait le point à revoir en profondeur ?

Catherine Tourette-Turgis : L’absence d’anticipation des vulnérabilités. Le confinement est une mesure de santé publique, il est hors de question de la remettre en question, en revanche on aurait pu et on devrait demain mieux prévenir les impacts négatifs du confinement et les risques psychosociaux qui y sont liés. Le confinement induit des restrictions de liberté, des privations, des séparations d’avec les proches. Il crée une situation contrainte, difficile, et tel qu’il a été pensé, c’est, en plus, une cohabitation non choisie pour certains. En effet, le confinement a été organisé sur la base des catégories dominantes, c’est-à-dire sur le foyer, l’habitat. Ceux qui habitent ensemble se confinent ensemble. Sans doute était-ce difficile de faire autrement dans l’urgence, mais n’aurait-il pas été possible de laisser choisir avec qui on allait se confiner ? Car le confinement expose une partie de la population à des dangers réels et graves. Depuis le début du confinement, les signalements pour violence conjugale et envers les enfants ont en effet augmenté respectivement de 30% et de 20% en France. On pouvait s’y attendre, et nous aurions dû l’anticiper. Si une crise du même ordre devait survenir demain, il faudrait que nous puissions mieux nous organiser en amont, pour permettre à celles et ceux qui craignent pour leur sécurité de trouver un lieu de confinement mieux adapté, par exemple chez une sœur, un oncle, etc., ou pourquoi pas dans un refuge. Nous pourrions aussi aider les personnes souffrant de troubles psychiatriques à se confiner à côté de leur centre de soin. La question des personnes sans domicile est évidemment dure et complexe. Mais là encore, elle n’a pas été anticipée. Finalement, si la situation de confinement devait se reproduire, il serait essentiel de mettre en place un système d’aide à la décision partagée pour accompagner les personnes dans leur choix de confinement. Et à supposer que cela soit impossible au regard de leur situation, nous pourrions les aider, leur donner les moyens de trouver des solutions. Car sans préparation, le confinement aggrave la situation des plus vulnérables. Ils sont oubliés et sont ainsi « survulnérabilisés ».

 

Un autre risque semble avoir été peu anticipé, celui qui concerne les travailleurs essentiels au fonctionnement du pays qui ne peuvent pas travailler à distance…

Oui, il s’agit des travailleurs du care. Il faut entendre care, non pas uniquement au sens médical et social, mais aussi au sens du maintien des infrastructures essentielles sans lesquelles la majorité de la population n’aurait pas pu se confiner. Ce sont ceux qui nous permettent de nous déplacer, de nous nourrir, de vivre dans un environnement sain (gestion des déchets, du ménage), etc. Ce sont eux les plus exposés et ce sont souvent eux les plus mal payés. Cette crise attire l’attention sur le rôle clé de ces différents travailleurs du care dans une société où ce sont ceux qui travaillent dans leur tête qui ont le plus de valeur. J’espère que cette crise va bousculer cette échelle de valeurs, qu’elle va donner une autre image du travail du care, et donc provoquer aussi une revalorisation financière des métiers qui lui sont liés. Malheureusement, une fois qu’on s’en sort, on oublie très vite ceux qui nous sauvent. Il faudrait, alors, penser à laisser une trace, réfléchir à une manière de symboliser leur importance. On pourrait, par exemple, les inviter à la cérémonie du 14 juillet ou bien changer certains noms de métiers. Il y a beaucoup à inventer pour mettre en avant ceux qui apportent le soin quotidien.

 

Pour reprendre votre terme et essayer de puiser des réponses dans notre histoire, quelles « traces » a laissé l’épidémie de SIDA ?

La lutte contre le VIH/SIDA a apporté énormément à notre société. On lui doit la démocratie sanitaire, c’est-à-dire l’inclusion des malades dans toutes les décisions prises en santé à titre consultatif ou délibératif, leur présence en tant que conseil au plus haut niveau dans les agences de santé, dans la définition et la conception des essais cliniques. On lui doit la création des soins palliatifs, mais aussi le PACS. Globalement, la lutte contre le VIH/SIDA a donné du pouvoir aux malades.

 

À ce propos, comment se fait-il qu’on n’entende pas la voix des malades dans le cas du COVID-19 ? Il n’y a, par exemple, aucun représentant de malades dans le conseil scientifique du gouvernement…

Ce qui a fait la force  des malades dans le cas du SIDA, c’est leur résilience. Ils avaient 6 à 18 mois de vie devant eux. On ne mourait pas en quelques jours comme c’est le cas avec le COVID-19. Ensuite, le modèle médical était très différent, les équipes soignantes n’avaient pas d’outils, alors qu’avec le Coronavirus, elles ont pu se saisir de ressources sanitaires, à l’instar des outils de réanimation. Dans le cas du COVID-19, le risque est non seulement létal, mais il est aussi extrêmement rapide, on est donc dans l’urgence de la prise en soin. Dans l’épidémie de SIDA, il n’y avait pas de soin médical, on était, alors, dans l’urgence de la prise en care, du prendre soin. Ainsi, ce qui va ressortir de cette crise sanitaire sera d’un autre ordre, mais ce sera certainement tout aussi intéressant.

En ce qui concerne la représentation des associations de malades dans le conseil scientifique, elles se sont effectivement senties mises de côté et elles travaillent pour que cela ne se reproduise plus. On devrait entendre parler d’elles très prochainement.

 

Malgré les différences entre le SIDA et le Coronavirus, certains enseignements de la lutte contre le SIDA pourraient-ils néanmoins nous aider à mieux traverser la crise actuelle ?

Dans la lutte contre le SIDA, la politique sanitaire a donné lieu à un accompagnement horizontal. En parallèle des mesures sanitaires venant du haut, il y avait un accompagnement au plus près des personnes pour les aider à appliquer ces mesures. Dans le cas du COVID-19, la seule réponse, par exemple, à la non observance du confinement, c’est la sanction. Il faudrait pouvoir apporter des réponses centrées sur les personnes, les aider à surmonter les difficultés du confinement et à observer l’ensemble des mesures sanitaires comme la distanciation sociale, etc.

 

Y a-t-il des invariants d’une crise sanitaire à une autre ?

Oui, l’incertitude, la peur, l’inquiétude pour soi, pour ses proches, pour autrui, pour les soignants, l’inquiétude pour demain, pour la société dans son ensemble. Cela provoque des troubles du sommeil, affecte la qualité de vie et cela touche tout le monde, y compris les enfants. Il y a une contagion des émotions. En outre, le confinement provoque un sentiment d’impuissance, mais ce sentiment motive aussi de nombreuses initiatives solidaires : fabrication de masques, livraison de colis alimentaires, aide aux personnes âgées, etc. On observe que ces initiatives intègrent une attention aux risques afin de ne pas contaminer ceux qui en bénéficient : « J’amène des colis devant la porte, je ne touche rien, je désinfecte même le colis ». Il reste, cependant, pour ceux qui s’engagent, la peur de s’exposer soi-même mais aussi la peur de s’exténuer, en raison de l’énergie que demande un tel engagement dans un contexte déjà éprouvant.

 

Ces initiatives viennent combler de nombreuses défaillances. Comment expliquer que les nombreux plans d’urgence et d’anticipation des risques qui existent un peu partout et à différentes échelles ne nous ont pas permis de mieux résister à la crise ? 

Ces plans sont souvent technocratiques. Il faudrait impliquer la population dans leur élaboration et dans leur mise en pratique. J’ai vécu un tremblement de terre lorsque j’habitais à San Francisco. En cas de séisme, nous savions tous comment réagir, nous étions formés régulièrement pour cela. Nous avions des trousses de survie à portée de main, des réserves alimentaires. Il faudrait apprendre à chaque citoyen à faire face à des risques majeurs comme les pandémies, les séismes, les accidents nucléaires, etc. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’habitus comportementaux, nous n’avons pas les outils individuels nécessaires pour résister un minimum en cas de crise sanitaire. Nous aurions aussi besoin d’une préparation psychologique, car sans elle, nous nous exposons à des décompensations, c’est-à-dire à des déséquilibres psychiques graves et soudains. Il faudrait donc imaginer un programme d’éducation de gestion de crise à l’attention des citoyens afin de développer les capacités d’agir et de réagir de chacun.

Ensuite, les vulnérabilités n’ont pas été suffisamment considérées, tout comme les conditions de poursuite de l’activité des travailleurs du care. Si avant le confinement, un panel de cent personnes avait été consulté, les problèmes de risque de violences conjugales et les difficultés à observer les mesures sanitaires auraient été rapidement identifiées. Ce travail d’anticipation aurait rendu le confinement plus supportable, donc plus efficace. Cela nous aurait permis de prendre le pouls de la population pour tout de suite nous organiser, pour intervenir en situation réelle et non attendre de constater les problèmes, une fois le confinement en place.

 

Avez-vous découvert des situations de vulnérabilité auxquelles vous n’auriez pas pensé ?

Des rapports d’étonnement, il y en a beaucoup. On m’a alerté, par exemple, sur la situation des personnes souffrant de troubles ou de compulsions alimentaires. Il y a aussi les personnes souffrant d’addiction. Je me suis, dans ce domaine, intéressée aux dealers de drogue, à la façon dont ils se sont adaptés. On observe le développement de lieux de deal clandestin avec des stratégies de réduction des risques : distribution de gel hydroalcoolique, et gestion de la distance. Une autre vulnérabilité a pris une toute autre dimension avec le confinement, c’est ce que j’appellerai « la fracture du mètre carré ». Travailler à la maison, faire l’école à la maison demande des espaces distincts et des équipements en nombre suffisant. Comment faire l’école à la maison, lorsqu’il n’y a qu’un ordinateur pour plusieurs enfants ? Comment travailler chez soi, lorsqu’il n’y a pas d’espace de retrait, d’espace de bureau ? Il faudra prendre en compte cette inégalité foncière et imaginer des mesures de compensation, des nouvelles solutions, si le confinement devait perdurer ou se reproduire.

 

Quelles initiatives vous ont le plus intéressées depuis le début de la crise ?

Lors de l’épidémie de SIDA, on a observé la mise en place d’un cycle qui commençait par la peur, une peur qui stigmatisait alors des populations, puis une stigmatisation qui provoquait des discriminations et enfin des discriminations qui aboutissaient à des dénis de droits. Par exemple, il y a eu des refus de soin : refus de soins dentaires, de soins médicaux autres que ceux en lien avec le SIDA. Aussi, pendant la crise que nous vivons actuellement, je m’intéresse beaucoup aux initiatives qui tentent de désamorcer ce cercle infernal. J’ai eu connaissance d’un manuel comportemental, à San Francisco, dont l’objet est d’éviter de créer des stratégies d’évitement social qui risqueraient de perdurer après la crise. Il s’agit, par exemple, de ne pas fuir le regard d’une personne que l’on croise dans la rue afin de ne pas lui laisser penser qu’on l’évite. Une autre initiative comportementale m’a plu, celle des épiceries Trader Joe’s, à San Francisco toujours. Il s’agit de petites affiches qui disent : « Si vous n’avez pas besoin de trois paquets de pâtes, prenez-en que deux, ainsi, il en restera un pour la personne qui vient après vous ». Ce sont des choses simples mais qui visent quelque chose d’essentiel : réduire l’impact négatif des nouvelles normes comportementales que cette crise sanitaire exige.

 

Selon vous, quels problèmes humains faudrait-il anticiper dès aujourd’hui ?

L’urgence, à présent, c’est la préparation du déconfinement. Nous ne devons pas faire deux fois la même erreur, nous devons éviter d’entrer en urgence dans le déconfinement comme nous l’avons fait avec le confinement. Si on ne s’active pas maintenant sur le sujet, l’Etat va détailler son plan de déconfinement avec des mesures sanitaires, et une fois encore,  les mesures sociales vont être oubliées. Aussi, je travaille en ce moment sur un plan de déconfinement sous le prisme de sciences humaines et sociales. Et j’invite d’autres à faire de même et à partager leurs travaux.

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