« Les gens réalisent à quel point le lien social est important »

la_cloche_le_carillon.jpg

En période de confinement, l’association La Cloche continue à assurer, dans la mesure du possible, une partie des services liés à son programme Le Carillon.

Comment les associations d’aide aux personnes sans-abri s’adaptent-elles à la crise sanitaire et au confinement, alors même qu’il y aurait aujourd’hui selon elles quelque 250 000 personnes sans domicile en France, que celles-ci soient logées dans des centres d'hébergement d'urgence, des hôtels sociaux ou juste à la rue dans des tentes ou abris de fortune ? La Cloche, qui porte le programme du Carillon, a pour ambition de permettre l’engagement des citoyens dans la lutte contre la grande exclusion. Sa co-directrice générale, Laura Gruarin, fait le point de la situation ainsi que de ses actions à la toute fin du mois de mars 2020.

Solidarum : Après 15 jours de confinement, quelle est la situation des personnes sans domicile ?

Laura Gruarin : La situation pour les personnes sans domicile est particulièrement alarmante, car on assiste à une double urgence, à la fois sanitaire et sociale. Énormément de structures d'aide, que ce soit de distribution alimentaire, de services de première nécessité, des accueils de jour, ont dû fermer leurs portes ces deux dernières semaines. Elles n'étaient plus en mesure d'accueillir les personnes, notamment parce qu’elles ne peuvent pas protéger à la fois leurs bénévoles, leurs salariés, et les personnes sans domicile, elles-mêmes considérées comme très à risque car souvent fragiles.

D’autre part, de nombreux bénévoles ne peuvent plus se mobiliser, sont moins disponibles, car on compte parmi eux énormément de personnes de plus de 70 ans, considérées également comme à risque. Ce qui nous est remonté par nos bénévoles sans domicile, avec qui nous sommes en contact dans les différentes villes où la Cloche est implantée, c'est qu'ils ont beaucoup de difficultés à trouver les moyens pour respecter les mesures barrières, tout simplement : il leur est difficile de se laver les mains et de rester propres, l’accès à l’eau étant encore plus compliqué. Ils ont aussi beaucoup de mal à trouver de quoi se nourrir, ce qui n'est pas le cas habituellement. La Fédération des acteurs de la solidarité indique que beaucoup appellent le 115, qui est normalement le numéro d’urgence pour obtenir un hébergement, juste parce qu’ils ont faim ! Ce n'était pas du tout le cas avant.

Dans des villes désertées, ils sont paradoxalement les seuls à être dans les rues…

Un des gros problèmes, c’est bien sûr l’isolement. Ces populations qui étaient déjà très isolées dans la foule se retrouvent encore plus seules. Tous les gens sont en effet confinés chez eux. Ce qui signifie pour les sans-abri, plus qu’auparavant, l’absence d’interactions sociales. Nous arrivons, pour la plupart d'entre nous, à garder du lien. Nous continuons plus ou moins à travailler, notamment grâce au télétravail. Nous préservons une connexion avec nos familles, avec parfois des visioconférences… Mais pour les personnes vivant dans la rue, la situation ne fait qu’augmenter le sentiment d’exclusion. Même si la plupart ont un téléphone portable, c'est souvent sans accès Internet, sans caméra, etc. Il y a aussi une véritable urgence sociale à ce niveau-là.

Or votre credo, justement, c'est le lien social. Pouvez-nous nous rappeler les missions de la Cloche ?

La Cloche est une association créée il y a cinq ans pour engager les citoyens dans la lutte contre la grande exclusion, à travers deux leviers principaux : la création de liens sociaux et le changement de regard. Nous développons différents programmes qui permettent aux citoyens, les habitants, les personnes sans domicile elles-mêmes, de s'impliquer, d'agir dans leur quartier. Le premier programme, le plus connu, c'est Le Carillon, un réseau de commerçants et d'habitants solidaires désormais présent dans huit grandes villes de France. Les commerçants donnent accès à des petits services du quotidien, par exemple utiliser les toilettes, obtenir de l'eau, charger un téléphone, mais aussi accéder à des plats, des cafés ou des coupes de cheveux pour les personnes sans domicile qui en auraient besoin dans le quartier.

Quelle est la situation actuelle de votre réseau et comment pouvez-vous encore agir en situation de confinement ?

Plus de 80 % des commerçants du Carillon ont été obligés de fermer leurs portes. Et nos activités les plus courantes sont à l’arrêt, car nous créons de façon générale pas mal d'événements, nous menons des actions, nous proposons des activités communes aux gens du quartier avec les personnes sans domiciles pour que tous se rencontrent. Nous avons donc été contraints de réinventer notre action, de réfléchir à la façon de faire perdurer ce lien en temps de confinement. Dans un premier temps, nous avons pu imprimer des listes de commerçants ayant encore les moyens d’être solidaires, car toujours ouverts. Ces listes donnent des informations parfois cruciales, par exemple pour l’accès à des toilettes ou à des points d'eau pour que les personnes sans-abri puissent rester propres.

Nous avons aussi mis en place un système qui permet aux personnes de se faire ajouter à notre liste d'appel. Les bénévoles appellent régulièrement les personnes sans domicile pour prendre des nouvelles, simplement discuter et garder le lien social, mais aussi pour les informer de la situation, de l'évolution des dernières mesures qui ont été prises et aussi les orienter afin qu'elles puissent savoir où trouver de l'aide, où trouver à manger, où aller se laver.

Évidemment, cette réinvention de nos actions est pour nous très compliquée, au regard de la situation du public avec lequel on travaille en cette période de confinement. Il y a le téléphone, car 80 % des personnes sans domicile ont un téléphone, mais ça ne remplace pas de vraies interactions entre les gens dans la rue, les commerçants, les clients aussi et puis nous à La Cloche, via des ateliers, des chorales, etc. De façon pragmatique, nous les suspendons ou dans la mesure du possible nous adaptons ces actions. Et nous avons également des actions de mobilisation citoyenne que nous essayons de transformer afin qu’elles restent accessibles.

De quelle façon ?

Notre association sensibilise les citoyens, et forme ensuite ceux qui le souhaitent pour passer à l'action dans leur quotidien, même au sein de villes où La Cloche n'est pas présente. En temps normal, nous utilisons pas mal les réseaux sociaux, avec des vidéos ou des quizz sur notre site Internet. Ces actions ne cessent pas, mais leurs contenus évoluent pour répondre à la situation. Nous faisons d’habitude des formations civiques, qu'on appelle Form'Action : nous réunissons dans une salle une trentaine de personnes, dont surtout celles sans domicile qui y jouent un rôle primordial, par les conseils qu’elles donnent. Pour casser les barrières, et permettre aux bénévoles sans-abri d’apporter leur valeur ajoutée, la rencontre de visu est essentielle. C’est impossible de remplacer ce dispositif, tel quel, par son pendant virtuel. Mais nous réfléchissons et mettons en place, pour garder le lien, des variantes moins ambitieuses... Nous continuons ainsi à mobiliser les citoyens grâce à notre  blog, avec différents conseils pour agir, différents visuels à diffuser. Nous avons créé un petit flyer décrivant 6 actions à mener aujourd’hui : « Coronavirus & personnes sans-abri, que faire pour aider en tant que citoyen ? ». Il est pas mal partagé sur les réseaux sociaux. Nous avons également mis en place avec Makesense, sur la Makesense TV, des formations en ligne, notamment pour donner la parole aux personnes sans domicile. Nous appelons les bénévoles de notre réseau pour qu'ils puissent répondre aux questions des citoyens et les aiguiller pour agir. Nous voudrions aussi relancer notre Web radio pour donner la parole aux personnes sans domicile. Nous sommes une petite équipe, mais nous sommes en train de voir comment faire tout ça en ligne, en devenant un peu « geeks », même si nous avons quand même hâte de nous revoir un peu tous ! Du coup, nous sommes très preneurs d’idées pour créer du lien social entre voisins et personnes sans domicile à l'heure du confinement.

Comment travaillez-vous avec vos partenaires en ce moment ?

Nous les consultons pour faire un état des lieux en temps réel. Nous travaillons avec toutes les personnes en contact avec des personnes sans domicile. Ça peut être de grosses associations qui font des maraudes comme la Croix Rouge, des accueils de jour comme les boutiques solidarité de la Fondation Abbé-Pierre, Emmaüs, le Secours Catholique, mais aussi de plus petites associations ou des maraudes citoyennes. Nous travaillons avec certaines sur le partenariat de terrain. Leurs bénévoles transmettent par exemple aux personnes sans-abri la liste de commerçants du Carillon encore ouverts. De notre côté, nous organisons des actions avec eux, par exemple des collectes à leur profit.

En cette période de crise, nous en sommes vraiment en contact avec tout le monde. À Bordeaux et à Lille, par exemple, nous mettons à jour quasiment heure par heure la liste des structures encore ouvertes, puis nous la diffusons à la fois dans les réseaux sociaux et en version imprimée pour les personnes vivant dans la rue. C’est de cette façon que nous continuons notre rôle de relais, transmettant des informations autant aux personnes sans-abri qu’aux citoyens voulant les aider. Et pour la première fois depuis la création de l’association, au regard de l’urgence de la situation, nous avons signé un plaidoyer. Nous nous situons dans l'action citoyenne, dans l'action du quotidien, du lien social, mais nous ne sommes plus en mesure de le faire. En revanche, l’une des actions que tout citoyen peut faire, c’est interpeler le gouvernement, notamment par le biais de cette pétition.

Quelles décisions institutionnelles devraient être prises aujourd’hui, selon vous, pour les personnes sans-abri ?

La question se pose de manière générale tout au long de l'année, il y a des mesures qui peuvent exister, comme le droit à un logement digne pour tout le monde. C’est encore plus vrai désormais. Des choses sont en train de se faire, comme des réquisitions sur des chambres d'hôtel ou même des hôtels qui mettent à disposition des chambres individuelles. Il faut absolument donner l'accès à des points d'eau, il existe un gros problème sur l'hygiène. Mais j'aimerais qu'il y ait une prise de conscience sur le long terme, pas juste comme à chaque fois à la fin de la trêve hivernale. Les associations qui travaillent sur le mal-logement ne manquent pas, il faut les écouter. La Fondation Abbé Pierre, qui est notre partenaire, a plein de recommandations, de proposition concrètes sur le sujet, qui se retrouvent chaque année dans leur rapport sur le mal-logement. Des réponses existent, tentons de les appliquer dans une politique structurelle.

Quels conseils pourriez-vous donner aux personnes qui souhaitent se mobiliser pour les personnes sans domicile ?

Je peux donner trois principaux conseils. Tout d’abord, dans le cadre de vos déplacements exceptionnels qu'il faut bien sûr limiter, si vous croisez des personnes sans-abri, n’hésitez à prendre de leurs nouvelles, à discuter avec elles, à les informer de la situation, des gestes barrières, en respectant bien sûr vous-mêmes ces mêmes protections. N’hésitez pas à proposer à manger, soit des plats que vous avez cuisinés chez vous, soit de faire des courses. J’incite les personnes à proposer des produits d'hygiène : des gels hydro-alcooliques, des bouteilles d'eau et des savons. Ce sont vraiment les choses qui manquent aux personnes sans domicile. Ensuite, une seconde manière d'agir peut consister à rejoindre des actions dans sa ville, d’aider les associations qui mettent en place des distributions alimentaires. Des choses sont en train de se réorganiser. Les personnes motivées peuvent trouver les informations via le site de la réserve civique mis en place par le gouvernement. Parmi les missions vitales proposées, il y a la distribution de produits de première nécessité, dont des repas aux plus démunis. Si on veut aider, il y a moyen de faire des actions de terrain dans sa ville. Bien sûr aujourd’hui, c'est compliqué de lancer un appel à bénévoles, mais que les gens n'hésitent pas à nous contacter pour qu'on les oriente avec La Cloche ou nos partenaires. Enfin, j’encourage chacun à signer la pétition dont j’ai parlé, sur change.org, et à partager des articles pour faire parler de ces personnes sans-abri, pour ne pas les oublier.

Que pourrait-il selon vous ressortir de ce confinement ?

Les gens sont en train de se rendre compte à quel point le lien social est important, à quel point les interactions avec les autres sont indispensables. Pour nous, cette situation de confinement va appuyer notre message pour la suite et permettre de sensibiliser les citoyens. Il y a quand même une personne sur dix qui souffre d'isolement en France, au-delà des seules personnes sans domicile. J’espère que cela va donner des idées, des envies aux gens pour la suite, à commencer par être un peu plus fraternels, plus solidaires, de parler plus à ses voisins, aux gens du quartier, aux commerçants et bien sûr aux personnes sans-abri qu'ils croisent au quotidien. On parle beaucoup de vivre ensemble, il est temps de passer à l’action, d'aller vers une société plus inclusive.

Voir aussi l’interview de Gilles, personne sans-abri et bénévole à La Cloche