Les Cueillettes solidaires ont été imaginées par Anne Deransart et l’association d’insertion et d’accueil de personnes en situation de précarité Le Village, pour créer des liens multiples dans une démarche solidaire. D’abord avec le passé, en faisant revivre la pratique du glanage, ensuite avec ce territoire rural de Cavaillon et les agriculteurs bio qui y vivent, et enfin entre les résidents « précaires » et d’autres personnes qui participent aux cueillettes, dans un moment de convivialité.
- Malika Moine
À quelques kilomètres de Cavaillon, dans une région où les champs succèdent aux champs, une petite route de terre mène au Village. Les carrières Lafarge le cernent. Le Village a été créé en 1993 à Cavaillon pour lutter contre la pauvreté. Au fil du temps, l’association a ouvert un hébergement d’urgence et une pension de famille affiliée depuis 2011 à la Fondation Abbé Pierre. Y résident 40 personnes de façon temporaire ou durable. Pour l’accompagnement, une médiation de rue et une référence RSA ont été mises en place, tandis que deux accueils de jours ont été ouverts, un à Cavaillon et l’autre à l’Isle sur Sorgues. Deux endroits pour souffler, boire un café, se retrouver, faire un brin de toilette, une lessive…
- Malika Moine
En 2015, Vincent Delahaye accepte le projet d’Anne Deransart : mettre en place des cueillettes solidaires, pour à terme créer un atelier de transformation. Le glanage de fruits et de légumes chez des agriculteurs bio doit « permettre aux personnes des différents lieux de l’association de se croiser » et « montrer à chacun qu’il peut se débrouiller tout seul ». C’est aussi un moyen de lutter contre le gaspillage alimentaire tout en mettant à la portée de personnes précaires une alimentation de qualité.
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« Bien manger, c’est essentiel ! » Cet enjeu est même mentionné dans les statuts de l’association. La cantine nourrit tous les midis les résidents et les travailleurs des chantiers d’insertion. « Le repas, c’est le moment de socialisation par excellence, on se retrouve, on peut discuter », rappelle Vincent. Habituellement, la responsable de la cuisine choisit ce qu’elle veut dans les fruits du glanage pour cuisiner avec. Mais elle est en vacances avec une partie des résidents et le lien entre le glanage et la cuisine ne s’est pas fait : pour une fois, les poires glanées sont délaissées au profit des pommes de la Banque alimentaire.
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Pour « trouver le chemin de l’emploi », trois chantiers d’insertion font travailler quelque 70 salariés. Le premier d’entre eux, la Vie quotidienne, gère la cantine et l’intendance de la pension de famille. Le Maraîchage, tourné vers le bio, produit des paniers vendus au profit du Village. Enfin, l’Atelier d’éco-construction (illustré en dessin) fabrique des briques en terre et des enduits naturels, et puis réalise des chantiers à l’extérieur. L’argent rapporté par ces trois chantiers d’insertion représente le cinquième des revenus de l’association.
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L’État reste le principal partenaire de l’association, avec presque 60 % du budget global. Le Conseil départemental finance à hauteur de 9 %, et les subventions de la Région ont baissé avec le changement politique. Elles étaient en 2018 de 4 % du total. L’Europe soutient aussi l’association. Des fondations privées comme la Fondation Abbé-Pierre, la Fondation de France et la Fondation Saint-Gobain participent également aux finances du Village. Mais il faut pouvoir « offrir des espaces d’émancipation pour sortir des logiques de survie, expérimenter, essayer de faire tomber des barrières », raconte Vincent Delahayes.
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Ici, chacun vit à son rythme, même si la règle veut que tous doivent donner 4 heures par jour à la vie du groupe. Gérard fait la sieste. Ancien agriculteur, retraité, c’est l’un des plus anciens résidents du Village. Fidèle des cueillettes, il est le seul du Village à venir glaner des poires aujourd’hui. « On part le matin et on revient l’après-midi, dit Anne Deransart. Pour beaucoup, c’est long, mais c’est un moment de convivialité. Pour autant, la mobilisation des résidents demande beaucoup d’énergie, il faut aller les voir un par un… Désormais, je cherche l'appui de l'équipe et notamment des hôtes qui partagent le repas du soir avec les résidents. Là, ils sont entre eux, l'info passe plus facilement ! »
- Malika Moine
Ce matin, départ pour une cueillette : les participants habituels viennent du Cada (Centre d’accueil des demandeurs d’asile), de l’accueil d'urgence, de la maison commune… Aujourd’hui, c'est une cueillette « spécial Village » ! En route vers Avignon, chez Olivier, agriculteur bio depuis trois ans, pour une autre cueillette de poires. « Ce verger, raconte-t-il, je n’ai pas envie de le cultiver. Les poires Guillot ont été créées pour être cueillies vertes et mûrir dans les frigos après. Si je ne les laissais pas aux glaneurs, ce serait pour les oiseaux. Au moins, là, tout le monde en profite ! L’an dernier, j’ai aussi laissé cueillir des aubergines, des poivrons et des courgettes. À force, des liens se créent avec les cueilleurs.
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Les cueilleurs travaillent autant que s’ils étaient payés à la tâche. Les gestes sont rapides, les caisses lourdes, portées parfois deux par deux, malgré Anne qui veut ralentir le rythme. En quelques heures, 300 kilos de poires sont grappillées. Car glaner c’est « ramasser dans les champs, après la moisson (les épis qui ont échappé aux moissonneurs) ». Le glanage est un droit d’usage ancestral reconnu par le Code pénal qui le distingue du vol dans certaines conditions : le cueilleur ne peut glaner (ce qui reste au sol), ou grappiller (ce qui reste sur les arbres ou les ceps), qu’entre le lever et le coucher du soleil. Il ne peut s’exercer que sur les terrains non clôturés et lorsque la récolte est finie. Il doit être effectué à main nue, sans outils. L’accord du propriétaire ou de l’exploitant est obligatoire.
- Malika Moine
Ada a un CDI chez un agriculteur. Titulaire d’une licence de gestion en finance en Algérie, il est venu en France il y a trois ans pour faire soigner l’aîné de ses trois fils. Il a un titre de séjour. « Je suis volontaire, je veux aider. » Bénévole aux Restos du cœur deux soirs par semaine, il ne rate pas une cueillette les jours où il ne travaille pas. Slimane, lui, dort dans sa voiture et vient à la Maison commune pour boire un café, prendre une douche. À défaut d’un travail rémunéré, il travaille bénévolement aux cueillettes. « Sans travail, si je reste sans rien faire, je deviens fou ! » Il raconte sa vie, ses déboires avec un patron qui ne l’a pas payé. « Travailler gratuitement aux cueillettes solidaires, c’est différent, ça sert aux autres ! »
- Malika Moine
Yvette, retraitée, passe chaque jour à la Maison commune pour voir du monde. C’est la première fois qu’elle vient aux cueillettes. Elle reviendra trois jours plus tard pour le pressoir, ravie d’avoir un auditoire quand elle pousse la chansonnette – surtout quand elle l’a composée exprès pour Pile Poil, l’orchestre du Village. Elle aussi est bénévole aux restos du Cœur. Annie-Claude confie : « Je n’ai pas le même profil et c’est ça qui est chouette ! Je travaillais dans le social et j’ai voulu faire des choses concrètes à la retraite. » Elle participe au projet des Jours meilleurs, la construction d’une trentaine de logements à Mallemort, dans un espace vert au bord de la Durance. « Je fais des ateliers d’auto-construction au Village. Faire des choses avec les mains et avec les autres, c’est génial ! »
- Malika Moine
« Le pressoir ambulant, c’est comme le prémisse de ce que sera l’atelier de transformation, insiste Anne Deransart. Pour l’instant, c’est Lionel qui vient avec son pressoir. » Ce que confirme ce dernier : « Façonneur, presseur de fruits, c’est mon travail. Avec les glaneurs du Village, c’est différent, je ne suis plus tout seul, tout le monde participe et je leur apprends mon métier. Ça redonne du sens à des vies. Pour que ça marche, il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton, il faut mettre sa propre énergie. Ici, chacun peut choisir sa tâche, trier les fruits, les laver, les mettre dans la centrifugeuse, puis dans le pressoir. Il faut alterner avec les rondelles de vannerie pour filtrer. Reste à pasteuriser, mettre en bouteilles, coller les étiquettes. Ici, tout le monde bosse. Et au pique-nique, on discute. »
- Malika Moine
À l’heure de la pause déjeuner, Anne provoque des discussions, pose des questions, crée un climat de confiance. « C’est le moment où les langues se dénouent, les gens racontent leurs vies ! » Yvette et Slimane se croisent tous les jours à la Maison commune, et aujourd’hui c’est la première fois qu’ils « tchatchent ». Daoud et Hamid, assis côte à côte, sont moins bavards. Ils viennent d’Afghanistan. Le premier participe le plus souvent possible aux cueillettes. « Je peux enfin parler français : au Cada, les cours s’arrêtent pendant les vacances. Ici, je peux rencontrer des gens et travailler. » Les demandeurs d’asile n’ont pas le droit de travailler, et les procédures sont longues…
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Agnès dort depuis trois jours à l’accueil d’hébergement d’urgence du Village. « Je n’ai pas travaillé depuis un an, tout ce qu’on me propose, c’est de la manutention… Je ne peux plus en faire parce que j’ai mal au dos. Je suis aussi bénévole aux Restos du cœur. Je fais ça pour rencontrer du monde et me sortir de ma situation. Les cueillettes et le travail au pressoir, c’est du travail manuel, j’aime ça. On peut choisir sa tâche, on a la liberté. Glaner, c’est bien. Trop de gens laissent en plan leurs arbres, et c’est dommage de gaspiller. »
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Pour 600 kilos de poires pressées, 300 bouteilles rapportées au Village. « Elles sont vendues dans les fêtes du Village où il n’y a pas d’alcool, ça fait quelques sous à l’association. » Justement, du 21 au 23 septembre 2018, le festival C’est pas du Luxe, monté avec la Fondation Abbé-Pierre, a eu lieu à Avignon. Chacun a pu y boire les jus des fruits glanés, et voir des spectacles, des expositions et des films réalisés au sein de diverses structures d’accueil de personnes précaires. « Nous sommes convaincus que la question des espaces culturels pour chacun est aussi importante que se nourrir et se loger », rappelle Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre. Le Village était représenté par l’orchestre Pile Poil, dans lequel jouent quelques cueilleurs.
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Les fruits et les légumes sont aussi troqués : l’atelier d’éco-construction a échangé du jus contre de la terre pour faire des enduits. Les plus belles poires sont gardées pour être distribuées aux cueilleurs, aux salariés des chantiers d’insertion du Village, au Cada, à l’Hébergement d’urgence, aux Maisons communes et dans des centres sociaux de Cavaillon. Comme les jus, les fruits sont parfois troqués avec d’autres associations. « C’est comme ça qu’on a pu faire du jus de mandarine cet hiver. On a donné au Secours Cavar des salades que l’on avait cueillies chez un agriculteur en échange de mandarines récupérées auprès d’une plateforme bio », raconte Anne.
- Malika Moine
Le Village déménage à l’automne 2018 à quelques centaines de mètres pour la Ricale, où logent déjà des résidents et où se trouve l’atelier Maraîchage. L’association a signé avec la mairie de Cavaillon un bail de 25 ans. Les bâtiments, dont l’atelier de transformation des fruits et des légumes glanés, doivent être achevés à l’été 2019. Cet atelier abritera un séchoir et un laboratoire de conserves pour y faire des confitures et des coulis. « Dans un premier temps, il y aura trois nouveaux salariés en insertion qui seront soutenus par les résidents glaneurs. Les produits seront vendus directement et peut-être aussi par une plateforme de distribution bio, mais toujours avec l’idée que le bio doit être accessible aux personnes précaires et que le glanage est une solution au gaspillage », dit Vincent Delahaye.
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Si l’État est le principal partenaire (60 %), le Conseil départemental (9 %) et l’Europe soutiennent aussi l’association, ainsi que des fondations privées comme la Fondation Abbé-Pierre, la Fondation de France et la Fondation Saint-Gobain.
40 personnes résident de façon temporaire ou durable au Village.
Trois chantiers d’insertion avec quelque 70 salariés.