Au Brésil, l’afro empowerment fait vivre la culture périphérique

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Taina (à gauche) et Adriela (à droite), réceptionnistes au restaurant Organicamente Rango dans la périphérie de São Paulo.

À São Paulo, l’agence Solano Trindade redynamise les quartiers éloignés de la zone sud, favorise l’entreprenariat et développe des services liés à une meilleure qualité de vie. Son ambition est de faire reconnaître la richesse culturelle de ces territoires minés par la pauvreté et la violence, et de changer les mentalités de ses habitants, pour la plupart afro-descendants.

Derrière leur petit comptoir, Taina, 19 ans et Adriela, 25 ans, attendent patiemment le départ des derniers clients pour finir de débarrasser les tables disposées dans la cour ombragée. Les deux jeunes filles ont rejoint il y a un mois l’équipe de l’agence Solano Trindade et de son restaurant Organicamente Rango (texto « la bouffe bio »), lieu emblématique du quartier de Campo Limpo, dans la périphérie de São Paulo, pour apprendre le métier. Adriela, qui habite à proximité, y a été adressée par une assistante sociale : « J’attends beaucoup plus de ma vie, mais pour l’instant je suis très contente d’être ici. C’est une porte qui s’est ouverte. Avant, je travaillais comme caissière dans une papeterie, c’était très différent, j’avais du mal à m’entendre avec les clients. Ici, on se sent chez soi, il y a de la complicité, du respect, de l’harmonie. »

« Les cours d’enseignement technique coutent très cher, ajoute Tia (tante) Nice, la fondatrice du restaurant. Nous avons décidé d’embaucher les jeunes du quartier et de leur donner des cours de gastronomie. On commence par les cours pratiques et on attaque de suite les plats du jour avec leurs ingrédients, les types et les temps de cuisson. En sortant d’ici, ils doivent pouvoir trouver un emploi. » En décrochant à 17 ans un poste dans un restaurant de la région, Tia Nice a découvert le plaisir de cuisiner pour les autres. Elle exerce ensuite le métier de femme de ménage, puis de manucure, avant de réaliser son rêve, monter un bar en bord de mer – et revenir par ailleurs se former à São Paulo. C’est ainsi qu’en 2017 elle ouvre avec son fils Thiago le premier restaurant bio de la périphérie, faisant le lien entre les petits producteurs, les commerçants et les habitants du quartier. En travaillant avec des produits sans pesticides et en cuisinant les légumes de son potager, Tia Nice entend aussi montrer aux jeunes apprentis qu’il existe une alternative plus saine et plus variée aux plats dits traditionnels.

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Originaire du Paraná dans le sud du Brésil, Cleonice Maria de Paula, que tout le monde appelle Tia (tante) Nice, dirige le restaurant de l’agence et enseigne la cuisine naturelle aux jeunes du quartier qu’elle embauche.

Création culinaire et action solidaire

Pour se rendre dans ce haut lieu de la cuisine naturelle brésilienne situé à une vingtaine de kilomètres du centre-ville, mieux vaut avoir son GPS : après avoir traversé toute la ville, passé le pont au-dessus du fleuve Pinheiros qui délimite la zone sud, ses quartiers populaires et ses favelas surpeuplées, il faut encore sonner à la grille d’une petite maison du quartier à l’allure discrète. Ce n’est pourtant pas une maison ordinaire qui abrite le restaurant mais un centre culturel, l’agence Solano Trindade, du nom du poète militant défenseur de la cause afro-brésilienne, peintre et fondateur du Théâtre populaire brésilien dans les années 1950. Inspiré par son histoire, le lieu combine art, culture, action sociale et créativité culinaire. Il a été inauguré en 2011, avec la volonté d’offrir aux jeunes de ce quartier défavorisé une première expérience professionnelle dans ces différents domaines. Depuis, l’agence s’est donnée pour mission de développer des services et des produits en phase avec une qualité de vie à laquelle aspirent les habitants du territoire, afro-descendants pour la plupart.

 

« Je viens d’une génération d’immigrants qui voulait gagner de l’argent et partir ailleurs, à cause la violence et de l’éloignement du quartier, commente Thiago. Notre objectif à nous, qui sommes nés ici, c’est d’améliorer les choses, d’arriver à plus de mobilité et de déplacer notre quartier des pages des faits divers vers les pages culture. » À 33 ans, le fils de Tia Nice dirige l’agence. Celle-ci offre aux acteurs culturels de la région des espaces de coworking, des connexions Internet gratuites, des équipements informatiques et audiovisuels, et se charge des collectes de fonds. « Tout est parti d’une expérience d’économie solidaire. Nous avons créé une banque communautaire qui prête de l’argent aux personnes de la communauté, et nous profitons des différentes lois culturelles gouvernementales pour soutenir financièrement les rêves de nos entrepreneurs culturels. »

 

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Thiago Vinícius de Paula da Silva, 33 ans, directeur de l’agence Solano Trindade, fait partie de la première génération de jeunes nés à Campo Limpo, dans la périphérie de São Paulo.

Un lieu de libre expression pour les oubliés

Ancienne créatrice de mode, Simone a découvert l’agence en 2016. Son nouveau projet a pour nom Yoga di Quebrada (le yoga des quartiers). La jeune femme planche sur des cours de yoga, d’ayurveda et de massages thérapeutiques qu’elle compte donner sur la grande place de Campo Limpo. Elle s’est fixée pour but de démocratiser ces pratiques encore réservées à une élite. Les financements de l’agence vont rendre possible la gratuité et la promotion de ses cours, qu’elle souhaiterait ouvrir en priorité aux personnes exclues, transgenre ou handicapés.  « C’est important que les personnes qui vivent en marge se rendent compte qu’elles ont le droit elles aussi de s’occuper de leur santé, corporelle, mentale et spirituelle », insiste la jeune femme, qui réfléchit également à des cours d’arts martiaux en direction des enfants.

 

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Aline (photo de gauche) est l’une des collaboratrices de l’agence Solano Trindade. Son ambition est de mettre en place un hub créatif destiné à la levée de fonds et à la communication des entrepreneurs et des collaborateurs. Simone (à droite), professeur de yoga, d’ayurveda et d’arts martiaux, se prépare à donner des cours gratuits aux minorités du quartier.

 

L’esprit de Solano Trindade, et à travers lui celui des artistes et des intellectuels afro-brésiliens, plane sur l’agence, dont les murs sont ornés de fresques réalisées par les graffeurs du quartier à la gloire de la culture noire. Côté restaurant, DJs et rappeurs viennent régulièrement répéter sous la pergola, réalisée en bio construction. En septembre 2018, des jeunes du quartier sont venus monter la structure pour un budget de 15 000 R$ (environ 2870 €) rendant le lieu encore plus attractif. C’est surtout le seul endroit du territoire où les artistes afro peuvent s’exprimer librement, redécouvrir leur héritage culturel et bénéficier d’un soutien financier pour la production, la promotion et la commercialisation de leurs œuvres. Originaire de Jardim Monte Azul, près de Campo Limpo, le photographe Rogério Vieira, alias Zelão s’est fait remarquer par ses portraits d’inconnus pris dans la rue : « L’agence m’a ouvert ses portes en 2019 pour monter l’expo Lustra Botas, sur les cireurs de chaussures. Nous, les photographes du coin, comptons beaucoup sur ce genre de partenariats pour nous faire connaître. »

 

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Zelão, Rogério Vieira de son vrai nom, photographe spécialisé dans les portraits et la culture hip hop à la périphérie de São Paulo.

La culture comme vecteur d’intégration

Fidèle à cette idée d’afro entreprenariat, l’agence s’est lancée dans la production de CD. À commencer tout naturellement par celui de Vitor da Trindade, héritier de la famille Trindade et gardien du Théâtre populaire Solano Trindade situé à Embu Das Artes, une commune limitrophe. C’est l’équipe de Thiago qui a payé le studio, les musiciens, le graphiste et la fabrication des 1000 premiers exemplaires. Juste retour des choses. « Les gars de l’agence sont très respectueux de leur culture ancestrale, souligne le musicien, danseur et pédagogue. Le travail qu’ils effectuent est fondamental, que ce soit au niveau de l’alimentation dans la favela ou dans l’intégration des minorités, noires, indigènes ou LGBT+. Ils perpétuent les luttes de mon grand-père pour améliorer le niveau de vie des afro descendants ».

 

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La famille Trindade veille sur l’agence, dont elle porte l’illustre nom. Raquel, la fille de Solano, a poursuivi le travail effectué par son père auprès des communautés afro brésiliennes en créant le Théâtre Populaire Solano Trindade à Embu das Artes, une commune voisine.

 

Si la question raciale et celle de la violence restent au centre des préoccupations des jeunes de la périphérie, leurs aspirations rejoignent tout simplement celles de la jeunesse brésilienne : gagner de l’argent, se divertir, faire la fête, bien manger et pouvoir se déplacer. « Nous offrons à notre jeunesse de nouvelles perspectives, insiste Thiago. Dans un territoire encore pauvre en lieux culturels comme Campo Limpo, il n’y a pas grand-chose à faire et les jeunes, peu éduqués et condamnés à des petits boulots sous-payés, se sentent abandonnés. » Pour les sortir de l’oisiveté, les protéger du crime organisé et renforcer l’économie locale, l’agence multiplie les initiatives comme le Festival Percurso (parcours) pour PÉRiphérie, CUlture et Réseaux SOlidaires, qui valorise la diversité et fait le lien entre l’ancestralité et les nouvelles générations. En décembre de chaque année, de grands noms de la musique populaire brésilienne dont les cachets sont payés par le SESC, véritable institution culturelle de l’état de São Paulo, se succèdent sur la place de Campo Limpo. Tous les artisans et les entrepreneurs culturels de la région, en formation ou ayant déjà acquis une expérience professionnelle, sont invités à y participer. Production, décors, son, audiovisuel, maquillage et promotion sur les réseaux sociaux sont ainsi réalisés par une centaine de jeunes de la zone sud, tous rémunérés.

Rendez-vous incontournable de l’économie solidaire et créative, le festival Percurso canalise l’énergie de la périphérie dont il maintient vivante la richesse culturelle et ses liens historiques avec le candomblé : gastronomie, danse, hip hop, samba, capoeira, arts plastiques, expo photos, poésie et lancement de livres. C’est à Campo Limpo qu’ont eu lieu notamment les premiers saraus (soirées) de la région, des rassemblements spontanés et gratuits autour de la littérature où chacun peut déclamer des textes. Leur succès a contribué à changer le regard des habitants de São Paulo sur ces quartiers défavorisés.

 

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Le musicien et danseur Vitor da Trindade et son épouse. Le petit-fils de Solano Trindade a repris la direction du théâtre familial à Embu das Artes et perpétue le travail de son grand-père autour de la culture afro-brésilienne.

Une radio pour essaimer les bonnes ondes

Mis entre parenthèses par la pandémie, le festival fête cette année son grand retour. Deux rencontres sur terre battue sont prévues entre des équipes de foot des quartiers, l’une féminine, l’autre masculine, commentées par des MCs sur du rap et de la poésie. Une idée de Jaime « Diko » Lopes qui a rejoint l’agence Solano Trindade lors de la création du festival en 2014. « N’oublions pas qu’autrefois, le foot était le seul loisir pour les jeunes de la périphérie, rappelle-t-il. Aujourd’hui, c’est le skate qui domine. Nous nous battons auprès des pouvoir publics pour garder nos skate parks en état. » Producteur de projets culturels très attaché à l’égalité des genres, Diko, quarantenaire à la barbe et aux dreadlocks bien fournies, est aux manettes de Radio Mixtura (radio mélange), une webradio doublée d’une appli destinée « à faire sortir les jeunes de devant la télé » et qui offre aux artistes des quartiers la diffusion de leurs morceaux à l’antenne. « Ce que les jeunes désirent, c’est partager leurs œuvres avec leur famille et leurs amis sans passer par la file d’attente des plateformes digitales. »

Mais si la redynamisation et la « gourmetisation » du quartier ont quelque peu adouci les conditions de vie des habitants, la reconnaissance d’une culture de la périphérie ne doit pas faire oublier la vulnérabilité et la pauvreté contre lesquelles bon nombre continuent de se battre quotidiennement. En 2021, l’agence a distribué près de 100 000 marmites aux familles de la communauté et table sur un chiffre de 150 000 cette année. Elles sont toujours composées de légumes, de riz, d’haricots, d’igname ou bien encore de lasagnes d’aubergines, autant de produits vegan qui ont fait le succès d’Organicamente Rango, et qui ont même valu à Thiago et à son équipe d’entrer dans le club très fermé du World’s 50 best restaurants. Ce prix récompense des jeunes du monde entier qui améliorent la relation des gens à la gastronomie dans les régions les plus pauvres. Il fait la fierté d’Adriela, qui rêve d’ouvrir à son tour sa propre entreprise. « Le restaurant accueille tous ceux qui n’ont pas la possibilité de courir après les aides tout en apportant une nourriture plus variée au quartier, faite avec beaucoup de soin et d’amour. C’est rare en périphérie. »

 

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Ancienne vendeuse de vêtements dans un centre commercial du centre-ville, Camila (photo de gauche), 29 ans, s’occupe depuis 2017 de la gestion financière et administrative de l’agence. Habitante de Embu das Artes, Creuzely (photo de droite) a rejoint quant à elle Tia Nice à l’ouverture du restaurant pour y travailler comme cuisinière.

 

En savoir plus

Données en plus

D’après les derniers chiffres de 2019, la sous-préfecture de Campo Limpo compte environ 650 000 habitants.

Depuis sa création en 2011, l’agence Solano Trindade a encouragé le développement de quelques 300 entreprises de la région.

Au restaurant Organicamente Rango, le prix des plats varie de 13 R$ à 30 R$ (2,50 € à 5,75 €).