La filière culturelle, dans laquelle travaillent de nombreux créateurs aux statuts de plus en plus précaires, est quasiment à l’arrêt depuis le début du confinement. Avec trop peu de perspectives dans un avenir qui semble pour le moins incertain. Dans ce contexte, pour les acteurs culturels qui ont toujours œuvré pour une juste solidarité, l’heure est à l’accompagnement des premiers de corvée, au système D et à un flou artistique sur le futur. Petit tour d’horizon chez ceux que Solidarum a visités depuis quelques années.
Réinventer les modalités d’actions « solidaires »
Informer et échanger ont souvent été les premières réactions à la crise du Covid-19, de la part d’intervenants de la culture. Beaucoup, de fait, ont tenté de compenser le gel de leurs actions habituelles par une activité redoublée en matière de communication et de réflexion. Pour ne pas laisser son œuvre en jachère, La Chambre d’eau a ainsi programmé pour le 5 mai une visio-conférence sur le thème : « Acteurs culturels et artistes en période de Covid-19 : quelles problématiques et quelles solutions en contexte rural ? »…
Son communiqué, d’autant plus signifiant qu’il vient d’une association travaillant sur l’accès à la culture de publics qui en sont d’ordinaire privés, en précise des enjeux : « Dans cette période particulière pour tous, de nombreuses questions se posent pour les acteurs culturels et artistes implantés en territoires ruraux : comment se projeter dans un avenir incertain, penser son activité et ses difficultés potentielles, repenser son rôle et sa place dans ce contexte ? Dans les conditions actuelles d’exercice de notre activité, la mission d’accompagnement de La Chambre d’eau prend la forme d’entretiens téléphoniques ou de réunions par visio-conférence. Les échanges que nous avons eus ces dernières semaines ont fait émerger des problématiques récurrentes et spécifiques au domaine culturel : suspension des activités et modalités de leur maintien, annulation et report d'événements, mise en place du chômage partiel, maintien des engagements vis à vis des artistes et compagnies, aides exceptionnelles, maintien des subventions et engagements des collectivités locales, régionales… Chacun faisant face et réagissant à sa manière face à cette situation exceptionnelle, il nous semble opportun de vous inviter à un temps d’échanges destiné à partager vos situations et la manière dont vous vivez cette période et tentez de réinventer vos actions dans ce contexte particulier qu’est celui de la ruralité. »
Un écosystème en état de léthargie… et de réflexion
Se réinventer. Mais d’abord et avant tout, survivre. Pour traverser cette période d’incertitude généralisée, et surmonter les inquiétudes qu’elle génère, Zutique Prod a activé le levier de l’action collective. L’association dijonnaise relaie sur son site la lettre ouverte du Syndicat des Musiques Actuelles (SMA) – regroupant près de 430 structures en France, dont 150 organisateurs de festivals – adressée le 7 avril au gouvernement. Rappelant que la grande majorité de leurs manifestations se déroule au printemps ou à l’été et que leur modèle économique est complexe et fragile (autofinancement et nécessité de taux de remplissage très importants pour assurer l’équilibre budgétaire), le SMA insiste : « La crise sanitaire inédite que nous traversons ajoute à la précarité de ce modèle des facteurs d’incertitude : sur la faisabilité de nos événements et sur les mesures d’accompagnement de nos structures qui auront à subir les conséquences de cette crise. Notre ambition est de pouvoir organiser nos événements, avec bien sûr, l’exigence et la responsabilité qu’impose une telle situation. » En jeu, la survie d’un écosystème et d’un ensemble d’acteurs interdépendants : artistes, labels, producteurs, tourneurs, éditeurs, mais aussi prestataires techniques, hôtellerie et restauration et autres entreprises locales qui y puisent une part importante de leurs revenus.
Zutique aussi est à l’arrêt. « Toutes les actions que l’on mène sur le quartier ont été annulées, explique son directeur Fred Ménard. Tous les équipements sociaux sont fermés ; nos bureaux également. On est donc passés en activité partielle, et on avance en télétravail sur des projets futurs. On est en train de monter un gros projet sur le massif du haut-Morvan, avec une idée de développement territorial inspirée des concepts du sociologue et philosophe Bruno Latour. On a aussi récupéré une maison qu’on va transformer en lieu de résidence artistique, mais aussi de production de pensée. ». Le chargé de l’action culturelle a tout de même assuré quelques rendez-vous : Zutique a en effet mis un espace à disposition d’une autre association qui récupère des vivres et des vêtements pour secourir les personnes sans-abri. « Mais pour le reste, on est en mode télétravail et réunions en visioconférence, poursuit Fred Ménard. Et on s’est bien adaptés. On bosse un peu au ralenti, mais cela permet justement une parenthèse. L’équipe n’est pas du tout déstabilisée : on travaille à notre rythme, dans une autre temporalité, en étant plus sur de la réflexion que de l’action. »
Et quid du Zutique d’après ? La Côte d’or étant un département très touché par le Covid-19, dates et conditions du redémarrage de l’activité sont encore floues. « On a un festival important prévu fin septembre. Mais s’il y avait reconfinement partiel, ou d’autres vagues, cela remettrait en cause la structure. C’est pour cela qu’on s’apprête à lancer un gros brainstorming pour transformer la totalité du projet. Comment mettre du sens par rapport à ce qu’on vit ? Par exemple, plutôt que des gros festivals, ne vaut-il pas mieux désormais aller vers des événements “small is beautiful”, en développant des petits lieux de résidences sur d’autres temporalités, sur du lien territorial ? On se pose pas mal de questions. »
Les réseaux sociaux pour accéder à la culture à distance ?
Ces interrogations sont largement partagées. Tant d’autres structures ont vu toutes leurs actions et projets stoppés net. Et, comme pour l’essentiel des actifs, le télétravail et la socialisation sur Internet leur servent de bouées de sauvetage. La compagnie IMLA, par exemple, qui fait le lien entre anciens et jeunes à travers l’opération Passe la Parole, en est réduite à présenter sur Facebook son équipe, ses spectacles passés, ses projets en cours et ses « rêves à venir », languissant d’une reprise, « dès que… ». Au Maroc, le centre culturel les Etoiles de Sidi Moumen a lui aussi redéployé son activité sur le réseau « social », y proposant par exemple des cours ou des battles de breakdance en ligne. Et dans le sud-ouest la Klaus Compagnie, qui travaille avec des danseurs handicapés, a dû reporter tous ses stages de danse, ses ateliers tournants et ses répétitions, « jusqu’à la levée des interdictions ».
Pareille expectative à Ticket d’entrée, qui organise des sorties culturelles en groupe pour des publics n’y ayant ordinairement pas accès. Cofondatrice de l’association, Sophie Migairou mesure aisément l’impact de la crise sanitaire. « Tous nos lieux habituels de visite – musées, théâtre, expositions et monuments – sont fermés et en période de confinement, nous ne pouvons pas imaginer une action de groupe conviviale. Nous sommes donc au point mort. Nous appelons régulièrement nos bénéficiaires les plus isolés. Mais très peu d’entre eux utilisent Internet et nous ne pouvons pas leur proposer de visites virtuelles. Nous faisons donc beaucoup d'administratif : bilans et appels à projets. »
Et ensuite ? « Ne sachant pas pour l'instant les conditions précises du déconfinement, nous n'avons rien projeté. Nous pourrions peut-être proposer des séances de projection de films de spectacles en petit comité, inviter un protagoniste à venir parler de son rôle. Nous pourrions également, si les sites culturels restent fermés, proposer des visites de quartiers, toujours en petit comité. Ce sont des exemples d'idées. Nous avions prévu d'organiser en juin des sorties à la journée, en car, dans des châteaux de l’Ile-de-France, et si nous pouvons nous le ferons. » L’hypothétique est devenu la règle.
Une mise en pause pour mieux redémarrer ?
Le 18 mars, Les Têtes de l’Art annonçait aussi la fermeture de ses locaux « jusqu'à nouvel ordre ». Mais depuis, l’association marseillaise a compilé infos et ressources permettant aux professionnels du secteur culturel de faire face aux difficultés exceptionnelles : chômage partiel (y compris pour les intermittents), fonds de soutien exceptionnel pour les artistes-auteurs, aide aux indépendants, mesures de prolongation des droits d’allocation de retour à l’emploi (ARE)… Comme le clame Julien, en charge des projets participatifs : « Les Têtes de l’Art sont en confinement, mais pas à l’arrêt ! » Le 7 avril, il expliquait sur Facebook que les partenaires étant majoritairement des structures recevant du public (établissements scolaires et centres sociaux), toutes les actions avaient été mises sur pause. Mais en attendant le redémarrage, chargés de projets, artistes et intervenants associés mettent à profit cette pause contrainte pour « ranger, archiver, classer, inventorier… et créer ! ». Le comptoir Audio & Visuel œuvre ainsi à distance sur des montages vidéo, et les échanges en « visio » avec les partenaires des quatre coins de l’Europe se multiplient. Il y a même de bonnes nouvelles qui tombent, comme l’obtention du soutien de la DRAC PACA pour la création d’un atelier théâtre avec des femmes de la prison des Baumettes.…
Garder le contact avec les prisons et faire de la sensibilisation
Reste que personne ne sait quand rouvriront les prisons. C’est d’ailleurs la grande interrogation à Champ Libre, qui y organise, en temps « normal », des ateliers. « Pour l’instant nos actions en milieu carcéral sont évidemment interrompues, explique Lola Rozenbaum, salariée de l’association. On n’a pas trop d’informations, mais a priori la réouverture ne se fera pas avant fin août. En attendant, on a mis en place un système de correspondance avec les personnes détenues dont on a les contacts. Une quarantaine de personnes écrivent à une centaine de détenus. C’est long et fastidieux : on récupère les scans de ces lettres, on les envoie via la poste en ligne, puis on récupère ensuite chez l’ancienne présidente de Champ Libre les courriers qu’il faut ensuite ouvrir et scanner pour les envoyer aux bénévoles… » Beaucoup de manutention donc, afin de garder le contact. « Ce sont des bouteilles à la mer, envoyées à des gens rencontrés dans nos ateliers mais dont on ignore s’ils ont envie d’une correspondance. Si ça prend, tant mieux. »
L’association lauréate 2018 du Prix de la Fondation Cognacq-Jay a aussi monté un rendez-vous bimensuel inter-associatif pour essayer de faire en sorte que les prisons ne soient pas les derniers lieux à rouvrir et que les intervenants puissent y revenir vite. En attendant, l’heure est à proposer des formations et diffuser des messages de sensibilisation. « Nous avons a prévu une rencontre avec une avocate pour parler du Covid en prison, un atelier d’astrophysique, qui du coup ne sera que pour les personnes ayant accès au numérique. Et à la fin du mois d’avril, un apéro populaire sur le thème psychiatrie et enfermement, pour lequel on essaie de développer un nouveau type de “visio-conf” par petits groupes. » Et pour la suite ? « Notre crainte c’est que nos actions mettent très longtemps à être à nouveau autorisées, dans l’attente d’un risque zéro qui ne vienne jamais… »
Du fait de la nature de leurs activités, certaines structures s’en sortent mieux. C’est le cas de The Ink Link, elle aussi lauréate 2018 du Prix Fondation Cognacq-Jay. « Notre association poursuit ses activités, explique Hélène Batiot, chargée de communication. Nous travaillons en relation avec les ONG : elles ont leurs sièges dans différents pays et leurs salariés sont habitués au télétravail, ça n'a donc pas beaucoup perturbé nos échanges. Au sein de notre équipe, c'est la même chose, nous sommes aux quatre coins de la France et habitués aux appels et réunions virtuelles. Nous avons même eu un surplus d'activité : nous avons conçu deux documents dessinés sur le Covid-19, un pour Médecins Sans Frontières et l'autre en cours de réalisation pour l'OMS. » En revanche, moins de visibilité : le festival dont The Ink Link était l’invité d’honneur en juin est annulé et les expositions sont repoussées à l’automne, si tout va mieux. « Pour le long terme, je ne sais pas si les budgets des ONG seront impactés et si elles feront moins appel à nous. Pour l'instant nous recevons tout autant de demandes d'infos et de devis. »
Agir quand même dans l’urgence
On l’a suivi depuis nos divers écrans : de nombreux artistes se sont mobilisés, sur toute la planète, pour des opérations petites ou grandes de solidarité, avec les soignants notamment. Le comédien et musicien Yvan Le Bolloc’h a enregistré un hymne appelant aux dons au profit du centre hospitalier de Perpignan, qui soigne de nombreux patients issus d’une communauté gitane frappée de plein fouet. L’artiste JR a mis les bouchées doubles pour le Reffetorio, un restau gastronomique pour personnes sans domicile fixe mis en place depuis deux ans par le chef Massimo Bottura : 500 paniers repas sont livrés quotidiennement aux associations œuvrant dans les rues de la capitale.
Mais la solidarité s’exprime également au travers d’une myriade d’initiatives moins médiatiques mais tout aussi précieuses. Comme par exemple l’opération « Allô l'artiste » mise en place par l’association Cultures du Cœur. Les publics les plus fragilisés n’ayant pas accès à Internet, il s’agit de leur livrer la culture à domicile…, grâce au bon vieux téléphone. Pour ce faire, l’association utilise le réseau qu’elle a construit avec des EHPAD, des centres d’hébergement, des établissements d’aide par le travail, des associations de proximité, etc. Ces structures font le lien. Un planning des interventions de chaque artiste est établi avec des plages horaires réservées pour chaque discipline, certaines étant dédiées aux enfants. Il suffit de composer le numéro pour écouter un poème, un livre, de la musique… Des élèves en formation d’artistes-clowns à l’école du Samovar à Bagnolet ont ainsi pu offrir aux confinés un tour du monde en chansons, en différentes langues, depuis leur salon.
Un réseau d’entraide au cœur des favelas de Rio
Et puis, bien sûr, il y a tous ceux qui montent au « front ». Ou, plus exactement, qui ne l’ont jamais quitté, assurant une aide d’urgence dans les environnements difficiles où elles agissent habituellement.
À Rio de Janeiro, le centre d’arts Redes da Maré s’active ainsi autour d’une campagne exceptionnelle intitulée « Maré dit NON au Coronavirus ». L’aide promise par l’État tardant à arriver – elle sera de toute façon insuffisante –, les favelas doivent se débrouiller seules pour affronter le satané virus. Chaque jour depuis le début de la pandémie, des volontaires se relaient au centre culturel pour décharger et gérer l’afflux de dons venus de particuliers et d’entreprises : de la nourriture et des gels hydro-alcooliques, qui sont ensuite distribués aux familles les plus affectées par le confinement. Ici, beaucoup survivaient grâce à de petits boulots informels. Du jour au lendemain, ils se retrouvent sans aucune ressource.
Le 18 avril, après un mois de campagne, 323 tonnes de nourriture ont déjà été livrées à près de 8 000 familles. Sans compter les 4 600 plats chauds distribués aux personnes à la rue. La Maré compte 140 000 habitants, répartis sur 16 favelas, c’est dire l’étendue des besoins. Le 28 avril, on n’y comptabilisait, selon les douteux chiffres officiels, que 24 décès pour 153 cas de Covid-19. Hélas, le pire est sans doute à venir. Maisons dépourvues de sanitaires, d’eau potable et d’évacuation des eaux usées, lacis de ruelles étroites, et très forte densité : distanciation sociale et autres mesures barrières sont ici extrêmement difficiles à observer. Fin mars, Eliane Sousa Silva, fondatrice et directrice du réseau Maré, déclarait dans El Pais : « Nous n'avons pas les moyens de base pour créer une prévention de masse, et cela date d’avant le coronavirus ! » Consciente du péril, elle a donc lancé sans attendre une campagne de financement pour venir en aide aux plus fragiles.
En Côte d’Ivoire, une caravane d’urgences à la place du festival
De l’autre côté de l’Atlantique, la « Caravane de la solidarité » effectue le même travail, sillonnant les zones déshéritées du district d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, pour pallier les mêmes déficiences des pouvoirs publics. Initiée par la Fondation Magic System qui a dû annuler son événement annuel, prévu mi-avril, cette caravane a pris la route le 2 avril à Yopougon avec le soutien de l’Union européenne. À son bord, mille sacs de riz, et autant de sacs de sucre, de bouteilles d’huile, de cartons de savon et de bouteilles de gel hydro-alcoolique, destinés à secourir mille familles vulnérables. Le 18 avril, 150 ont reçu leurs dons dans la sous-préfecture de Songon. Le 20, le camion blanc estampillé des logos des donateurs (les initiateurs ont été rejoints par la Fondation Didier Drogba, le groupe Addoha, Total, etc.), a fait escale à Attinguié, chef-lieu situé en périphérie d’Abidjan, où 150 autres familles bénéficiaient des dons.
La caravane poursuit actuellement cette distribution de vivres et produits hygiéniques, au rythme d’une commune ou quartier par jour. Par ailleurs, les écoles ayant fermé, la Fondation initiée par le charismatique chanteur A’Salfo travaille également, avec des enseignants bénévoles, à l’enrichissement d’une plate-forme pédagogique destinée à tous les élèves de collège et lycée (avec 25 millions d’abonnés, le pays a atteint un taux de couverture de 100% du téléphone mobile et c’est l’un des premiers du continent à mettre en œuvre la 4G).
Partout sur notre planète, l’air du temps se fait « menaçant » et nul ne peut imaginer la chanson de notre futur proche. À moins que… L’Orchestre de chambre de Paris, qui a annulé les onze concerts qu’il avait programmés dans la capitale d’ici la fin juin et se concentre sur la présentation de sa prochaine saison, alimente les réseaux sociaux de vidéos de ses concerts dans le monde d’hier (dont certains avaient été relayés sur Solidarum). Des exemples de ce que l’on ne reverra sans doute pas de sitôt, comme l’immersion d’élèves de quatrième, venus de quartiers défavorisés au beau milieu de l’orchestre en train de jouer à la Philharmonie. Mais aussi d’étranges préfigurations, comme cette performance de l’été 2017 qui avait vu les musiciens investir les balcons d’un immeuble de huit étages place d’Aligre et jouer ensemble, chacun depuis son petit espace. Un rêve de confinement volontaire, poétique et harmonieux que seuls des artistes, ces êtres de première nécessité, pouvaient nous offrir.