Comment deux handicaps, la chute d’activités économiques qui fracture le monde rural et les troubles psychiques qui fragilisent certains, peuvent-ils aboutir à une double revitalisation ? C’est le pari de L’ESSOR Mézin, un projet expérimental mené depuis 1993 dans la commune de Mézin avec l’association L’ESSOR – qui gère aujourd’hui 42 établissements et services dans 10 départements. Les activités disparues ou menacées ont refleuri grâce aux résidents de l’ESAT (Établissement et service d’aide par le travail), pleinement intégrés dans le tissu de ce village du Lot-et-Garonne. Ici, l'inclusion sociale soigne l'estime de soi. Retour d’expériences sur une initiative pionnière.
- Sylvie Legoupi
Mézin, village du Lot-et-Garonne, est une terre d’accueil de longue date. Les réfugiés d'Alsace, d’Espagne, du Portugal, d'Afrique du nord ont pu s’y intégrer sans être stigmatisés. C’est sur de telles valeurs qu’Alain-Paul Perrou a fondé en 1993 son ESAT (établissement et service d’aide par le travail), avec pour double ambition l’implication auprès des personnes ayant un handicap psychique et la revitalisation du village. Cette approche inclusive passe notamment par l'absence d'affichage des lieux d'accueil et d'activité, et le soutien de la mairie qui a mis à disposition ce monastère situé au cœur du village. Cette présence au cœur de la cité permet de briser les tabous sur le travailleur handicapé psychique, le plus souvent confiné dans des milieux protégés, pour ne pas dire des lieux de contention.
- Sylvie Legoupi
Anthony (au centre) a pu s’épanouir en cuisine, renouvelant quotidiennement le plaisir de « toucher les légumes ». Ici, les repas sont décidés en amont par le comité de nutrition constitué de cinq résidents, dont Anthony, et de deux encadrants. Ensuite, Pascal, le moniteur responsable de la cuisine, passe les commandes en priorité auprès des commerces de proximité. La transformation du restaurant collectif en self ouvert à tous a été impulsée par l’équipe de cuisine, composée à ce jour de 6 travailleurs de l’ESAT. Ils estimaient en effet qu’il leur était plus facile de s’intégrer à l’extérieur via un self qu’un restaurant classique. En raison du coût modique du repas pour les personnes extérieures, ce self offre aussi aux jeunes en apprentissage dans les entreprises voisines une alternative plus économique et une sensibilisation à la différence.
- Sylvie Legoupi
Située dans une ancienne graineterie, la blanchisserie fonctionnait avec deux personnes et gérait un volume de 4 kg par jour à ses débuts. Elle compte désormais 16 personnes qui lavent et repassent 700 kg chaque jour ! C’est le poids correspondant à 22 « partenaires extérieurs » – les maisons de retraite, des gîtes, des hôtels restaurants… – qui lui confient leur linge. De plus, sa situation centrale permet à des Mézinais (entre 22 et 25 clients réguliers) de profiter de cette prestation professionnelle tout en tissant des liens avec les travailleurs. « La situation centrale de la blanchisserie a été majeure dans l’inclusion sociale des usagers de l’ESAT, témoigne Christine, encadrante depuis 25 ans, qui ajoute : « les voir travailler quotidiennement a créé une passerelle entre les habitants et les usagers. Ils les connaissent maintenant et ils les saluent dans la rue. »
- Sylvie Legoupi
Quelques mois après la création de l’ESAT, une repasserie « vitrine » avait été créée à Nérac, située à une dizaine de kilométriques du village de Mézin. L’objectif de cette délocalisation était double : permettre aux travailleurs qui le souhaitaient de venir travailler en ville et faire rayonner l’association hors les murs du village. Le fondateur pensait que cette activité ne pouvait convenir qu’aux femmes, mais la motivation de bien des hommes et l’expérience vécue y ont naturellement imposé la mixité. La force de l’ESSOR Mézin, c’est sa réussite en termes d’inclusion socioprofessionnelle et de valorisation des capacités de tous. « Le handicap on s’en fout, lance Eric Berguio. Ce sont des personnes comme vous et moi, avec un petit plus ! »
- Sylvie Legoupi
Quatre ans après la création de l’ESAT, une « brocante thérapeutique » a vu le jour au centre de la cité pour accueillir les personnes ayant besoin d’un temps pour souffler, voire calmer leur angoisse. Ce lieu s’avère en effet moins stressant que la plupart des postes de travail. Lorsqu'une personne ne va pas bien, elle vient passer ici quelques jours ou semaines, que ce soit en atelier ou en boutique : à son rythme, elle n’y fait que de petites tâches, comme répondre au téléphone, restaurer un meuble ou accueillir des touristes qui ne se doutent de rien. Surtout, elle y est accompagnée d’une éducatrice spécialisée. Et quand cette personne est à nouveau stabilisée, sans avoir eu besoin d’un arrêt maladie ou d’un séjour en hôpital psychiatrique, elle réintègre son poste et son équipe d’origine.
- Sylvie Legoupi
Outre sa fonction thérapeutique, la brocante propose une multitude d’objets et de meubles restaurés. « On se passe la pièce à restaurer pour éviter la lassitude du ponçage et pour que la personne puisse toucher à tout », souligne Mickaelle, l’éducatrice spécialisée responsable du magasin. Roland, se partageant entre la cuisine de l’ESAT (le matin) et la brocante (l’après-midi) apprécie quant à lui l’utilisation des machines. Dans ce lieu cosy, la prise d’initiative est favorisée. Le prix des articles mis en vente est le fruit d’une concertation collégiale de tous. Pour Mickaelle, « il est important de ne pas se laisser infléchir par les clients qui veulent négocier, sinon on brade les savoir-faire. Le prix valorise le travail et la confiance qu’ils acquièrent en eux-mêmes. »
- Sylvie Legoupi
Rares sont les villages qui disposent encore d’une cordonnerie « traditionnelle ». À Mézin, la palette d’activités s’est élargie à mesure de l’arrivée de nouveaux résidents. Le travail du cuir, minutieux et reposant, convient très bien à Michel, résident depuis 21 ans à l’ESAT. Ayant débuté aux espaces verts, il a préféré acquérir des compétences professionnelles en cordonnerie où selon Véronique, la monitrice de l’atelier, son « envie de bien faire et sa bonne humeur naturelle sont appréciées de tous ». La clientèle dépasse les murs de Mézin, puisque il y a cinq dépôts chez les marchands de chaussures, tabac et superettes de villages avoisinants. « Des vacanciers de Bordeaux nous confient leurs chaussures tant notre travail est de qualité, ajoute Véronique. On nous a même confié un filet de cours de tennis à restaurer. »
- Sylvie Legoupi
Des horaires allégés permettent de travailler malgré la fatigue et l'humeur variable. Pour cela, l'association construit avec le nouvel arrivant un projet d'accompagnement personnalisé visant à effectuer, de manière concertée, les bons choix en matière d'activité. Ce dispositif est souple, selon le parcours de chacun. Le PPA (projet personnel d’accompagnement) est initialisé dès l’arrivée d’une personne à l’ESAT. Des rendez-vous trimestriels, semestriels voire annuels permettent de réajuster ce contrat en fonction de l'évolution de l'état de santé de la personne. Un nouvel arrivant a la possibilité d'essayer un peu toutes les activités avant d'être affecté au poste de travail qui lui correspond le mieux. Ici, « la volonté est de donner à chaque humain le libre essor de ce qu’il porte en lui. »
- Sylvie Legoupi
Dans le centre du village, la brocante et la cordonnerie se font face dans une petite rue pavée, et les brocanteurs n’hésitent pas à rejoindre la cordonnerie pour finir leur ouvrage quand leur éducatrice se rend aux réunions professionnelles de L’ESAT. L’ESSOR encourage la polyvalence des résidents, et accorde une grande importance à la dimension collective du « vivre ensemble », non seulement au sein de l’ESAT mais avec tout le village. C’est pourquoi vous ne verrez nul logo ni mention particulière de l’association sur la devanture ou à l’intérieur des commerces les plus impliqués à Mézin. La mixité sociale et donc l’intégration des résidents se sont construites et se font encore de façon « naturelle » dans tous les lieux, en prenant le temps qu’il faut.
- Sylvie Legoupi
Pour éviter le rejet des artisans et des commerçants de Mézin, l’ESSOR a dû déconstruire l’idée que les personnes porteuses de handicap allaient leur faire de la concurrence. Un principe fondateur fut posé : une reprise d’activité via l’ESAT ne peut se faire à Mézin que si ce type de commerce ou d’artisanat n'existe pas sur le territoire proche. Ce rapport donnant-donnant avec le tissu économique local a facilité l'inclusion de l'ESSOR Mézin. Et aujourd’hui, force est de constater une vraie complémentarité entre les artisans locaux, par exemple de réparation, et l’atelier multiservices (laveurs de voiture, déménagements, petites réparations) où la polyvalence des résidents est mise en valeur pour le plus grand bien de la population locale.
- Sylvie Legoupi
Aujourd’hui, l’ESAT dispose de trois équipes « Espaces verts » qui entretiennent les pelouses et autres champs de 200 à 300 clients, particuliers ou institutions et collectivités. Là encore, la productivité varie selon les profils de ces travailleurs atypiques, comme le souligne Gérald Teyssou, moniteur de l’atelier Espaces verts : « Il s'agit d'un milieu professionnel adapté qui permet de leur donner un rythme de travail avec des heures d'embauche, des heures de débauche, des week-ends. Ce sont des repères pour eux. » Pour cet encadrant, qui a d’abord travaillé dans un IME auprès d’enfants déficients, la qualité première est l’observation : « On évalue dès le matin l’état psychique de la personne, déterminant pour qu’elle prenne ou non son poste de travail. L’écoute et la patience sont nécessaires, car cela reste une population fragile. »
- Sylvie Legoupi
À l’entrée du village, cette station-service a été reprise en 2015 par l’ESSOR après le départ à la retraite de son gérant, avec le soutien de la mairie. L’ESSOR a créé pour ce faire une SARL, L’ESSOR Service : elle aide à la « reprise d’activités menacées ou réactive celles qui ont disparu », précise Eric Berguio, directeur de l’ESAT. Aujourd’hui, tout le monde y trouve son compte. « Ici, il ya tout ce dont nous avons besoin et je me félicite tous les jours d’avoir choisi de vivre ma retraite dans ce village », confie Jean Pierre, nouvel habitant du village depuis cinq ans. « C’est une formidable réussite d’intégration et de vivre ensemble. » À ce jour, l’établissement et service d’aide par le travail gère huit commerces de proximité. Grâce à un partenariat solide et constamment entretenu avec tous les acteurs de la vie du village, il est devenu le premier employeur du canton.
- Sylvie Legoupi
Contrairement aux établissements dits classiques qui privilégient une restauration collective pour les résidents, L’ESSOR Mézin a fait le choix de reverser aux usagers la somme d’argent qui, sinon, aurait été allouée au repas du soir. Selon le profil de la personne, elle peut correspondre à ses dépenses hebdomadaires ou mensuelles. Chacun peut ainsi acquérir une certaine autonomie dans la gestion de son budget et devient à son tour client des trois épiceries du village ou des autres commerces de bouche. D'un point de vue économique, la présence de l'ESAT a donc des répercussions importantes sur le dynamisme du village de 1 500 habitants. Et depuis 1993, date de la création de l’ESAT, aucune fermeture de commerce n’a été à déplorer alors que certaines activités auraient pu être en difficulté (coiffeur, magasin de chaussures…).
- Sylvie Legoupi
Outre les bénéfices que les commerçants peuvent tirer de cette participation des usagers à la vie du village, des liens forts se tissent entre eux. Marie, vendeuse d’une supérette depuis octobre 2018, admet que « cela a changé mon regard sur le handicap, et je crois que cela change aussi notre regard sur nous-mêmes. Nous sommes moins dans la plainte de nos petits tracas ! » Il arrive que les commerçants attirent l’attention de l’ESAT quant ils s’aperçoivent que l’état d’un usager se dégrade, permettant d’éviter, grâce à cette bienveillance, le retour difficile en milieu hospitalier. « Au début, la peur de la différence a nécessité un certain temps d'adaptation de la part des habitants. Aujourd’hui, nous ne pourrions plus nous en passer ! », dit Jacques Lambert, maire de la commune depuis 2014.
- Sylvie Legoupi
En 2001, l’association LEA (Loisirs ESSOR Associations) a été créée par les résidents de l’ESAT pour organiser des activités culturelles, sportives ou humanitaires. Depuis 2004, elle s’est jumelée avec des associations marocaines et sénégalaises et procède chaque année à la collecte de matériels paramédicaux pour elles. Ouverte à tous, LEA organise une journée inter sportive ou des équipes composées de résidents, mêlés à des pompiers ou encore des serveurs de bars, participent à des tournois de football et de pétanque. « Cela suscite des rencontres », dit Fabrice, usager de L’ESAT depuis dix ans, avec six années de milieu associatif au compteur, qui assure la coprésidence de LEA avec un éducateur. De fait, l’ESSOR a joué un rôle majeur pour renforcer le milieu associatif de la commune, avec plus de 50 associations de loisirs auxquelles tous les résidents participent selon leurs affinités.
- Sylvie Legoupi
En 25 ans grâce à l’ESSOR, ce village qui périclitait après la fermeture des entreprises du liège, a accueilli 105 nouveaux habitants. Et des travaux de rénovation lui ont permis de créer des appartements pour les plus autonomes des résidents. Dans la résidence Le Seuil, chacun vit dans un studio avec une cuisine et une salle de bain, mais ceux qui le désirent peuvent manger dans la salle commune. Ce n’est pas hasard si l’association L’ESSOR et le village ont été choisis pour accueillir en 2017 la première journée de la 28e édition des Semaines d'information sur la santé mentale dont le thème était « Santé mentale et travail ». « C’est une réussite à double titre, dit le maire du village : d’un point de vue économique, mais aussi comme une leçon de vie, car notre regard à tous sur le monde du handicap a totalement changé. »
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Données en plus
L’ESAT compte 1 directeur et 2 adjoints, 40 salariés d'encadrement (pour l'hébergement : moniteurs-éducateurs, éducateurs spécialisés, aides médico-psychologiques, conseillères en économie sociale et familiale ; pour le travail : des professionnels du métier formés à l'encadrement), ainsi que 67 usagers.
L’ESAT agit directement ou indirectement sur l’économie locale en faisant travailler les commerçants, ce qui correspondrait à une somme équivalente à 200 000 à 300 000€ par an.
À Mézin, il y a aujourd'hui 3 supérettes, 3 médecins généralistes, 1 pharmacie, 2 boucheries-charcuteries, 2 charpentiers, 1 électricien, 1 plombier...