Dossier / L’aide aux acteurs sociaux

La Nef : « Financer des projets à forte valeur ajoutée sociale »

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Mathieu Gros, banquier itinérant de la Nef, en charge des Bouches-du-Rhône et du Var, dans ses bureaux.

Une banque qui finance le tourisme solidaire pour que des enfants défavorisés puissent partir en vacances : une utopie ou une hérésie ? Au-delà des profits, une banque peut-elle être solidaire ? Depuis près de trente ans, la Nef finance des projets d’ordre social, écologique ou culturel, d’envergure modeste et locale, donc avec peu de profits potentiels. Mieux, en devenant en 2016 un établissement bancaire de plein exercice, cette coopérative veut inventer la banque solidaire. Interview de Mathieu Gros, banquier itinérant de la Nef, en charge des Bouches-du-Rhône et du Var.

Solidarum : Dans quel contexte et pour quelles raisons s’est créée la Nef ?

Mathieu Gros : C’est dans les années 1970 que des agriculteurs en biodynamie, faisant le constat de l’impossibilité de trouver des financements pour des projets comme les leurs, décident de se regrouper au sein d’une association pour former en quelque sorte un club d’investisseurs et offrir une alternative à la finance classique. Dix ans plus tard, l’association mène avec succès une collecte d’épargne et émet des crédits, en d’autres termes une activité de banque, et les autorités françaises lui demandent de changer de statut. C’est ainsi qu’en 1988, la coopérative financière la Nef est créée. Elle offre des outils de financement et d’épargne solidaires et éthiques sur le territoire français. Elle s’appuie sur des valeurs fortes autour de l’humain et de l’environnement.

Quel est son fonctionnement ?

La Nef est structurée en quatre délégations, dont celle de Lyon, où se situe son siège social, et puis Paris, Toulouse et Nantes. Elle a aussi construit un réseau de banquiers itinérants un peu partout en France. Elle compte aujourd’hui 80 salariés. Un banquier itinérant a pour mission d’animer le territoire qui lui est attribué, de rencontrer les porteurs de projets et les acteurs locaux pour faire connaître la Nef et identifier des projets en besoin de financement.

Pourquoi une coopérative ? Et cette coopérative est-elle comparable à d’autres, comme le Crédit Coopératif ?

Il s’agissait de se différencier des banques classiques. Le directoire de la Nef est élu par le Conseil de surveillance, qui est lui-même élu par l’Assemblée générale des sociétaires. La Nef compte 37 000 sociétaires dont 250 ont signé une convention de bénévolat, qui leur donne accès à des outils de communication, aux contacts des autres sociétaires, etc. Ces sociétaires « bénévoles » sont en lien avec les banquiers itinérants ou les responsables de vie coopérative qui animent les réseaux de bénévoles. Les sociétaires participent à la préparation des assemblées générales et aux débats concernant les évolutions de la banque. Hormis cette forte organisation de la vie coopérative, le fonctionnement de la Nef reste beaucoup plus classique qu’Enercoop par exemple, qui a développé un réseau de coopératives, permettant une action et des prises de décisions très décentralisées.

Qui sont les sociétaires de la Nef ?

D’après mes observations, les sociétaires sont majoritairement des militants, engagés dans des réseaux, comme les Colibris, Enercoop, Terres de Liens, Énergie partagée, etc. Être sociétaire signifie avoir une part sociale de la coopérative. Il y a deux types de parts : les parts A, qui sont une souscription non spéculative au capital de la Nef, et les parts B, accessibles uniquement à ceux qui ont des parts A et qui, elles, sont rémunérées, mais à un taux maximal de 2 %. Chaque année, l’Assemblée générale décide de rémunérer ou non ces parts B, en fonction des résultats de la Nef et de ses besoins à venir. En 2015, aucune rémunération n’a été décidée, en prévision des besoins d’investissement pour la transformation de la Nef en une banque solidaire. Il est possible de souscrire un compte à terme ou un livret à la Nef sans être sociétaire, mais cela fait partie des sujets de débat de la prochaine Assemblée générale. La seule situation qui implique une adhésion à la Nef est la souscription d’un prêt.

Pouvez-vous nous citer quelques projets emblématiques financés par la Nef ?

La Nef a financé un projet de tourisme solidaire. Il s’agit d’un lieu, Les Joncas, situé à côté de Martigues, qui propose des vacances à des enfants qui n’ont pas la possibilité de partir. La Nef vient également de leur prêter 250 000 euros afin de réhabiliter une vieille bâtisse avec des matériaux écologiques et ainsi d’augmenter leur capacité d’accueil. Autre exemple, en 2015, nous avons financé le Bar à Vrac à Marseille, une épicerie qui comme son nom l’indique a réduit les emballages à leur strict minimum afin de diminuer la production de déchets. Dans le domaine social, nous avons plusieurs projets en cours, concernant la création de crèches et le développement de services à la personne.

Pourquoi ne sont-ils pas financés par le circuit bancaire classique ?

Les trois domaines de financement de la Nef - l’écologie, le social et le culturel - comprennent beaucoup de projets d’envergure locale et peu générateurs de revenus. Je viens du système bancaire classique. J’ai pu observer que lorsque des financements étaient octroyés dans l’un de ces domaines, il s’agissait d’institutions bien installées et avec des budgets conséquents, à partir d’un million d’euros environ. Des projets plus « sobres » nécessitant des financements inférieurs à 200 000 euros ne rapporteront pas un produit net bancaire suffisant (ouverture de compte, services, placement…) et auront tendance à être ignorés par les banques classiques. La Nef met en avant la finalité sociale, écologique ou culturelle avant les objectifs de rentabilité. Elle s’attache ainsi à financer des projets à forte valeur ajoutée sociale, même s’ils génèrent peu de valeur ajoutée financière. La Nef propose un modèle de financement qui répond aux crises sociale et écologique, et s’intéresse à tout un pan de l’économie, ignoré par le circuit bancaire traditionnel. En ce sens, elle peut incarner une forme de la banque de demain…

Vous mentionnez une transformation de la Nef en « banque solidaire » en 2016. Que recouvre cette appellation?

Devenir une banque solidaire, c’est se positionner en tant qu’acteur de la finance solidaire. L’agrément que nous avons obtenu en avril 2015 va nous permettre d’ouvrir des comptes courants, dans un premier temps pour les professionnels, et des livrets pour les particuliers et les organismes à but non lucratif. Nous allons pouvoir financer des besoins de trésorerie de court terme, comme des découverts bancaires. La banque solidaire doit aussi permettre de bénéficier de tarifs plus justes et totalement transparents. Par exemple, dans certaines opérations, nous refacturerons les frais de nos prestataires sans marge commerciale. Pour l’ensemble des tarifs, les marges seront visibles et justifiées, il est important pour nous de rendre notre modèle économique transparent.

Qu’est-ce qui vous différencie d’une banque comme le Crédit Coopératif ?

Le Crédit Coopératif a été notre organe de tutelle avant l’obtention de notre agrément. Même si le Crédit Coopératif est sans doute la banque la plus proche de nous, elle reste la propriété du Groupe BPCE qui a quand même accumulé plusieurs scandales financiers ! Et elle se finance sur les marchés, ce que la Nef refuse statutairement de faire. En outre, le Crédit Coopératif n’applique pas de filtre éthique comme nous ; il peut d’un côté se retrouver à financer un établissement comme Carrefour et de l’autre travailler avec des magasins Biocoop… Les sociétaires du Crédit Coopératif ont, par exemple, été choqués de découvrir grâce à Médiapart que leur banque a financé la campagne électorale de Nicolas Sarkozy.

Comment éviter que la Nef reproduise les mêmes dérives ?

Il existe une charte de la Nef dans laquelle il est indiqué qu’elle oriente ses financements uniquement sur trois domaines, qui sont le social, l’écologie et la culture. Nous pourrions aussi nous inspirer d’Enercoop et créer un réseau de coopératives ancrées dans les territoires, afin de nous prémunir contre une dérive de centralisation des décisions et donc de déconnexion avec la réalité sociale.

À quoi pourrait ressembler la Nef demain ?

Rien n’est encore figé, mais nous pourrions imaginer un maillage des territoires par les banquiers itinérants et le réseau des sociétaires, une sorte de banque en pair-à-pair, s’appuyant sur des relais, comme les commerces de proximité, à l’image des « Compte-Nickel »,  des comptes hors banques qui s’ouvrent chez les buralistes. On pourrait, par exemple, envisager un réseau de proximité avec des dépôts dans les commerces. Nous pourrions également développer l’usage des monnaies locales. Nous mettons déjà à la disposition des associations qui gèrent ces monnaies des outils financiers, notamment un compte courant, sur lequel elles vont déposer ce que l’on appelle le fonds de garantie, c’est-à-dire de l’argent disponible pour permettre la circulation des devises et garantir les dépôts. Une partie peut être placée à court terme et sans risque à la Nef, afin de financer des projets éthiques, si possible eux-mêmes utilisateurs de monnaies locales.

Le numérique est une autre piste…

Nous étions la première banque à avoir mis en place une plateforme de prêt participatif avec Prêt de chez Moi, initié en Rhône-Alpes et étendu depuis à l’ensemble du territoire. Nous travaillons désormais sur de nouveaux outils numériques liés à la finance participative. Nous avons déjà une plateforme de crowdfunding, Zeste, qui permet de financer des projets par le don, sur laquelle nous allons développer des initiatives locales avec un système de paiement, par exemple en Roue, la monnaie marseillaise. Ce principe peut s’appliquer aux différentes monnaies locales en France. L’objectif est de financer directement des projets locaux par des monnaies locales. Nous allons aussi mettre en place une plateforme de prêt solidaire collaboratif et une autre dédiée à l’investissement en capital. Ce triptyque d’ingénierie financière a même reçu un prix de l’innovation : l’Award de la Clientèle altruiste 2015 lors des Profit for Non profit Awards, en octobre 2015, à Paris !

La Nef ouvrira-t-elle la voie de la banque solidaire à d’autres acteurs ?

Il me semble que la Nef et les acteurs de la finance solidaire font bouger les lignes. La finance solidaire a fait un bond de 14 % en 2014, ce qui représente environ 7 milliards d’euros de transactions. C’est à la fois énorme et encore dérisoire, car cela ne représente que 0,16 % de la finance dans son ensemble. Néanmoins, la progression moyenne de la finance solidaire, et de la Nef notamment, est de 10 à 15 % par an. Demain, cela peut générer de nouvelles structures, de nouveaux systèmes de finance. La Nef fait partie d’un mouvement plus large. Par exemple, au niveau européen, elle est en lien avec des banques éthiques comme Triodos en Hollande, Banca Etica en Italie, la Fiare en Espagne… L’ambition est de créer un regroupement au niveau européen.