Le Crapo : l’économie d’un tiers-lieu au cœur d’un quartier

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Le bâtiment rouge et les jardins du Crapo sont un drôle de tiers-lieu au cœur d’une zone d’activité commerciale de Vitry-sur-Seine, dans la banlieue sud de Paris.

Tiers-lieu unique de Vitry-sur-Seine dans la banlieue parisienne, le Crapo permet à des jeunes associations de bénéficier d’un foncier à petits prix, d’asseoir leur activité, de trouver à portée de main des compétences complémentaires et de lancer ainsi de nouveaux projets. Cet espace a su préserver une part d’utopie tout en adaptant son modèle à la réalité économique d’un territoire au sein duquel il trouve peu à peu sa place. Il s’agit aujourd’hui d’un espace hybride où solidarité, coopération et mutualisation des moyens de production entre résidents participent peut-être à la création d’une « autre ville ».

« Le Crapo est un espace mutualisé, un lieu d’expérimentation, un village dans la ville ouvert à tous. » Accroché à la grille, le tableau en bois annonce la couleur. Depuis 2017, en pleine zone d’activité commerciale à Vitry-sur-Seine, une vingtaine de structures se partagent les quelque 2400 m2 de cette friche. Ici, la Ressourcerie du spectacle gère et loue des espaces à des compagnies de théâtre, recycleurs de jeux vidéo, sculpteurs, peintres, maroquiniers ou boulangère bio. Somme toute, un lieu hybride qui repose sur l’équilibre entre développement économique, survie au quotidien, gestion du lieu, nouvelles pratiques collaboratives à préserver et rayonnement local. Autrement dit, un défi.

La bonne odeur d’une boulangerie mobile

Le grand bâtiment rouge dénote au cœur de ce quartier industriel bien gris. Hormis le majestueux pont du Port à l’Anglais reliant Alfortville à Vitry-sur-Seine, un lointain cousin du Brooklyn Bridge à quelques mètres de l’entrée du Crapo, cette zone industrielle rappelle la France de l’autre côté du périphérique : fast-food, garages, hypermarché, salle de fitness et montagnes de palettes façonnent le décor. En ce jour de mai, une odeur de pizza et pains cuits embaume l’immense cour du Crapo. Des dizaines de personnes attablées assistent au lancement officiel de la boulangerie mobile Les Dépavées.

Cette association, dont Elsa est l’une des fondatrices, a vu le jour en 2017. Autrice d’une thèse sur les questions d’agriculture urbaine et d’enjeux alimentaire, cette dernière a travaillé aux murs à pêches à Montreuil et a séjourné plusieurs mois à Detroit, étudiant la question des jardins urbains. Elle a installé son four à pain mobile dans cette cour un an après l’ouverture du Crapo. « Ce lieu est précieux pour des structures naissantes comme la nôtre. À mon arrivée, je n’avais que mon projet de boulangerie mobile ; aucun lieu approprié, aucun réseau pour proposer notre pain à la vente et peu de connaissance administrative. Grâce au travail de fond de l’équipe administrative du Crapo, j’ai obtenu des subventions pour monter mon fournil. Une subvention que j’ai immédiatement reversée au Crapo. »

Lorsque le fournil de l’association prend feu à quelques semaines de ses premiers marchés locaux pour vendre son pain, la solidarité et le soutien moral sont encore là. « Les résidents ne m’ont jamais reproché quoi que ce soit mais au contraire m’ont soutenue dans cette épreuve et m’ont aidée à finaliser mon déménagement dans l’algéco. »

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Depuis que le fournil du Crapo a pris feu dans un petit incendie, la boulangerie du lieu s’est réinstallée dans un petit algéco bleu qui ne paye pas de mine au sein des jardins du tiers-lieu.

 

La vie quotidienne au Crapo, faite d’entraides et de collaborations, a trouvé son point d’équilibre grâce à une évolution des moyens de gouvernances et de réunions spécifiques autour de la vie du site. Dans cette enclave pourtant menacée par de nombreux enjeux extérieurs, comme l’aménagement du territoire, ce fragile écosystème tente d’imaginer la ville de demain.  

Du Chêne au Crapo, naissance d’un projet hors norme

L’histoire du Crapo est liée à celle du Chêne, un lieu conventionné avec la ville de Villejuif. Ce dont se souvient Bobby, un des fondateurs de la Ressourcerie du Spectacle qui gère le Crapo. « Au départ, nous étions quatre amis, des intermittents des métiers du son issus du milieu alternatif des squats autogérés. Pour être bénévole, il faut de l’argent, on travaillait donc l’été dans des boîtes de location de sons ou des théâtres. Nous nous sommes vite rendu compte de la quantité incroyable de projecteurs, câbles, régie sons et lumières inutilisés. D’un côté on galérait techniquement pour organiser des festivals de musique et de l’autre on voyait ce matériel dépérir et encombrer les structures. En 2013, on se dit : allons chercher ce matos, réparons-le et louons-le à un juste prix ! »

L’idée de la Ressourcerie est née de ce constat partagé par tous les gens du spectacle : des ressources inexploitées pour certains et un besoin inaccessible pour d’autres. Pour faire le lien, l’association voit le jour en 2014 ; les associés récupèrent, réparent et louent le matériel technique pour des événements de plus en plus gros. Le stock récolté s'amplifie, mais le rêve tourne court lorsque la nouvelle majorité municipale de Villejuif décide en 2017 l’expulsion du Chêne, alors en plein développement. Il faut trouver une solution pour pérenniser cette structure unique en France.

L’expulsion est notifiée le 1er janvier 2017. En moins de 24 heures, le réseau des militants se mobilise et les cent tonnes de matériel de la Ressourcerie sont déménagées, faute de mieux, au Pylos, un squat de Vitry-sur-Seine. Paul, alors service civique au sein de l’association, se rapproche des acteurs de l’économie sociale et solidaire de la région : « J’ai recherché un lieu pérenne et trouvé une annonce de location sur seloger.com de ce qui allait devenir le Crapo dans le quartier des Ardoines à Vitry. » La zone d’activité commerciale des Ardoines est en fait l’un des plus grands chantiers du Grand Paris, comprenant notamment la création d’un pôle multimodal avec RER C, métro, Tzen et nouvelles lignes de bus. Ce chantier pharaonique devrait transformer durablement la ville, et un grand nombre de bâtiments industriels en bord de Seine a été préempté par l’Établissement public foncier Île-de-France (EPFIF), l’opérateur public foncier des collectivités franciliennes.

Identifiée par l’agglomération Grand Orly-Seine Bièvre comme un interlocuteur fiable, la Ressourcerie va jouer un rôle clef de médiation avec L’EPFIF. « Nous avons très mal négocié le prix de la location en 2017 », explique Bobby. « L’EPFIF nous demandait 72 000 € par an. Nous avons fait baisser la note à 42 000 après le Covid. Néanmoins, la question des loyers des lieux où se développent des projets solidaires est cruciale, sachant que le propriétaire n’a plus à assurer le prix du gardiennage d’un bâtiment vide. » Pour arriver à payer un tel loyer, la question de la colocation d’espace s’impose rapidement. La seconde phase de vie de la Ressourcerie débute ainsi, avec un triple challenge : pérenniser la Ressourcerie du spectacle dans ce nouveau lieu, proposer aux autres résidents un outil de développement durable et préserver l’utopie de l’aventure collective expérimentée au Chêne.

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Dans l’enceinte du Crapo, à la cantine Les petits bras, sa responsable Julie discute avec Bobby, l’un des fondateurs du tiers-lieu et de la Ressourcerie du spectacle.

La Ressourcerie, pilier d’un modèle en mode alternatif

Sans Ressourcerie du spectacle, pas de Crapo. L'association est à l’origine de cette drôle de cohabitation entre artisans, entreprises ou associations culturelles. En plus du déménagement du matériel audiovisuel au Crapo, l’équipe de La Ressourcerie va donc devoir gérer l’emménagement des « anciens du Chêne » et l’arrivée de nouveaux colocataires, ce qui n’est pas une mince affaire. L’attelage est « baroque » : qu’est-ce qui peut réunir des forgerons, un maroquinier et une web radio ?!? Les besoins sont distincts, les structures sont multiples et les envies différentes. Sans compter que tout ce petit monde passe de l’autogestion à la gestion classique d’un lieu à payer tous les mois. « Dans nos autres lieux, on demandait un petit forfait pour payer les avocats, les travaux ou les frais de fonctionnement. Le non-paiement ne mettait pas en péril le lieu. Ici il y a de l’argent engagé : si un résident ne paie pas, c’est la Ressourcerie qui met la main à la poche », analyse Bobby. Dès lors, le casting s’avère fondamental.

Un assemblage d’artisans, d’associations culturelles, de recycleries mais aussi d’entrepreneurs va donc se créer, fondant la singularité du Crapo. « Si certains, comme moi, sont issus d'un milieu alternatif, d’autres étaient intermittents du spectacle, fonctionnaires ou chefs d'entreprise. Ce projet alternatif draine automatiquement des personnes prêtes à remettre profondément en question ce qu’elles ont vécu, ce qu’elles vivent et surtout ce qu'elles veulent vivre. On nous colle parfois l’image de “punks à chien”. Rien à voir ! Ce qui peut créer cette confusion est notre philosophie du Do it yourself et cette volonté farouche de trouver des solutions. » Car le Crapo est avant tout un lieu de travail, et les résidents ont une vie en dehors.

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Lors d’un atelier « Q-Tanné », la maroquinerie du Crapo, ici avec Quentin, l’un de ses animateurs, et deux participantes du quartier, Chantal et Solène.

 

L’équipe de la Ressourcerie, responsable légal du lieu, tente de connecter l’utopie du squat à ce lieu, un équilibre précaire concède Bobby avec son accent de titi parisien. « Les besoins sont tellement divers : pour une jeune entreprise, le réseau internet est primordial ; pour d’autres c’est la gestion des déchets. Nous avions aussi zappé d’inclure dans le loyer les ressources humaines de gestion d’un lieu immense. On a surestimé l’engagement humain des résidents. Il faut comprendre que pour beaucoup, avoir la possibilité de se poser à long terme dans un lieu, avoir une vraie perspective de développement est une opportunité à saisir. » Les réunions hebdomadaires puis mensuelles sur les questions de ménage, d’entretien du jardin – une petite pinède – ou du bâtiment sont peu à peu désertées. « Ce sont toujours les mêmes, et souvent nos anciens compagnons de route que l’on retrouve lors des chantiers collectifs », reprend celui qui a une éternelle casquette vissée sur la tête. Il a donc fallu poser un règlement clair, signé par tous.

Un lieu hybride où cohabitent travail et ambition sociale

Alexandrine Lang a ainsi accepté les règles de l’enjeu et ne le regrette pas. Cette artiste portraitiste était déjà de l’aventure à Villejuif. Elle a posé ses pinceaux ici dès 2017 pour donner des cours de dessin et s’est professionnalisée. « Le Crapo m’a apporté de la légitimité, de la visibilité et un regain d’activités. La légitimité aux yeux de la ville de Vitry qui me propose régulièrement d’intervenir lors des fêtes de quartier. La visibilité car ici les clients peuvent voir mon travail. C’est un lieu communautaire certes, mais nos portes sont fermées pour travailler, ce n’est pas un truc hippie, ici il y a de la production. La première année j’avais deux élèves, la suivante une dizaine puis j’ai pu déménager dans un atelier plus grand et aujourd’hui j’ai 35 élèves. Tout cela grâce au Crapo et à son travail de communication auprès de la ville. » Ici, chacun paie son mètre carré au même prix. Alexandrine se bat pour imposer des tarifs accessibles à tous : « Mes élèves sont de toutes catégories sociales car je tiens à pratiquer des prix abordables, 150 € le trimestre soit 15 € les deux heures et le matériel est fourni. La maman d’une de mes élèves est auxiliaire de vie et n’aurait jamais pu donner des cours de dessin à sa fille. » Ces tarifs bas permettent aussi un vrai brassage social, source d’émulation à l’en croire.

Au fil du temps, Alexandrine a gagné en assurance et a multiplié les projets. Cet après-midi de mai 2022, elle anime d’ailleurs un atelier dessin avec des enfants de l’ITEP, l’Institut thérapeutique éducatif et pédagogique de Vitry. Ils sont une dizaine à entrer joyeusement dans la salle, à lui montrer leurs derniers dessins. « Ce sont des enfants en manque de repères », explique Zora, accompagnatrice, « des gamins considérés comme peu adaptés à l’école traditionnelle car trop bruyants, un peu hyperactifs et qui connaissent parfois des situations familiales compliquées. Les amener au Crapo leur permet de sortir de l’internat et de leur ouvrir les horizons. Ici c’est un bric à brac qui ouvre des perspectives. »

Un collectif qui vibre à l’intérieur comme à l’extérieur

Si l’ensemble des résidents a fini par trouver ses marques, c’est en partie dû à la mise en place d’un vrai règlement. Cela n’a néanmoins pas mis un terme aux actions collectives et aux nombreuses collaborations entre résidents. Maintenir vivant le collectif des résidents, tel est l’objectif des réunions mensuelles qu’anime ainsi Lucie, arrivée dans les lieux voici deux ans en qualité de service civique au sein de la Ressourcerie du spectacle et désormais coordinatrice du lieu, chargée d’accueil du public et du partenariat. « Mon travail consiste à mettre en valeur les activités de nos résidents auprès des institutions, des associations de quartier, des centres de loisirs et du public en général comme l’organisation du Réveillon solidaire, l’un des moments forts de notre lieu. Ce jour-là, tous nos résidents et structures amies se mobilisent comme les cuisinières du foyer africain Manouchian pour offrir un moment de convivialité aux habitants et une offre culturelle originale gratuite avec des concerts. »

En attendant, les nouvelles sont bonnes en ce joli mois de mai : la ville de Vitry-sur-Seine a décidé de renouveler sa coopération avec les résidents du Crapo et de leur proposer d’animer des ateliers pour les centres de loisirs durant les vacances. Les différents acteurs autour de la table acceptent ou déclinent la proposition selon leur emploi du temps et leurs activités annexes. Pas de concurrence, au contraire, ces ateliers sont une raison de plus d’imaginer de nouveaux projets. Abdelkader Niati, responsable du service des Centres de loisirs primaires et de quartiers à la mairie de Vitry se félicite de cette collaboration : « Les enfants des centres de loisirs issus de quartiers très populaires sont ravis de sortir de leurs environnements et de découvrir ce lieu unique. La pédagogie des résidents n’est pas classique mais la passion prime et le courant passe vraiment. Les ateliers sont des prétextes pour se rassembler, échanger et s’ouvrir au monde. C’est magnifique de voir nos mômes travailler ensemble le cuir ou le bois, se concentrer et rentrer chez eux avec un objet qu’ils ont réalisé. Lors des ateliers menuiserie on entend les mouches voler, le rêve de tout éducateur ! C’est une chance pour Vitry d’avoir un tel lieu sur notre territoire. »

Un singulier théâtre de collaborations multiples

Hugo, « menuisier valoriste » selon ses propres termes, anime des ateliers avec les enfants des centres de loisirs mais aussi avec des particuliers. Membre de la Ressourcerie du spectacle, il a notamment créé un livre géant qui se transforme en bibliothèque pour la médiathèque de la ville avec du bois de récupération. « J’ai une formation d’ébénisterie. Mon parcours est de mélanger les métiers et d’expérimenter des choses car j’ai enfin de la place pour m’exprimer. » Hugo a la volonté, par le biais de ces ateliers, de transmettre son goût pour la revalorisation et la récup’. « Je ne sais pas si ce lieu est un lieu d’innovation, ce que je sais c’est que c’est un lieu atypique. »

Un tiers-lieu ? « Cela ne veut pas dire grand-chose. Ce lieu est un couteau suisse, chacun y trouve son compte. Certains viennent uniquement l’été pour profiter de la terrasse, d’autres ne font que du stockage, certains ne se mélangent pas aux autres et d’autres sont là au quotidien. Chaque atelier, chaque résident est une petite cellule dans un grand corps et du coup il y a beaucoup d’interactions entre les gens. Ces croisements sont intéressants, et les collaborations multiples. Nous tous ici avons de près ou de loin un rapport au spectacle. Une compagnie de théâtre peut nous demander de la lumière ou de construire intégralement sa scène. Nous avons créé un escape-game pour l’association Culture du Cœur avec Anael et Maria, deux résidentes qui font de la linographie, ainsi que M.E.D. Arcade qui crée des jeux vidéo vintage géants en bois. Notre collaboration est unique, car nos savoir-faire réunis le sont. »

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Dans leur local au sein du Crapo, deux acteurs en plein travail de M.E.D. Arcade, qui se présente comme une « recyclerie du jeu vidéo ».

 

Aujourd’hui, Hugo travaille avec Rémi à qui il transmet son savoir. « Transmettre c’est aussi permettre à des plus jeunes de prendre le relais sur les questions de réemploi. Le travail est titanesque, le gâchis toujours aussi grand. Les ateliers pour les enfants et les adultes relèvent de la même philosophie. Mon atelier est un petit magasin ouvert à tous. » Comme d’autres, il envisage le Crapo comme « un grand test ». Si la collaboration entre humains est évidente, elle est plus complexe quand il n’y a pas ou peu d’argent. Se pose alors la question du « faire autrement » et du « faire avec moins ». À l’écouter, la force du collectif peut beaucoup.

Une complémentarité synonyme de créativité

Peu à peu l’association s’est ainsi structurée ; les administratifs, des services civiques devenus salariés comme Paul, ont mis en place des modes de fonctionnement lisibles par tous les résidents. « Nous sommes subventionnés, nous voudrions ne pas l’être. Nos “bureautiques” comme nous surnommons les gens de l’administration ont fait un boulot incroyable durant le confinement, ce qui nous a permis de passer cette crise. Maintenant, nous avons une vraie équipe complémentaire ; nous les artisans et récupérateurs avons un savoir-faire mais ne savons pas nous vendre ; eux savent expliquer à nos partenaires notre travail. »

La force du Crapo réside dans la diversité de ses emplois, et plus encore dans leur complémentarité. « Mon métier de menuisier valoriste a besoin d’un endroit comme celui-là pour exister. Nous sommes fiers du chemin parcouru, d’avoir pu salarier nos services civiques mais au prix de combien de sacrifices ? Après cinq ans de bénévolat, les créateurs de la Ressourcerie ont enfin pu se salarier. Certains sont partis aussi car cette vie est épuisante, tout est physique. Nous allons enfin avoir un engin pour soulever les palettes, c’est magique pour nous, ça va sauver des dos ! ». La vie au Crapo n’est pas un long fleuve tranquille, les semaines de 35 heures n’existent pas. Peut-être est-ce le prix à payer pour sortir d’une logique de salariat trop restrictive pour les enjeux de solidarité que porte la communauté.

L’essence des activités économiques dans ces lieux intermédiaires est assez large ; elle relève à la fois du salariat classique, de l’engagement personnel, de la solidarité passant par le bénévolat ou de l’échange de services et de compétences. Ce que l’on perd en visibilité de parcours de salariat classique et de sécurité, on le gagne en champ de créativité et d’idéalisation. « Tous les publics peuvent venir avec un projet et tenter de le réaliser, mais surtout, le droit à l’erreur est reconnu et accepté », insiste Ahlam. Ce qui se joue au Crapo renvoie d’une certaine façon au concept d’hétérotopie défini par Michel Foucault en 1967. Le philosophe caractérise entre autres ces « espaces concrets qui hébergent l’imaginaire » par « une rupture avec le temps réel ».

Un espace de reconstruction personnelle

Le temps est une donnée essentielle pour mener à bien ses projets professionnels ou personnels. Le temps long est une opportunité de reconstruction pour certains publics, comme le rappelle Ahlam qui reprend en l’occurrence sa casquette d’encadrante : « Beaucoup de jeunes décrocheurs ou d’adultes en remobilisation trouvent ici un contexte d’écoute et d’attention que les acteurs de la relation emploi-formation ne parviennent pas à dégager. Le temps semble en effet suspendu dans ce havre de paix. Il n’y a plus d’urgence, donc plus de pression. La suspension du temps permet la suspension du jugement, et cela produit des résultats concrets en matière de rétablissement. »

Ahlam a vécu elle-même cette expérience. S’investir dans la vie du lieu, dans le conseil d’administration lui a redonné du « cœur à l’ouvrage » comme l’écrit Yves Clos. « J’ai vécu un burn-out car dans mon ancien travail on m’a retiré mon utilité. Cette utilité, vitale, je l’ai retrouvée ici, en apprenant à prendre mon temps. Retrouver la confiance en soi, en son corps et aux propos de l’autre en demande beaucoup. Il faut une année pour reprendre confiance, une deuxième pour expérimenter et la troisième année sert à consolider et savoir ce que tu fais. Ces lieux intermédiaires sont des lieux d’essais et de tremplin. »

Un lieu ancré dans le territoire, avec ses cohabitants

Le Crapo a signé une Convention d'occupation précaire à durée indéterminée. Les résidents peuvent être expulsés à tout moment avec quatre mois de préavis. Malgré cette épée de Damoclès, les résidents tissent des liens de plus en plus solides avec la ville de Vitry-sur-Seine. Durant le confinement les équipes de la Ressourcerie ont créé à base de produits recyclés un énorme ghetto-blaster posé sur un camion qui s’est baladé dans tous les quartiers de la ville. À la façon d’un sound-system jamaïcain, des musiciens et DJ se sont produits dans ce décor en bois au pied des immeubles, démontrant par l’exemple sa volonté d’amener la culture en bas des immeubles.

Le Crapo mène aussi un travail de fond auprès du public local afin de se préserver de l’entre-soi. Présidente de l’Association de quartier du Port-à-L’Anglais, situé entre la gare RER de Vitry-sur-Seine et le Crapo, Vicky Poirier veille à cultiver cette ouverture vis-à-vis de tous les habitants. « Nous travaillons avec la Ressourcerie depuis bien avant leur arrivée à Vitry. Ce sont eux qui nous fournissent la sono et les lumières pour nos fêtes de quartier. À leur arrivée, je n’ai pas compris le principe de leur lieu, je confondais le Crapo et la Ressourcerie. Le Crapo, c’est le lieu, une réunion d’associations, alors que la Ressourcerie du spectacle en est un des membres fondateurs. Je suis une militante de quartier, très ouverte, je crois, mais mon éducation classique me fait sentir un peu décalée par rapport à ces activistes, parfois anticapitalistes et radicaux. Mais au final, ils ont raison de s’emparer de ces questions d’entraide, de recyclage et de réemploi. La lisibilité du lieu, en revanche, peut être améliorée. » À l’image de l’entrée du Crapo qui se fait côté Seine alors qu’il existe une entrée à aménager côté Port-à-L’Anglais, plus accessible pour les habitants… « C’est un frein à la venue de beaucoup d’habitants au Crapo. Mais nous avançons avec eux sur de nombreux projets comme la création d’un vélo-composteur, nous participons au Réveillon solidaire, on réfléchit à la création d’un bricolo-café pour apprendre à réparer les petites choses. Il y a des petits préjugés culturels et sociaux, et je pense que les ateliers théâtre, les chorales montées au Crapo permettent de les dépasser. »

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Des enseignantes de l’association Première Urgence Internationale viennent quatre fois par semaine au Crapo pour y donner des cours de français langue étrangère ou, comme c’était le cas ce jour-là, d’alphabétisation pour les primo-arrivants.

 

Quelques jours plus tard, Vicky sera présente à l’Assemblée Générale du Crapo en tant qu’observatrice. Le Crapo n’est toujours pas un ERP, Établissement Recevant du Public, même si certaines activités comme la tenue de marchés paysans, des concerts à la jauge limitée ou des représentations de pièces de théâtre en sortie de résidence y sont organisées. Un projet d’obtention de ce statut est d’ailleurs à l’étude. Il permettrait aux Vitriots de mieux identifier cette structure difficilement définissable. Le Crapo et ses résidents ont bien conscience d’être à la tête d’un drôle de paquebot. Lequel ne désemplit pas : les fondateurs de la Ressourcerie ont été rejoints par de nouvelles forces vives, des personnes plus aguerries aux modes de communication via les réseaux sociaux. Leur grande majorité suit un parcours semblable, qui commence par un service civique, puis un emploi aidé qui se transforme ensuite en emploi salarié. L’immersion dans ce milieu alternatif est pour beaucoup une première approche concrète de l’économie sociale et solidaire. Certains anciens sont partis développer leurs propres activités ailleurs, tandis que d’autres, comme les acteurs du projet M.E.D. Arcade ont quitté la Ressourcerie pour créer leur propre association de recyclerie de jeu vidéo au sein même du Crapo. Difficile, en effet, de quitter un tel lieu, tant il est riche de potentialités.

Un bout de table et puis de chemin ensemble

Ces potentiels, mais aussi et surtout la capacité que le lieu a eu de développer ses dimensions solidaires, pourraient être symbolisés par un rendez-vous aussi simple qu’incontournable pour tous les résidents du Crapo. Il se déroule à heure fixe, tonné par Julie aux alentours de midi et demi par un « A table ! » qui ne souffre aucun retard. Dans la cuisine ouverte, sur fond de jazz, Julie a coupé ses oignons et carottes pour l’ensemble des résidents. « Je cuisine ce que nous récupérons à Rungis. Un collectif représentant une petite dizaine de lieu comme le nôtre est chargé de collecter les invendus et nous livre une fois par semaine. J’improvise tous les jours des menus végétariens et à 12h30 je sonne l’heure du repas. C’est très rare d’avoir à appeler deux fois. »

La fondatrice de cette cuisine baptisée « Les petits bras » sort son carnet pour cocher les noms des résidents ou encaisse directement les 4 € pour les personnes extérieures. « Nous sommes une vingtaine sur place quotidiennement et tous les midis se posait la question du repas. J’ai donc créé cette cantine associative et je fais aussi du catering pour des événements. C’est une source de revenus ! » Julie est devenue une cuisinière hors-pair, capable d’improviser des menus avec des aliments imposés, récupérés. Elle a même appris à réparer son four, monter un réseau électrique et fabriquer un meuble pour sa cuisine grâce au compagnonnage des résidents. Chacun récupère son assiette fumante et s’installe sur une longue série de tables pour un déjeuner « où on ne parle pas de boulot », insiste Bobby.

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Jeudi 10 novembre 2022, déjeuner sur la longue table en bois du Crapo, avec les salariés et différents publics présents en ce jour d’automne à Vitry-sur-Seine.

 

C’est pourtant autour de cette longue table de bois avec, au centre, les pains cuits dans le fournil des Dépavées que se niche l’âme du Crapo. Les projets y naissent, les petits tracas de cohabitations y sont résolus ou les futures collaborations voient le jour. C’est sûrement ici que le prochain Réveillon solidaire sera imaginé ou que la location de la salle polyvalente, trop souvent inoccupée, a été pensée, pour permettre à de jeunes compagnies de théâtre de répéter ou à des cours de français pour primo-arrivants de se tenir. Le Crapo a su se construire peu à peu un modèle économique spécifique, tout en continuant à alimenter ses mécaniques de solidarité. Ce modèle est bien sûr assez fragile, et très perfectible. Mais l’important, pour les acteurs du tiers-lieu, c’est que les utopies demeurent son moteur, construit autour du développement de la Ressourcerie du spectacle qui en reste la locomotive.

Enfin, l’association a su profiter de la crise sanitaire pour revoir certains modes de fonctionnement, et offrir des indicateurs d’impacts socio-écologiques à ses partenaires, comme par exemple, identifier la part de matériaux réemployés dans les événements et faciliter les collectes de rebuts. L’avenir est aussi aux solutions innovantes, à l’instar de la création du RESSAC, Réseau national de ressourceries artistiques et culturelle, à l’initiative des acteurs du Crapo. Le travail de fond du Crapo a payé, puisqu'il a obtenu le label « Fabrique des territoires » à la suite d’un appel à manifestation d’intérêt de l’État en 2021. Aujourd’hui, à fin 2022, ce tiers-lieu n’en reste pas moins au début de son histoire, qui s’avère désormais intimement connectée à celle du territoire de Vitry-sur-Seine.

 

En savoir plus

Données en plus

Le Crapo a été créé officiellement le 1er août 2017. Le tiers-lieu compte 22 résidents sédentaires et 5 résidents nomades. 30 personnes y travaillent au quotidien. Ses partenaires sont essentiellement la Ville de Vitry-sur-Seine, le Département du Val-de-Marne, Région Île de France et la Fondation de France.

La Ressourcerie du spectacle, depuis 7 ans, ce sont 64 tonnes de matériel et matériaux collectés dont 1 067 projecteurs et 612 enceintes, 8 salariés, 6 administrateurs, 29 bénévoles.