Dossier / Empowerment

Tiers-lieux (5) : quels modèles pour demain ?

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Dans le grand réfectoire des Jardins d’Haïti, EHPAD marseillais fonctionnant en partie sur le modèle du tiers-lieu, des habitants viennent avec leur ordinateur pour y travailler sans bourse délier. Ainsi la « co-workeuse » de la photo, Stéphanie, ici discussion avec un résident. Se définissant elle-même comme une « coach », elle donne par ailleurs des cours de yoga dans l’établissement. ©© Sylvie Legoupi

L’essaimage récent et remarquable des « tiers-lieux » dans le large champ du care et de la santé, abordé dans le quatrième volet de notre enquête, illustre l’évolution globale de ces dispositifs, dont de plus en plus d’institutions, d’établissements publics et d’opérateurs publics ou privés entendent désormais se doter. Cette croissance réjouissante porte cependant en elle le risque d’une perte de substance. Et s’en prémunir impose de s’interroger sur les caractères fondamentaux des tiers-lieux. Quelles sont les conditions de leur pérennité ? Doivent-ils nécessairement s’inscrire dans la durée ? Sur quelles méthodologies peuvent s’appuyer les porteurs de projet ? Avec quels modèles économiques peuvent-ils soutenir leurs aventures ? Et quelles relations doivent-ils tisser avec leurs partenaires extérieurs pour garantir la préservation de leur autonomie et de leur puissance créative ?

En 2019, au gérontopôle Carémeau-Serre-Cavalier (au sein du CHU de Nîmes), une fine équipe de chercheurs et de spécialistes en « design social » s’est lancée dans une aventure inédite. Baptisé CALME (« Comme À La Maison en EHPAD »), leur projet vise à trouver et développer des solutions permettant aux résidents, mais aussi aux familles et au personnel hospitalier de changer d’univers, en créant une vraie « maison », transfigurant la résidence, lieu de soin, en lieu de vie, et passer « dun lieu où lon loge vers un lieu où lon habite ». Durant un an, les designers se sont donc installés à demeure tandis qu’une vaste enquête qualitative a interrogé résidents, personnels et familles, sur les façons de rendre l’EHPAD à la fois mieux habitable et plus hospitalier. À l’arrivée, quinze idées-prototypes, élaborées collectivement, ont été testées, et l’expérience a débouché sur la constitution d’une « boîte à outils » regroupant les ressources pour inciter d’autres à reproduire ailleurs méthodes et idées. Cette innovation publique et sociale semble exemplaire d’un dialogue efficace entre deux logiques a priori difficile à mixer. Elle trace une voie parmi d’autres de la complexe hybridation entre verticalité de l’institution et horizontalité du « tiers-lieu ». Sous un autre regard, cet exemple montre qu’il n’existe pas qu’un unique modèle de tiers-lieu, ainsi que la nécessité de traiter en tant que tel chaque projet s’inspirant de l’esprit des tiers-lieux pour combler certains des besoins d’institutions et d’organisations plus anciennes, sans chercher à calquer sur telle ou telle situation un modèle préexistant…

L’institution, un renfort salutaire qui divise l’écosystème

D’abord lancée par des flibustiers du secteur médico-social, l’offensive des tiers-lieux dans le vaste domaine du care illustre de façon éclatante l’évolution paradoxale de ce remède en vogue aux maladies du social : pensé et créé à l’origine comme une entité endogène et autonome, informelle et mouvante, le tiers-lieu est désormais rattrapé par une institution en quête de renouvellement et d’innovations. Cette synergie réjouit certains acteurs, et en inquiète beaucoup d’autres. Car, si le renfort de la puissance publique est souvent légitime, s’avérant même parfois salutaire, pour soutenir ces espaces de rupture, il doit impérativement s’exercer en veillant à préserver leurs caractères originels et constitutifs.

Comment, par exemple, respecter leur temporalité particulière ? Certains acteurs historiques des tiers-lieux défendent en effet farouchement la valeur de l’éphémère, arguant que l’énergie collective et la créativité ne sont pas des ressources inépuisables, qu’une riche concentration sur un temps court vaut mieux que la dilution, et qu’il est crucial de savoir mettre fin aux plus belles aventures dès lors qu’elles débouchent sur des impasses. D’ailleurs, selon Yoann Duriaux, de TiLios (Tiers-lieux Libres et Open Space), « À partir du moment où l’on possède le capital informationnel de son lieu, de tout ce qui s’y est passé, de son fonctionnement, on n’a plus besoin d’investir dans un lieu physique, et l’on peut se permettre d’aller sur du précaire. Avant tout, un tiers-lieu doit être agile ! »

Des espaces divergents faits pour durer

Beaucoup d’autres plaident au contraire pour l’inscription dans le temps long, soulignant qu’une action efficace – notamment en faveur de publics fragiles – se construit dans la durée. Le terme de « tiers-lieu » est d’ailleurs trompeur, et ambigu, tant le concept relève bien moins de l’urbanisme que de la sociologie. Ce qui compte, insistent tous nos interlocuteurs, ce n’est pas l’endroit mais ce qu’on y fait. À trop miser sur les murs, on courrait le risque de négliger les personnes qu’ils accueillent et les dynamiques qu’elles y créent, qui sont la raison d’être de ces espaces. Cependant, pour nombre d’acteurs de la solidarité, bâtir des actions sur un terrain mouvant et éphémère est aussi problématique qu’insatisfaisant. Les travailleurs d’Aurore, aux Grands Voisins, soulignent combien il a été difficile d’abandonner ce site après des années de développement, et de faire retourner certains des résidents déboussolés dans les foyers d’urgence traditionnels.

Avertis de ces déconvenues, nombre de tiers-lieux tentent désormais de se garantir un cadre pérenne, et l’achat de murs en coopérative est une forte tendance actuelle. Le bâtiment des Terrasses Solidaires, à Briançon, a ainsi été acquis via une SCI créée pour l’occasion, et abondée par deux fondations (chacune à hauteur de 300 000 euros), une généreuse famille locale, et une soixantaine de citoyens ayant apporté le reste de la somme nécessaire. Du côté de Yes We Camp, suite à la signature d’une nouvelle convention d’un an avec le propriétaire des bâtiments de Coco Velten (courant jusque fin 2022), on travaille au possible « rachat citoyen » de cet espace marseillais, avec une mise de fonds collective, peut-être sous forme de foncière solidaire.

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Avenue Denfert-Rochereau dans le quatorzième arrondissement de Paris (photo prise en 2019), le tiers-lieu pionnier Les Grands Voisins a fermé ses portes en septembre 2020, après cinq ans d’occupation temporaire. Une expérience pionnière, qui a démontré à quel point le caractère éphémère de tels espaces peut s’avérer frustrant pour tous ses acteurs. ©© Sylvie Legoupi

Le mix économique pour garantir une certaine pérennité

Pour pérenniser l’aventure et sortir du piège d’un « urbanisme transitoire » qui finit souvent par trancher net les plus beaux élans, reste à trouver la recette d’un modèle économique stable et efficient (en 2019, 30 % des tiers-lieux nationaux accusaient un déficit). Et, ici aussi, le salut passe par le mélange des genres. Une partie des frais de fonctionnement peut être ainsi financée par la billetterie d’événements ponctuels, les recettes de bars et de restaurants, ou la location d’espaces à des particuliers ou à des structures partenaires.

Cette agilité économique, consistant à multiplier les sources de revenus, du financement participatif à l’activité marchande, du soutien public à la location privée, se retrouve à toutes les échelles, de l’immense Darwin bordelais au plus petit tiers-lieu rural. Au niveau national, on constate que les tiers-lieux ont développé un modèle économique hybride, reposant à 50 % sur des recettes propres et à 50 % sur des subventions publiques, provenant pour l’essentiel de la Région même si l’apport des communes et des EPCI (Établissement public de coopération intercommunale) est croissant, les élus soutenant cet effort qui assure des missions d’intérêt général de proximité.

Le partage d’expériences singulières pour essaimer

Autre interrogation soulevée par la vogue tiers-lieux : peut-on reproduire des modèles « clef-en main » ? En d’autres termes, existe-t-il une méthode universelle ou faut-il au contraire privilégier l’expérience unique – avec ses réussites mais aussi ses échecs éventuels – comme condition sine qua non de l’innovation ? Puisqu’il n’existe pas de mode d’emploi de l’inattendu, du non formaté, comment prédéfinir un cadre qui nourrisse l’improvisation sans la brimer, crée du collectif sans le formaliser et laisse la place à ce que Samuel Roumeau, en exergue de l’étude « Mille Lieux », nomme « les usages non anticipés » ?

Si le succès des tiers-lieux s’appuie sur le partage d’expériences, celui-ci fut dans un premier temps informel. Puis, pour assurer la mise en route des projets et leur bon fonctionnement, un nouveau métier est apparu : « facilitateur ». Son rôle : accueillir les visiteurs, recueillir leurs attentes et besoins et, le cas échéant, les orienter vers des services publics ou des structures associatives spécialisées. Certains tiers-lieux accueillent d’ailleurs des permanences d’acteurs du social. Créer, gérer et animer ce type si particulier d’espaces n’ayant rien d’évident, leur multiplication a conduit à la mise sur pied de formations destinées aux porteurs de projets, pour leur apporter des compétences, en compléter d’autres – notamment en matière de gestion de groupe, la pratique collaborative étant un art subtil –, et professionnaliser leurs parcours.

Des formations sur le terrain aux cursus universitaires
pour piloter un tiers-lieu

De nombreuses formations-actions sont déjà proposées. La plupart sont dispensées par des opérateurs aguerris de l’écosystème, d’autres émanent d’organes privés. Et l’université est entrée dans la danse. Créé par Yes We Camp avec l’Université Gustave-Eiffel, le diplôme universitaire « Espaces Communs » veut ainsi encourager, par un programme d’immersion, la multiplication de lieux partagés. Basée à Libourne, la Coopérative des Tiers-Lieux, à la fois « réseau, laboratoire et école des tiers-lieux », a mis sur pied début 2020 « Piloter un tiers-lieu », une formation certifiante pour de futurs « facilitateurs ». Ils sont guidés dans l’art d’animer un lieu et d’assurer son fonctionnement et son développement. Le cursus comprend vingt jours de formation répartis sur dix mois, avec des équipes pédagogiques présentes dans six régions (Nouvelle-Aquitaine, Hauts-de-France, Pays de La Loire, Occitanie, Île-de-France et Bretagne). C’est à partir de ce programme, et en partenariat avec La Compagnie des Tiers-Lieux, qu’a été créé en 2020 le premier master consacré à la création, à l’organisation et au développement de tiers-lieux à l’Université Polytechnique des Hauts-de-France.

Laurent Gardin, maître de conférences en sociologie et déjà responsable d’un master en ESS (« Gestion des territoires et développement local, tiers-lieux et dynamiques territoriales »), s’en charge. « Les étudiants sont tous déjà familiers des tiers-lieux, qu’ils soient éducatifs, culturels, inclusifs (ndlr : question du handicap) ou encore liés au co-working… Ils doivent, pour suivre cette formation, avoir un lieu d’alternance. C’est actuellement une petite promo d’une dizaine d’étudiants. Une partie des cours se réalise avec le Master développement local et ESS. »

Laurent Gardin milite pour faire reconnaître les tiers-lieux comme un courant à part entière de l’ESS. L’enseignement est axé sur la création et la gestion d’une communauté (développement des activités, programmation favorisant les échanges), l’ancrage territorial pour coller aux ressources et aux besoins locaux (associations, milieu entrepreneurial et collectivités) et la mise en place d’un modèle économique mêlant ressources propres et subventions. « Car pour trouver l’équilibre, souligne le chercheur, il faut être prêt à hybrider ses ressources. »

Apprendre des erreurs et échecs pour construire un projet réellement approprié aux besoins et à la situation

Richard Collin, délégué général de l’association Les Transitionneurs, ajoute un bémol : « La réussite n’est jamais reproductible. » Depuis ses débuts, la science du tiers-lieu s’est développée à travers la transmission de pair à pair, l’auto-formation, et l’enrichissement par l’erreur… Puis, comme toujours, le succès a attiré des ambitions plus ou moins légitimes. « Beaucoup se sont engouffrés dans la brèche, en se disant, tiens je vais faire consultant, je vais monter des tiers-lieux. Mais un tiers-lieux est très dépendant de son contexte, immobilier, politique, social, humain. Il n’y a donc pas de ‘’bonne pratique’’ en la matière, les succès ne sont jamais répétitifs. Il faudrait plutôt établir un catalogue des échecs. Ce qui compte, c’est l’engagement collectif. Le principal, c’est un environnement au service d’un groupe de personnes, qui invente, fait des projets, partage des valeurs, s’engage sur celles-ci. Et qui prend du plaisir ! »

Bien des expériences se passent donc de ces formations. Les plus rétifs craignent qu’elles ne débouchent sur un « formatage ». D’autres misent sur l’enthousiasme et l’inventivité de leurs forces vives. Si le WIP de Caen s’est inspiré d’autres projets d’envergure déjà existants, tels Darwin à Bordeaux ou la Belle de Mai à Marseille, il a tracé son propre sillon. « On a tout de suite identifié que le ciment d’un collectif ne pouvait pas être décrété, que le décloisonnement des publics ne pouvait pas non plus se décider a priori : c’est l’animation quotidienne avec un accueil soutenu qui le permet », souligne Hugo Simon, le directeur. « On n’a pas pour autant suivi de formations : personne ici n’avait auparavant géré ou contribué à un tiers-lieu. Les choses se sont construites en les faisant. De 2016 à 2019, la ‘’Cité de chantier’’ a en effet été un petit tiers-lieu de préfiguration, dix fois moins grand que la Grande halle actuelle, au sein duquel le collectif a appris à manier les leviers et identifié ce qui fait qu’un tiers-lieu peut fonctionner. »

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L’intérieur de la grande Halle du tiers-lieu le WIP (Work in Progress), tout près de Caen sur la friche de l’ancien atelier électrique de la Société métallurgique de Normandie. Un immense lieu qui s’est construit peu à peu et avec une grande souplesse, par une appropriation progressive de publics très divers. © Cyrus Cornut

Du bon usage de la permaculture sociale

La mouvance possède un atout essentiel : les nombreux réseaux de mise en commun et de libre partage d’expériences entre acteurs des tiers-lieux. Ces échanges ouvrent des opportunités de collaboration qui, à leur tour, produisent un terreau où tester de nouvelles plantations. Mais l’enjeu ne serait-il pas demain d’étendre ces principes et ces mécaniques de partage d’expérience et d’expertise au-delà même de l’écosystème des tiers-lieux ? Dans ceux de l’Économie sociale et solidaire au sens large, du care, mais aussi du médico-social et de la santé ? Le développement en cours des tiers-lieux dans le soin gagnerait en effet beaucoup à l’extension de cette « permaculture sociale » d’ores et déjà si importante du côté des tiers-lieux de première génération.

Avec deux autres tiers-lieux normands, le Dôme et le Café des Images, le WIP porte par exemple un projet baptisé « Territoires partagés » de remobilisation vers l’emploi (en partenariat avec quatre structures : l’association des Amis de Jean Bosco, Cap Sport, l’École de la deuxième chance et la Cravate solidaire). Le but : détecter, accueillir et accompagner vers l’emploi des « invisibles » restés à l’écart des parcours administratifs ou ayant perdu confiance dans les institutions, et construire avec eux des actions dans lesquelles ils voudront s’impliquer. La méthode : créer des parcours d’apprentissage par le faire, en capitalisant sur les compétences et les activités plurielles des tiers-lieux et de leurs partenaires.

Sur le même modèle, le Moulin Digital d’Alixan recrute pour Cédille, le « réseau des tiers-lieux drômois », des bénéficiaires du RSA qu’il forme au métier de « facilitateur », puis les emploie pour animer les espaces du réseau. Ce dispositif a permis de créer vingt emplois locaux en cinq ans. Tous, en retour, contribuent par leur parcours à enrichir les tiers-lieux.

Ce type de partenariats transverses, il est vrai long et difficile à monter avec des organisations plus anciennes, devrait se développer demain sur les territoires de l’ESS ainsi que du médico-social et de la santé. Il repose autant sur la capacité d’initiative et d’ouverture des acteurs que sur un ancrage territorial fort, permettant à chaque acteur d’évoluer en s’appuyant sur les expériences des autres. Mais même si cet ancrage territorial des projets semble constituer un garde-fou contre le risque de reproduction aveugle de recettes toutes faites – qui forcément ne marcheraient guère, suscitant des déceptions –, ce succès tous azimuts du concept de tiers-lieu n’est paradoxalement pas sans danger.

Se prémunir des effets de la mode

En 2022, il n’est pas un appel d’offre public, un projet d’aménagement privé, un magazine d’information municipal omettant de décliner les vocables en vogue : « inclusion », « mixité », « hybridation », « démocratie participative », etc. Encore considéré avec circonspection il y a peu, voilà cet « espace alternatif » devenu mantra de l’action publique et du développement local, comme de l’entreprenariat privé.

« Tout doit devenir ‘’tiers-lieu’' », se désole Yoann Duriaux. À tel point que le risque de voir ce concept galvaudé dégénérer en coquille vide ne peut être ignoré. En tous cas, on constate d’ores et déjà un malentendu. Rappelons-le, un tiers-lieu se caractérise par « des rencontres improbables et des collaborations hors de tout lien hiérarchique », pour reprendre la définition du sociologue Antoine Burret. C’est là toute sa valeur. Or, si ces endroits sont investis ou encadrés par l’institution publique ou le capital privé, comment s’assurer qu’un contrôle vertical ne viendra pas à terme stériliser une puissance d’innovation qui vient précisément de leur fonctionnement « hors cadre » et autogéré ? La question demeure en suspens, même si des exemples commencent à fournir des éléments de réponse.

Établir des modèles de co-construction ?

Lancé à l’été 2019, le programme interministériel « Nouveaux lieux, nouveaux liens » est emblématique de cette conversion. Il s’agit de viser le déploiement de nouveaux espaces de service public et la structuration de « l’écosystème tiers-lieux » par le financement de 300 « têtes de réseau », avec l’ambition de résorber une partie des fractures sociales, géographiques et numériques du pays. Fin 2020, le gouvernement labellisait ainsi ces 170 premières « Fabriques Numériques de Territoire », implantées en priorité dans les territoires isolés et les quartiers urbains prioritaires – un apport de 75 000 à 150 000 euros sur trois ans devant donner à chacune de ces « fabriques » le temps d’atteindre l’équilibre économique.

Ce soutien, qui se veut exemplaire « d’une politique coconstruite entre l’État et les acteurs de la filière », est orchestré par l’Agence Nationale de la Cohésion des territoires (ANCT) et France Tiers-Lieux. Ces « fabriques » devront servir de point d’appui au développement local d’activités économiques, sociales et écologiques, en réunissant « une communauté d’acteurs citoyens, animée par des valeurs de partage, l’ambition de produire des biens communs et d’agir pour l’intérêt général. »

Des manufactures de proximité pour se rapprocher des besoins des territoires

C’est dans de pareilles perspectives qu’à l’été 2021, le gouvernement a débloqué 130 millions d’euros, tirés du plan post-crise sanitaire baptisé « France relance », pour mettre en réseau des tiers-lieux. Et à lire la présentation de France Tiers-lieux, l’enjeu économique est central : aux côtés de la transition et de la cohésion, la « compétitivité » complète l’axiome programmatique. « En quelques années, les structures qui portent les tiers-lieux sont devenues actrices du tissu économique, en lien étroit avec les autres acteurs locaux – entrepreneurs, entreprises et collectivités territoriales – générant un chiffre d’affaires cumulé de 248 millions d’euros. »

Fin 2021, France Relance labellisait ainsi vingt « Manufactures de proximité », des « tiers-lieux productifs » animant et apportant des services à une communauté professionnelle d’artisans – une dizaine de filières représentées en fonction des savoir-faire historiques des territoires. Après une phase d’incubation accompagnée, un soutien financier (260 000 euros par projet) pourra être accordé. En avril 2022, naissait un Groupement d'intérêt public liant France Tiers Lieux et l'État, représenté par quatre ministères (Aménagement du territoire, Travail, Enseignement supérieur et Petites et moyennes entreprises) et l’ANCT. Y voyant « l’assurance d'une politique à la fois pérenne et coconstruite, avec des moyens renforcés et plus d’agilité avec des ministères mobilisés, pour mener des actions d’intérêt général au plus près des citoyens », Patrick Levy-Waitz, président de France Tiers-Lieux, prenait tout de même le soin de conclure : « Il nous faudra être attentif à éviter toute normalisation, toute institutionnalisation. » Aurore Dandoy, du réseau RGCS (Research Group Collaborative Spaces), un think tank indépendant sur les nouvelles pratiques du travail, pointe un dangereux écueil : « Ceux qui visent les subventions publiques pour ouvrir un tiers-lieu vont devoir répondre à des appels d’offres et donc faire correspondre leurs projets à un cahier des charges. »

Les bases d’un partenariat innovant avec l’État

Quoi qu’il en soit, la question de la part à accorder aux subventions publiques comme aux participations privées dans leurs projets divise fortement les acteurs, à l’image de la diversité des modes de gestion des tiers-lieux : 62 % fonctionnent sous statut associatif, 26 % en SARL, SAS ou SA, 8 % en SCIC ou SCOP. Et tandis que près de 70 % ont noué un partenariat avec leur collectivité territoriale, un bon quart n’est soutenu par aucun acteur public. De même, si la crise sanitaire a prouvé l’efficacité des tiers-lieux pour tisser en urgence des solidarités, elle a aussi mis en lumière certaines de leurs limites, à commencer par celle du modèle locatif comme base quasi unique de revenus.

La solution passerait-elle par un changement de paradigme ? Oui, selon Lucile Aigron, directrice générale de la Coopérative des Tiers-Lieux, qui écrivait dans une tribune intitulée « Décentraliser la solidarité » et parue dans Libération en janvier 2021 : « C’est tout l’enjeu de la décentralisation : concevoir des politiques publiques qui offrent un cadre suffisamment souple pour que ses mises en œuvre puissent tenir compte des besoins, compétences et initiatives locales. » « Les institutions sont gênées », complète Richard Collin, « parce que leurs processus démocratiques organisés par la représentation diffèrent de ces modèles de construction de collectifs, de concertation citoyenne. »

Les tiers-lieux à la croisée des chemins

De son côté, Laurent Gardin juge l’évolution récente plutôt encourageante, au su des enjeux liés à la propriété du lieu. « Je ne suis pas pro-institutionnalisation, mais je vois la fragilité des tiers-lieux. Et mon sentiment est que s’ils n’arrivent pas à contractualiser – mise à disposition de locaux, moyens pour financer en partie des postes de facilitateurs –, ils vont soit prendre une direction néolibérale, en tentant de faire un maximum de business, soit s’enfermer dans une alternative libertaire au risque de s’épuiser. » L’avenir semble s’écrire entre ces lignes de fond.

C’est ce que confirme le sociologue Antoine Burret, auteur de l’essai Tiers-lieux et plus si affinités (FYP édition, 2015) et co-initiateur du programme Pouvoir d’Agir en Tiers-Lieux (PATL) soutenu par la Fondation de France pour défendre les droits des individus et leurs capacités d’action collective en complément des pouvoirs publics et privés. Dans une interview récente il préconise de « ne pas consacrer le tiers-lieu comme un objet de politique publique » et « de conserver, outre la diversité de formes, celle des financements, et du modèle choisi ». À le lire, cette ouverture à tous les possibles est la clef pour préserver « l’intention initiale des tiers-lieux, celle de créer ce lieu de la rencontre et de la critique », et permettre tous types de croisements, non seulement avec les services publics, mais avec ces territoires du soin et de l’accompagnement des personnes qui ont, de fait, tout à gagner à s’inspirer de l’esprit, à travailler avec des tiers-lieux voire à en créer demain eux-mêmes. « Gageons », ajoute le sociologue en quelques mots qui pourraient s’adapter à cette évolution en cours, « que les moyens alloués pour les soutenir soient là pour préserver cette hybridité et ce “sortir de chez soi” qui les caractérisent. » C’est à ce prix que les tiers-lieux démontreront toute leur potentialité dans des territoires qui, au tout départ, n’étaient pas vraiment les leur.

Découvrez également les quatre premiers volets de notre enquête :

- Tiers-lieux : là où l’open coule de source (1)

- Tiers-lieux : là où l’open coule de source (2)

- Tiers-lieux : là où l’open coule de source (3)

- Tiers-lieux (4) : de nouveaux outils de soin ?

En savoir plus

Données en plus

Il y aurait actuellement entre 2 500 et 3 000 tiers lieux en activité en France. Plus de deux millions de personnes ont poussé la porte d’un tiers-lieu en 2020. Près de 200 000 personnes y travaillent au quotidien. Quelque 7 000 personnes les gèrent et les animent. Ils auraient réalisé en 2020 un Chiffre d’affaire cumulé de 250 millions d’euros.

L’État a mobilisé, via la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) et la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV), 40 millions d’euros qui seront affectés d’ici 2024 pour améliorer les résidences autonomie et notamment y développer des projets de tiers-lieux. L’État va aussi financer, à hauteur de 3 millions d’euros, 25 tiers-lieux en EHPAD, grâce au plan d’investissement du Ségur.