25 mars 2020. Au neuvième jour du confinement, Frédéric Brun présente les pratiques mises en place au sein d’Entr’aide à domicile, l’une des associations qu’il préside, ainsi que de premiers enseignements de cette crise sanitaire. L’occasion de rappeler que lors de nos applaudissements des soignants à 20 h, les acteurs de l’aide à domicile qui se dévouent auprès de nos aînés devraient y être associés. Interview.
Solidarum : Pouvez-vous rappeler ce qu’est Entr’aide à domicile ?
Frédéric Brun : Entr’aide à domicile a été créé en 1974. C’est un service autorisé par l’Agence régionale de santé et la Commission régionale médico-sociale. Il a quasiment le même statut qu’un EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), mais à domicile. Avec les mêmes contraintes d’évaluation interne et externe, de certifications, un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens avec sa tutelle - le Département - et un agrément sur une région. Pour des raisons de fonctionnement et de transport, et bien qu’il soit agréé sur toute l’Île-de-France, son activité concerne à 90 % le 15e arrondissement de Paris et rayonne autour : 7e, 14e, 16e, Issy-les-Moulineaux et Vanves.
Entr’aide à domicile a 28 salariés, dont 26 sur le terrain. Le service réalise 2 000 interventions à domicile par mois et compte presque 200 clients-usagers – des femmes pour la plupart –, d’une moyenne d’âge de 84 ans, en perte d’autonomie, vulnérables et souvent isolés. Il intervient aussi auprès d’une douzaine de personnes en situation de handicap.
Il faut rappeler que les personnes complètement isolées perdent trois mois de vie par an. Quand la perte d’autonomie est la plus grande (avec lit médicalisé…), nous participons à l’accompagnement avec un ensemble d’acteurs comprenant des soignants, des infirmières, des gardes de nuit, etc. Mais la plupart du temps, nous sommes quasiment seuls à intervenir, pour l’aide à la toilette, aux repas, au ménage, les courses, le lever, le coucher. Le reste de l’accompagnement nous a conduits à développer deux outils. D’abord, Mix’âge, un centre intergénérationnel créé en 2007, qui propose de la sophrologie, de la gymnastique douce, du théâtre, des brunchs musicaux, etc. Puis Jardin’âge, le premier jardin partagé du 15e arrondissement, créé en 2008, avec une forte composante sanitaire et sociale.
Les métiers de vos salariés impliquant le contact, quel a été le constat de Entr’aide à domicile à l’arrivée de l’épidémie ?
Notre constat a été le même que celui de tout le monde : une progression régulière des exigences. En tant qu’ancien inspecteur général de l’agriculture, j’avais coordonné la lutte contre la pandémie grippale, ce qui s’est révélé une expérience très utile. J’ai donc pu aider mes organismes à anticiper. Mix’âges a fermé trois semaines avant le confinement. Jardin’âge aussi.
Pour Entr’aide à domicile, une semaine avant le confinement, nous étions en ordre de bataille pour faire face aux difficultés.
Le premier enjeu a été de stabiliser le personnel puisque les crèches et les écoles ont fermé, donc ceux qui avaient des enfants se trouvaient en arrêt de travail. C’est ce que le gouvernement avait proposé pour les salariés qui ne disposaient pas de solution de substitution.
Le deuxième élément était la crainte. Nous essayons de ne pas dépasser quatre interventions quotidiennes par aide à domicile. Mais si l’aide fait les courses, par exemple, il y a une multiplication des contacts, qui évidemment fait courir des risques. Donc nous avions un problème de responsabilité. Il fallait les doter de masques, de gants et de gel, ce que nous avions anticipé, même si nous n’avions pas tout le stock médical que désormais nous savons indispensable d’avoir.
Un troisième élément, qui a un peu compensé la défection de personnel liée à la garde d’enfants, c’est qu’environ 15 % des personnes âgées ont préféré stopper toute visite extérieure, y compris de leur aide à domicile, pour s’appuyer sur leurs enfants. Donc, l’un dans l’autre, nous arrivons à couvrir la totalité des besoins.
Sur les 25 aides à domiciles, une était bloquée au Maroc, une autre en congés maladie, et cinq devaient garder leurs enfants. Sur les 18 qui se sont rendus disponibles, il n’y a eu aucune défaillance. Ils et elles assurent leur mission au quotidien, avec une vraie conscience de son caractère essentiel. Il n’y a pas besoin d’en rajouter pour motiver les troupes. Ce sont même les professionnels qui tirent vers l’avant la structure. On ressent le dévouement et le professionnalisme des aides à domicile, qui sont pourtant un peu les invisibles du médico-social. On parle beaucoup des soignants. Tous les soirs, on les applaudit. Mais on oublie les aides à domicile qui sont par dizaines de milliers toute la journée dans les rues pour s’occuper des personnes âgées.
Quelles solutions avez-vous trouvées et avec quels soutiens ?
Concernant les impératifs de gardes d’enfants, les solutions de substitution ne sont venues que très partiellement et très tard. Sauf de la part de la Mairie de Paris qui a fait un effort et a ouvert des crèches de substitution, dont l’une de nos salariées a pu bénéficier. On s’y est pris dès le 15 mars avec Anne Hidalgo, avec qui nous avons pu apporter une solution : disposer d’appartements, de studios libres, dans le 15e arrondissement pour éviter des transports trop longs aux aides à domicile qui acceptaient de se délocaliser. Deux des salariées, dont une avec enfant, ont pu en bénéficier dès le 16 mars. Cela nous aide beaucoup, notamment pour limiter les contacts.
Par ailleurs, les masques étaient une denrée très rare. Là aussi, la direction de l’Action sociale de la Mairie de Paris a très vite réagi. Dès le mardi, premier jour du confinement, un petit stock de masques a été mis à disposition. Nous ne sommes pas dans la situation des soignants hospitaliers. Les aides à domicile n’utilisent qu’un masque par jour.
Quelles autres idées ont pu être mises en pratique ?
Une solution s’est mise en place grâce aux bénévoles, avec lesquels nous n’avons pourtant pas l’habitude de travailler. En effet, pour nos aides à domicile, faire les courses et le repas, par exemple, implique une relation étroite, diététique, des choix de produits, etc. Cela fait partie du métier. Ce n’est pas Deliveroo. Mais maintenant, faire les courses prend plus de temps. Il faut faire la queue. J’ai su que des bénévoles proposaient leur aide pour passer des coups de fil par exemple. J’ai trouvé cela super. Je cherchais la manière de mettre en œuvre cette aide quelques jours avant le lancement de la plateforme de la Réserve civique-Covid 19 (covid19.reserve-civique.gouv.fr). Nous avons publié une annonce dès le 23 mars à 7 h 15 et, à 8 h 30, 30 volontaires répondaient présent. Ils s’ajoutent à une quinzaine de bénévoles actifs dans l’engagement de proximité. Leur mission consiste à faire les courses pour une personne âgée et à les déposer devant sa porte, sans autre contact que la parole à travers la porte, et surtout en lien avec l’aide à domicile qui assure la coordination et donne les instructions. Pour minimiser l’exposition des bénévoles, leur rayon d’action est de 300 mètres autour de chez eux.
Autre chose : nous avions demandé aux salariés bloqués à la maison d’effectuer un suivi téléphonique de leurs clients, en particulier ceux qui ont mis fin à toute intervention pendant la crise, pour prendre de leurs nouvelles, savoir s’ils avaient besoin d’un coup de main, si leurs enfants s’occupaient bien d’eux. Et nous lançons demain pour ces salariés une action de téléformation et de sensibilisation que nous avons construite en dix jours : nous leur proposons de suivre à distance deux cours par jour de 15 minutes sur des sujets de leur métier.
Y a-t-il des idées que vous avez envisagées puis écartées ?
Nous faisons partie d’un groupement qui s’appelle Réseau Culture Ville Santé, qui dispose d’un fourgon Ford de 9 places. Nous avons pensé à des maraudes collectives qui auraient pu se faire avec l’aide de bénévoles ayant dû arrêter leurs distributions de repas aux démunis. Ils étaient très volontaires, pas par inconscience, mais par choix. Mais passer chez les gens, ce n’est pas jouable. C’est trop risqué.
D’autres réponses sont-elles en cours d’étude ?
Honnêtement, la réflexion qui est en cours aujourd’hui, c’est le scénario catastrophe. Nous avons maintenu la totalité de nos missions et le nombre d’heures effectuées mensuellement, même en mars. Nous avons recruté deux salariés au cours du confinement, qui commencent le 1er avril, pour faire face au mois prochain. Donc on y arrive. On a élagué aussi du côté du ménage et de l’entretien, pour pouvoir assurer la totalité des missions à 18 au lieu de 25. Cela montre la force de conviction et le dévouement des professionnels et l’importance du planning. Mais dans la durée, on peut imaginer que des salariés craquent et disent « stop ». Donc on travaille sur un scénario où l’on devrait assurer avec les deux tiers de l’effectif. L’idée, ce n’est pas d’en rajouter, mais de travailler sur le resserrement des présences, pour que les agents ne soient pas sur une amplitude horaire trop grande, loin de chez eux. Pour l’instant, on ne prend aucun nouveau client. La vague arrive. Elle est là. Mais aucun salarié n’est touché, ni aucune personne âgée. C’est déjà pas mal.
Quelles leçons peut-on déjà tirer de cette crise sanitaire pour demain ?
La première leçon, c’est que les outils informatiques et les outils de réseau sont absolument fondamentaux et extraordinaires. Entr’aide à domicile a la chance d’être très informatisé, de disposer d’un progiciel complet de gestion de planning, d’un smartphone très évolué pour chaque salarié et d’une messagerie collaborative centralisée.
La deuxième, je l’espère, c’est que le métier va gagner en reconnaissance. La hiérarchie instituée par certains pharmaciens pour distribuer les masques en priorité aux soignants, alors qu’une circulaire officielle incluait les services à domicile, est un signe de cette sous-estimation de l’aide à domicile.
La troisième concerne l’amélioration des conditions d’habitat des intervenants, liée au fait que les aides à domicile, bien qu’ayant une utilité sociale profonde, ont parmi les plus bas salaires de France et habitent souvent loin de leur lieu d’activité. Je pense qu’une bonne politique des municipalités de grandes villes, serait d’ajouter le critère « aide à domicile aux personnes âgées » pour l’obtention des logements sociaux dans l’arrondissement où ils interviennent.
D’autres enseignements ?
Je crois également que la démarche d’intégration de bénévoles dans une problématique professionnelle va gagner du terrain. Parce que les volontaires vont prolonger leur action. Quel serait l’obstacle clé ? C’est que faire les courses, par exemple, fait partie de notre métier et que l’on est payés pour cela. Pour des raisons de facturation, beaucoup d’associations vont préférer que ce soit leur salarié qui le fasse. Mais il y a une intelligence à trouver, avec des échanges de services qui ne pénalisent pas le financement.
Je pense aussi que les gens vont comprendre que le volontariat de voisinage n’est pas suffisant en matière de vieillissement et que derrière l’aide à domicile il y a un vrai métier. Dans le cadre du parcours d’accompagnement, on pourrait créer des trios avec une aide à domicile, un bénévole et une personne âgée. En janvier, nous avions démarré un projet expérimental avec une AMAP (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne). L’idée était qu’un de leurs bénévoles amène un demi-panier à l’aide à domicile ou à la personne âgée et que tous trois le cuisinent, pour ensuite faire un compte-rendu culinaire, etc. Ce projet a été mis en veille, mais cette idée de trio est toujours là. C’est une occasion en or de tisser des liens. De fait, les personnes âgées qui bénéficient d’un plan d’aide ont tout autant besoin que les autres de l’apport bénévole.