« Si les personnes sans domicile fixe ont besoin d’un toit, elles ont tout autant besoin de relations humaines. » C’est fort de ce constat que l’association Lazare développe depuis 2011 l’habitat en maison partagée dans diverses villes de France et d’Europe. De jeunes actifs volontaires y cohabitent avec des personnes de la rue afin de les aider à se reconstruire. Reportage dans les maisons Lazare d’Angers et de Nantes, fin août 2019.
Élisabeth Schneider
« La rue, c’est très dur. J’ai passé cinq ans sous tente. On a toujours ses affaires avec soi et un œil ouvert, on est méfiant… Il y a un grand sentiment de liberté quand on quitte tout ça. Les gens ne nous regardent plus de la même façon quand on a un toit. » À 63 ans, Alain vit une renaissance depuis qu’il est hébergé à la maison Lazare de Nantes. « J’avais pris l’habitude de venir aux déjeuners de l’amitié (organisés une fois par mois, ndlr) puis je me suis familiarisé avec l’équipe avant d’intégrer la coloc’. » 300 euros de loyer et 80 euros de participation aux frais lui permettent d’enfin revivre « normalement » depuis six mois. C’est tout l’enjeu de l’association Lazare, qui propose des appartements en colocation, non mixtes, de 6 à 10 personnes chacune.
Élisabeth Schneider
Les colocations sont habitées par des personnes qui ont vécu à la rue et de jeunes actifs bénévoles. Chacun dispose d’une chambre individuelle. Les espaces cuisine, salon et sanitaires sont communs. Pour être accepté dans la coloc’, il faut passer un entretien, voire participer à un dîner ou à un week-end d’intégration. « Nous devons faire attention au délit de faciès, surtout avec le public qui est le nôtre », analyse Mathieu, nouveau responsable de la maison d’Angers. À l’inverse, un mauvais choix peut mettre à mal une coloc’. Comme le dit Sarah, qui a été volontaire deux ans à Nantes : « La capacité à se remettre en question est essentielle. Rien n’est figé, on apprend toujours et tout le temps de l’autre. »
Élisabeth Schneider
Les maisons se trouvent en ville – à l’exception de celle de Vaumoise dans l’Oise. Y cohabitent les volontaires, actifs de 25 à 35 ans qui s’engagent à se rendre disponibles pour gérer la colocation, et les accueillis, personnes sans logement à la rue, en foyer d’hébergement collectif ou en séjour provisoire à l’hôtel. Enfin, une famille responsable dirige la maison, comme à Angers celle de Pierre-Georges (en photo), entrepreneur de 43 ans qui a partagé pendant près de quatre ans – le maximum prévu étant de trois – le quotidien de gens qui ont des parcours de rue. « Lazare, ce n’est pas faire de la réinsertion – on n’est que des bénévoles –, c’est juste “vivre avec”. C’est plus qu’un toit : une vie ensemble, un rythme de maison, des sorties… C’est ça qui fait la différence. Parce que, quand on rigole, quand on fait un repas, un anniversaire, on est entre amis. »
Élisabeth Schneider
Basée sur des valeurs chrétiennes et prenant place dans des demeures appartenant souvent à l’Église, Lazare privilégie le « vivre ensemble » pour permettre aux personnes sans domicile fixe de se reconstruire. Si les volontaires comme les familles responsables sont catholiques pratiquants, il n’y a aucun prosélytisme dans ces foyers. « Les accueillis viennent aux prières s’ils le souhaitent. Et nos maisons accueillent tout le monde : des musulmans, des athées virulents… Cela engendre de belles conversations et, souvent, nous bouscule dans nos convictions », se félicite Mathieu, nouveau responsable de la maison d’Angers, pour qui Lazare permet de vivre « sa foi en action, au quotidien, à proximité des pauvres ».
Élisabeth Schneider
« Volontaire, c’est un engagement concret, au quotidien. Je suis restée vingt mois, je m’en vais parce que j’ai fait mon temps. Je reviendrai régulièrement pour garder un lien. Il faut faire attention à ne pas trop s’investir : à vouloir sauver les gens, on risque de s’épuiser. J’ai eu besoin de voir un psychologue pour relativiser et ne pas prendre mon rôle trop à cœur », confie Isabelle, 24 ans, infirmière qui a été responsable de coloc’ à Angers pendant plus d’un an. Lazare travaille avec des associations spécialisées et des assistantes sociales qui accompagnent les accueillis. Ces associations s’engagent également dans le suivi de réinsertion et les parcours d'autonomie des personnes auparavant sans abri, volets que Lazare ne couvre pas.
Élisabeth Schneider
« Vivre en coloc’, ça a plus de sens que donner de l’argent ! » À 29 ans, Jean-Baptiste est volontaire et responsable de coloc’ à Angers depuis plus d’un an. Toutes les semaines, ce juriste organise le planning hebdomadaire et la répartition des tâches : les courses, la cuisine, la vaisselle, etc. « Des tensions apparaissent parfois, notamment les soirs de fête, où les souvenirs de la vie d’avant peuvent resurgir et parasiter l’ambiance. Les règles du bien vivre sont communes : pas de violence, ni d’alcool, ni de drogues, ni d’armes… et des chaussons dans la maison ! », rit-il avant d’ajouter, plus triste : « Un coloc’ a déjà été renvoyé pour violences verbales. »
Élisabeth Schneider
En 2017, les membres des familles responsables représentent 24 % des résidents Lazare, les volontaires 32 % et les accueillis 44 %. Lazare héberge actuellement environ 200 personnes, dont un tiers de femmes, comme la quinquagénaire Freddie, depuis quatre ans à Nantes, après avoir vécu plusieurs mois à la rue. « On ne ressort pas de Lazare comme on y est entré. Il y a un mois, je pouvais parler de l’avant et du maintenant. Maintenant, je peux aussi parler de l’après. Lazare est un tremplin : certains accueillis retrouvent un travail, d’autres un logement. » Dans cette perspective, les maisons Lazare proposent des « studios d’envol » aux accueillis ayant besoin d’être seuls, comme un prélude avant de repartir voler de leurs propres ailes.
Élisabeth Schneider
La proximité de Lazare avec l’Église lui autorise des liens privilégiés avec certaines communautés chrétiennes « qui ont de grands bâtiments vides à prêter », indique Pierre-Georges, ancien responsable d’Angers. Cela permet aux maisons de s’autofinancer presque entièrement. C’est le cas à Nantes, où le bâtiment est prêté pour trente ans par le diocèse. Les locaux ont été rénovés juste avant que Lazare ne débute son activité dans la ville, en décembre 2014. À l’été 2019, un mécénat avec Bouygues a permis de refaire les bureaux et de construire trois studios. « On essaye aussi de financer nos activités : on a organisé dernièrement une vente de bougies, qui a bien fonctionné. On fonctionne avec des dons et des ventes, nous n’avons pas de subventions », insiste Freddie.
Élisabeth Schneider
La maison d’Angers est installée dans le monastère des Bénédictines du Calvaire. Les colocations hommes (7 places) et femmes (6 places) se trouvent dans deux bâtiments mitoyens. Un jardin permet d’organiser des fêtes, en particulier un repas le vendredi soir qui permet d’accueillir des invités (photo), en plus des colocataires qui ont aussi un repas hebdomadaire obligatoire entre eux. « La colocation m’a permis de m’ouvrir aux gens, dit Dominique, 28 ans. Être entouré, ça aide. J’ai été étonné par la bienveillance qui règne : c’était bizarre pour moi, qui ai eu une enfance difficile. En même temps, chacun a sa vie propre et peut s’isoler dans sa chambre. » Présent depuis deux mois après un week-end d’essai puis l’entretien d’intégration, Dominique pense « rester quelques mois, un an, le temps de passer le permis, de trouver un boulot, de m’installer… Surtout, ne pas aller trop vite. »
Élisabeth Schneider
Plus grande que celle d’Angers, la maison de Nantes comprend, sur 4 étages, une coloc’ de 8 femmes, 2 de 6 et 9 hommes, 7 studios et l’appartement de la famille responsable. Elle accueille aussi une coloc’ Marthe & Marie, l’équivalent de Lazare pour les femmes enceintes et leur bébé. Quinze bébés sont ainsi nés à Nantes. Au complet, la maison abrite 45 habitants. Elle dispose d’une salle commune où se tient le « déjeuner de l’amitié » chaque premier dimanche du mois. Le jeudi après-midi, l’association des Amis de Lazare propose aux mères et anciennes mères hébergées de « M&M » des ateliers (bricolage, sortie, cuisine, etc.). « Il existe un lien particulier entre nous. Les autres peuvent prendre le relais dans les moments difficiles. Ça m’est arrivé de les solliciter quand le petit pleurait trop », se souvient Sandrine, 24 ans, jeune maman arrivée en juillet 2019.
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« Demain, c’est le “déjeuner de l’amitié”. On me demandera de déclamer un poème. J’ai édité 38 livres et écrit beaucoup de chansons. J’ai aussi été l’ami de Brel, Brassens, Mouloudji, etc. » Serge, 66 ans, était accueilli depuis cinq ans à Nantes. « Je suis arrivé suite à une agression grave, au cours de laquelle j’ai failli perdre la vie. » Aujourd’hui, il a rassemblé toutes les affaires de son studio (livres, disques, lettres, etc.), il est fin prêt pour le grand déménagement. « J’attends une décision de l’assistante sociale afin de partir pour Sète, revoir mon pays natal. Et si ça ne fonctionne pas là-bas, Lazare me laisse la possibilité de revenir ! »
Élisabeth Schneider
Dans l’ensemble, 500 personnes gravitent autour des maisons Lazare (locataires, amis extérieurs, anciens, etc.). 85 % des anciens « accueillis » ont quitté Lazare pour habiter dans un logement autonome. Fondée par Étienne Villemain en 2011, sur le modèle de l’Association pour l’amitié (Apa) qu’il avait déjà créé en 2006 à Paris, l’association se développe très rapidement. Installée dans 8 villes en France (Lyon, Nantes, Marseille, Toulouse, Angers, Lille, Vaumoise, Valence) ainsi qu’en Europe (Bruxelles, Madrid), elle envisage d’autres implantations, à Rennes, Grenoble, Strasbourg et Bordeaux, ainsi qu’au Mexique.
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Données en plus
En 2017, l’association Lazare bénéficiait d’un budget total de presque 1,5 million d’euros, provenant des produits des maisons (loyers et activités) pour 330 000 euros, de dons privés (763 000 euros) et de subventions publiques (plus de 300 000 euros, ce qui correspond au montant du concours La France s’engage, gagné par Lazare en 2016). Elle a ainsi pu couvrir ses charges de fonctionnement et de développement à hauteur de 98,5 %. Toujours en 2017, Lazare a été aidé par 27 fonds de dotations, fondations et entreprises, ainsi que 510 donateurs individuels (montant moyen du don : 359 euros).
En 2020, Lazare espère héberger 250 personnes (50 de plus qu’aujourd’hui) et lever près de 10 millions d’euros de fonds en deux ans (2019-2020) pour financer ses projets.
Publication / Mise à jour : 12.12.2019