Ars Legendi : les bienfaits du lire ensemble

ars_legendi_2_72.jpg

L’association niçoise Ars Legendi a développé des outils numériques et une méthodologie innovante pour aider des élèves en difficulté à apprendre le français.

« Cela faisait déjà très longtemps que je travaillais sur les pratiques de lecture et je m’étonnais qu’on n’aille pas plus loin dans le travail pédagogique. Il existait en fait un certain nombre de blocages, en particulier sur un point : au début des années 2000, on privilégiait encore une conception de la lecture extrêmement solitaire. On considérait que l’enfant devait lire seul, que l’autonomie du lecteur était l’objectif unique et indépassable. Mais quand on n’est pas encore autonome, justement, on a du mal à lire seul… » Après une longue carrière d’instituteur, puis la direction d’une école élémentaire, Christian Jacomino a créé en 2003 Ars Legendi. Littéralement, en latin : « L’art de la lecture ».

Une ONG pédagogique

Ars Legendi œuvre à Nice dans le cadre d’un DLA (dispositif local d’accompagnement). L’association compte une trentaine de membres, deux à trois salariés en emplois aidés et des jeunes en service civique. Ciblant un public fragile tout en s’adressant aux élèves des écoles, elle dépend essentiellement d’une aide du Conseil départemental en échange de son intervention dans les collèges, et bénéficie de petits financements des communes qui lui permettent d’intervenir dans les écoles élémentaires et d’aider les associations. Ars Legendi se définit en effet comme une « ONG pédagogique » qui vient en aide à des associations de terrain en  leur apportant son outil et ses méthodologies. « L’an dernier, des associations de femmes musulmanes voulaient améliorer leur niveau en français et trouver les moyens pour accompagner la scolarité de leurs enfants, mais elles n’avaient pas les outils. Nous les avons aidées avec le renfort de quelques étudiants. C’est passionnant et ça ne demande vraiment pas des sommes extraordinaires. »

L‘illettrisme constitue en effet un terrible handicap, qui génère à coup sûr précarité et exclusion. Et la fracture sémantique semble dans notre pays un phénomène massif. En 2011, les résultats des Journées Défense et Citoyenneté révélaient ainsi que 30% des jeunes Français de dix-sept ans ne savaient pas lire correctement ! Notre pays ne figure d’ailleurs qu’en vingt-neuvième position (sur quarante-cinq nations) du dernier classement Pirls (Programme international de recherche en lecture scolaire). Bref, en moyenne, un écolier français de dix ans lit moins bien que ses homologues européens... Ce ne sont pourtant pas les bonnes volontés qui manquent.

Les leçons du passé pour s’inscrire dans le présent

Située en centre-ville de Nice, l’école élémentaire qu’a dirigé Christian Jacomino accueille une importante population immigrée : des élèves dont les parents parlent une autre langue, et pour lesquels un bon apprentissage du français constitue un enjeu crucial. Ayant pris sa retraite au moment où naissait son projet, l’instituteur a passé une thèse de linguistique à la Sorbonne (sous la direction d’Alain Bentolila, auteur d’une vingtaine d’ouvrages consacrés à ces questions), validant la voie qu’il avait commencée à emprunter au sein de l’institution : vers une réévaluation des pratiques traditionnelles d’apprentissage du français.

« La tradition, dans tous les pays du monde, est celle d’une lecture collective, qui mobilise la mémoire et porte sur des textes que la communauté considère comme très importants. Une pratique dont nous nous sommes fortement écartés. Or elle a fonctionné dans toutes les grandes civilisations. »

Cette référence à la tradition n’exclut en rien l’inscription dans le présent. C’est en embrassant avec enthousiasme les nouvelles technologies que Christian Jacomino a en effet développé les outils adaptés à sa méthode expérimentale. Depuis dix ans, son association édite les « Moulins à paroles (M@P) » : des mini-livres numériques spécialement conçus pour l’apprentissage du français. Chaque volume est consacré à une courte œuvre littéraire – un poème, un conte, une chanson. Les élèves lisent d’abord le texte complet puis doivent le reconstituer au fur et à mesure que les mots s’effacent. Le catalogue compte aujourd’hui plusieurs dizaines de titres à moins de quatre euros chacun, destinés aux professeurs qui souhaitent tester la méthode en classe, mais aussi aux parents qui souhaitent accompagner leurs enfants dans l’acquisition du langage. Tablettes numériques et téléphones portables en sont les supports naturels. Les textes peuvent ainsi être emportés partout. « Les nouveaux outils numériques permettent d’apprendre de façon à la fois très facile, très radicale et très distrayante : via un grand écran de vidéo-projection, on peut faire un travail extrêmement agréable, avec des images, du son… »

La présentation vidéo du dernier livre numérique, ou plutôt « Moulin à paroles » de Christian Jacomino : « Demain dès l’aube… de Victor Hugo ».

Des outils numériques « low tech » au service de tous

S’appuyant en priorité sur l’héritage littéraire de ce qu’il nomme la « tradition institutrice », auquel il adjoint des œuvres modernes, l’ancien directeur d’école a développé des outils numériques légers, peu onéreux, aisément transportables et distribuables. « On rejoint là l’économie sociale et solidaire : on peut faire ça pratiquement gratuitement. Je fabrique et distribue moi-même ces outils. Ce qu’on fait payer, un peu, aux collectivités locales, c’est l’animation et la formation. »

Résultat ? « Cela marche remarquablement bien, en particulier avec les populations les plus fragiles, allophones, qui adorent apprendre le français comme ça. Ça amuse aussi bien les parents que les enfants : on fait travailler ensemble des familles, des parents avec des enfants, quelquefois en alternance et quelquefois en même temps. On peut mettre quelques moulins à paroles sur une clef USB, qu’on donne à des mamans musulmanes qui peuvent ainsi travailler chez elles avec leurs enfants. »

Ars Legendi collabore aussi, depuis ses débuts, avec des IME, EHPAD et autres établissements de soin, auxquels elle facture ses prestations le moins cher possible. « Quand personne ne voulait encore de nous, ils faisaient déjà appel à nous : ces établissements étaient dans des situations tellement difficiles sur le plan de l’enseignement que l’avis des pédagogues de l’Education nationale ne leur importait pas trop. À partir du moment où on expérimentait des choses qui marchaient, ils étaient contents. Et ça continue. »

Des liens aussi forts avec le monde des start-up qu’avec l’Éducation nationale

Si le relais des collectivités locales lui fait souvent un peu défaut, l’association a en revanche noué des liens étroits avec le monde des start-up. Ars Legendi est devenue membre en 2016 d’ÉducAzur, le premier cluster français dédié aux « Ed-Techs et à l’e-Éducation », créé au sein de la technopole Sophia Antipolis. Ce pôle strictement éducatif du département « French tech » réunit des start-up travaillant sur les outils numériques d’éducation. « Nous sommes, je crois, la seule association à avoir été admise. Notre technologie est très rustique, mais nous avons un gros avantage : nous sommes dans un dialogue quotidien avec le terrain. Chez les éditeurs numériques, il y a des choses qui ne marchent pas parce qu’ils travaillent beaucoup sur la technologie, mais n’ont pas une expérience avec le terrain très intense. Ils ont eu l’intelligence de reconnaître cette faiblesse et nous aident beaucoup alors que nous sommes économiquement bien plus faibles qu’eux. »

L’association organise aussi des ateliers et a, évidemment, développé des liens avec l’institution scolaire : « Je mettais déjà en œuvre ces pédagogies dans ma classe, mais il y a à l’intérieur de l’Éducation nationale des courants et des instances très différents. On ne peut pas généraliser, parler de bon ou de mauvais accueil. » L’association avait ainsi reçu un premier agrément du Rectorat de Nice en 2012. « Un agrément introductif, car on se méfiait encore de nous. Il ne concernait que les élèves les plus en difficulté. » Au printemps 2017, l’agrément a été non seulement renouvelé, mais sensiblement élargi : il prévoie non seulement des interventions pendant le temps scolaire en appui aux activités d’enseignement (ateliers de lecture), mais aussi des activités éducatives complémentaires en dehors du temps scolaire (ateliers de lecture et accueil linguistique des élèves allophones), ou encore une contribution au développement de la recherche pédagogique et à la formation des équipes éducatives. Ces activités complémentaires de l’enseignement public sont menées dans le cadre de dispositifs relais d’accompagnement.

« Un tel agrément est tout à fait exceptionnel pour une discipline centrale comme le français, constate M. Jacomino. En revanche, il y a toujours dans les inspections académiques des pédagogues officiels qui nous regardent d’un mauvais œil. En gros, le rectorat et le ministère nous disent “bravo, foncez !”, mais la hiérarchie intermédiaire freine. Pour l’Éducation nationale, la lecture est un point sensible : c’est son cœur de métier. Qu’une association indépendante y importe une méthode différente n’est pas facile à accepter. À ma connaissance, nous sommes l’une des seules structures en France à bénéficier d’un tel accord. Nous sommes donc très surveillés. Mais ces fortes résistances internes à l’institution laissent précisément le champ libre à une économie sociale en mesure de faire des choses que l’institution a du mal à réaliser. Des structures indépendantes comme la nôtre ont vraiment leur utilité en appui du service public. Nous ne demandons pas une généralisation de nos méthodes, mais qu’on nous laisse travailler, y compris pourquoi pas dans d’autres départements que le nôtre. Nous allons solliciter le ministère. Mais ce qui nous importe avant tout, c’est de garder la dimension transversale. Nous ne voulons pas être uniquement catalogués “éducation”. Ce que nous aimons, ce sont les villages, les quartiers. Que des enseignants viennent nous voir c’est très bien, mais il me semble essentiel que viennent aussi des parents, des animateurs, des acteurs du soin, etc. »