Dossier / Des écoles de solidarité

Au-delà du confinement, les défis des acteurs de la pédagogie

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Ces chaises en suspension, ces horloges et ce tableau portant l’inscription « Je n’ai pas eu de printemps, je n’ai pas eu d’été, voici déjà l’hiver » semblent nous inviter à la prise de recul. Photo d’une partie de l'installation « La Salle de classe » (2016-2017) de l’artiste mounir fatmi, dans une école qui a perdu ses élèves au Japon. Courtesy of the artist and Art Front Gallery, Tokyo. © Ken Kato.

La crise liée au Covid-19 a donné l’occasion à certains établissements de formation ou d’enseignement actifs auprès de publics fragilisés de déployer leur fibre solidaire. Ces actions associées aux enjeux à venir du déconfinement progressif, de la validation des cursus ou du financement des projets montrent l’importance de l’inscription de ces structures dans l’écosystème non seulement de la pédagogie mais aussi de la solidarité. Après un premier article sur les réponses pour assurer la continuité pédagogique mises en place dans l’urgence, voici le deuxième volet de notre enquête auprès de contacts de notre réseau Solidarum, plus centré sur les défis de « l’après-confinement ».

Avec d’autres centres de formation, l’ITSRS (Fondation portant deux IRTS, Instituts de formation au travail social en Île-de-France) a contribué à la mise en place de la plateforme Worklib, une sorte de « réserve sociale » en parallèle de la réserve sanitaire. Environ 120 étudiants de ses formations, dont certains de ceux qui ne pouvaient pas continuer leur stage, s’y sont portés volontaires pour intervenir en EHPAD, en foyer d’accueil médicalisé, en maisons d’accueil de jeunes, etc. Lancé en réponse à l’urgence sanitaire et sociale du mois de mars dernier, ce type de pratique ne s’inscrit pas forcément dans la spécialité directe des étudiants. Mais la Direction générale de la cohésion sociale est au courant de l’existence de la plateforme, et des discussions sont en cours afin que l’engagement de ces étudiants puisse être valorisé dans le cadre de leur formation. Un acte de solidarité lié à la crise sanitaire qui ouvre le dossier de « l’après », en l’occurrence de la validation de diplômes ou de la poursuite des cursus, alors que certains stages n’ont pas pu être faits ou menés à leur terme. Cela démontre, s’il en était besoin, l’importance pour les établissements de formation ou d’enseignement d’inscrire leur action dans l’écosystème plus vaste de la solidarité. Mais aussi d’anticiper certaines des questions de l’après-confinement, comme celle de la validation des formations…

Des actions de solidarité complémentaires qui pourraient perdurer

À l’instar de l’ITSRS, certaines structures ont monté des actions solidaires au-delà de leur mission première, et ce malgré les nombreuses difficultés auxquelles elles ont fait face durant la crise, comme nous l’avons montré dans le premier volet de cette enquête.

L’association 3PA, qui porte l’École de la transition écologique (ETRE), a ainsi continué la collecte d’invendus de supermarchés bio, utilisés habituellement à la cantine de l’école. Elle a pris le relais des Restos du cœur, qui avaient dû s’arrêter pour des raisons sanitaires et d’intervenants malades, et a donc créé et distribué sur son territoire occitan des paniers solidaires. Elle a aussi mobilisé des bénévoles et des salariés en arrêt de travail afin de réaliser des masques en tissus à destination de structures du handicap locales qui en avaient grand besoin.

Simplon a cherché des solutions pratiques pour le travail à distance de ses apprenants qui manquaient de matériel. Mais en parallèle et en phase avec sa philosophie de solidarité vis-à-vis des personnes fragilisées, il a monté avec sa fondation et d’autres acteurs l’opération #GardonsLeLien, afin de distribuer aussi des tablettes numériques aux hôpitaux accueillant des patients Covid-19, aux EHPAD et à d’autres structures sociales. Le but ? Permettre aux malades de garder le lien avec leurs proches. Fin avril, en début de septième semaine de confinement, 12 000 tablettes avaient déjà été distribuées sur un total anticipé de 30 000 – et ce en pleine pénurie de matériel, liée notamment au chaos actuel de la production en Chine. Au regard des conditions progressives du déconfinement, les besoins en matériel informatique devraient rester importants dans les semaines à venir.

Le déconfinement dans le viseur, avec son lot de questionnements

Tandis que les modalités du déconfinement à partir du 11 mai se précisent peu à peu, les structures anticipent la suite. Par exemple, avec les directeurs du POLE (Plateforme d’Orientation Linguistique et d’accès à l’Emploi) et de FIDE (formation insertion développement emploi), Frédéric Brun a lancé dès la fin mars un plan de modernisation de ces structures afin de pouvoir, au sortir du confinement, être « tous capables de faire du télétravail avec des plateformes collaboratives et pédagogiques. On profite de cela pour finalement rattraper le retard ou gagner de l’avance. »

Sur un registre plus immédiat, la mise en œuvre des mesures de distanciation sociale ne va pas être évidente. Par exemple en termes de locaux pour l’accueil des élèves. À l’ITSRS, « on ne pense pas qu’il y aura un retour des apprenants avant septembre », dit Éric Marchandet, qui envisage plutôt de miser sur les cours en visio.

« Nous sommes en train de regarder ce que l’on peut louer ou se faire prêter du côté des salles des fêtes, des restaurateurs et de tous ceux qui n’auront pas le droit de rouvrir le 11 mai », signale Frédéric Bardeau, cofondateur de Simplon.

Pour l’École de la transition écologique (ETRE), qui dispose de grands locaux et envisage même de faire classe dehors, la réflexion porte plus sur la manière d’appliquer les nouvelles dispositions et protocoles métiers et de composer avec la distanciation et une individualisation accrue, alors même que l’axe pédagogique de l’association est de « faire ensemble ». Cela vaut pour l’école, mais aussi pour son chantier d’insertion que la structure espère bien aussi pouvoir relancer dès que possible.

« L’autre chose qui est complètement bloquée, c’est le sourcing pour redémarrer de nouvelles formations et créer de nouvelles promotions, souligne Frédéric Bardeau. Faire du job dating ou des salons à distance, c’est une chose, mais « recruter des apprenants et constituer une promotion pour démarrer un groupe, c’est une chose que l’on ne peut pas faire à distance ». Un souci que partage Éric Marchandet à l’ITSRS : « D’habitude on fait une épreuve d’admission, c’est-à-dire un oral, qui nous permet de rencontrer les futurs étudiants ». Cette année, l’étude des candidatures se limitera au dossier.

Lever les incertitudes sur la validation des formations

Concernant l’avenir proche, les structures sont également préoccupées par la validation des formations. Frédéric Bardeau pressent « qu’il va y avoir un énorme embouteillage de certifications et de passages de titres dès le déconfinement, parce qu’on va tous contacter les mêmes boîtes et les mêmes jurys professionnels, et passer par les mêmes organismes de certification. »  Mais le numérique n’est pas le seul secteur en tension, attendant l’arrivée de personnes nouvellement formées. C’est aussi le cas dans le monde sanitaire et social.

« Retarder le passage des épreuves, c’est retarder l’entrée des étudiants dans leur vie active. On ne peut pas laisser attendre les structures », s’inquiète ainsi Éric Marchandet de L’ITSRS.

Du côté de l’École de la transition écologique, les jeunes passent leur CAP sous le statut de candidat libre. « Normalement, c’est en juin, indique Mathilde Loisil. Ce qui est en train de se dire c’est que ce serait reporté en septembre. » Le sujet reste très flou pour les intéressés.

Anticiper les enjeux budgétaires

Autre sujet de préoccupation pour les prochains mois, voire au-delà : les enjeux de financement, avec leur lot d’incertitudes. Pour ETRE, l’horizon proche n’est pas tout gris : « Aujourd’hui, nos financeurs, les collectivités, etc. garantissent en grande partie qu’ils gardent les subventions à leur niveau d’avant, même si les actions n’ont pas forcément été menées », dit Mathilde Loisil, pointant néanmoins le risque de baisses de dotations et de subventions dans les années à venir.

De son côté, Frédéric Bardeau s’interroge quant aux implications d’un allongement de la durée des formations qui pourrait être nécessaire compte tenu d’un enseignement en quelque sorte dégradé pendant le confinement ou d’une montée en compétences ralentie : « Si l’on considère que les apprenants ont perdu 30 % de leur temps, et que les financeurs ne rajoutent pas 30 % de financement, les gens seront moins bien préparés pour les certifications. » Un souci que partage l’ITSRS pour certains de ses étudiants : « Il va falloir imaginer aussi du temps après : comment va-t-on faire pour qu’ils rattrapent le temps qu’ils n’ont pas pu passer en formation ? »

Parmi les autres enjeux, il y a aussi l’incertitude de la compensation par les collectivités du paiement des salaires de ceux qui ont dû arrêter de travailler. Frédéric Brun s’est pour sa part engagé dès la fin mars : « J’ai bloqué les sommes sur les réserves, et il y aura paiement intégral des salaires au moins jusqu’à fin juin. Les formateurs profiteront par ailleurs de la prime défiscalisée de 1 000 euros, créée pour soutenir le pouvoir d’achat et aussi pour maintenir les compétences. »

Au-delà des impératifs sanitaires à satisfaire, il n’en reste pas moins que la situation va être très difficile d’un point de vue économique et social, et les structures craignent pour leur équilibre budgétaire de 2020 voire de 2021.

Tirer des enseignements de la crise

À l’instar de l’école Thot, projet d’intégration pour les migrants via l’apprentissage de la langue, nombreuses sont les structures d’accompagnement de ces publics très exposés qui mettent à profit cette période pour réfléchir à leur fonctionnement et à leur modèle afin d’être mieux armées pour l’avenir.

« Dans le monde des geeks, indique Frédéric Bardeau, tout le monde dit qu’il va se passer exactement la même chose sur la partie télétravail, distanciel et outils online avec le Covid-19 que ce qui s’est passé pour le vélo avec les grèves. On ne reviendra plus jamais en arrière. » Plus spécifiquement, en ce qui concerne Simplon, il prévoit que « même si, spatialement, les formations sont 100 % en présentiel, le degré et un peu la nature de la place du distanciel dans notre offre de formation va changer. On va s’autoriser à faire un peu plus de "blended" (mix de formation de visu et à distance) et pourquoi pas du "full distanciel", par exemple pour des salariés en difficultés, mais qui sont un peu plus autonomes que des demandeurs d’emploi ou des décrocheurs. »

« En quinze jours, on a fait un test d’IRTS virtuel, observe Éric Marchandet. On apprend en marchant. Cela nous donne aussi d’autres idées pour après ». Il ajoute : « On est en train de changer de paradigme. À un moment donné, il faut faire évoluer la manière de penser l’ensemble. Et du coup, il faut changer la manière de penser la formation. Et là, dans ce cadre d’incertitude sanitaire, cela peut être une opportunité... ». Ce n’est pas rien, en particulier dans le secteur social qui était jusqu’ici globalement réputé pour être plutôt réticent vis-à-vis du numérique.

« On travaille beaucoup sur les métiers manuels, les métiers du faire, l’agriculture, des choses très pratiques, et on voit bien dans cette crise que ce sont des métiers essentiels et qui n’ont pas été assez valorisés, rappelle Mathilde Loisil, citant également la question de l’alimentation. Aujourd’hui, c’est une pandémie, demain ce sera je ne sais quelle catastrophe naturelle. Pour moi, la transition écologique est quand même une partie de la solution aux problématiques qui vont nous arriver très rapidement. »

Un autre des enseignements à tirer de cette crise sanitaire, d’après Frédéric Brun, serait du côté de l’État de mieux « sécuriser le rôle des associations » à la fois en termes de financement et de soutien dans leur travail. Pour ce cofondateur de plusieurs associations, que ce soit Le POLE, FIDE ou Entr’aide à domicile, la crise sanitaire a révélé l’importance de bien des « invisibles » de la santé et de l’accompagnement des personnes les plus précaires ou fragilisées. L’enjeu, pour lui comme pour toutes les structures interrogées dans le cadre de cet article, devient dès lors de poursuivre les réflexions pour espérer peut-être un « monde d’après » plus solidaire