En confinement, le suivi pédagogique de publics fragilisés

salle-fatmi_ken_kato-01.jpg

L'installation « La Salle de classe » (2016-2017) fait partie d'un parcours scénarisé par l’artiste mounir fatmi dans une école désaffectée sur l’île d’Awashima, en mer de Seto au Japon. Cette photo, qui en montre une vue périphérique, interroge sur la non-présence des élèves, voire sur la pédagogie à distance. Courtesy of the artist and Art Front Gallery, Tokyo. © Ken Kato

Si la situation n’est déjà pas simple pour les circuits de formation ou d’enseignement en général pendant la crise sanitaire, elle est encore plus compliquée pour les organismes qui assurent ces missions auprès de personnes réfugiées, ayant un bas niveau de qualification, éloignées de l’emploi ou de l’enseignement classique. En sixième semaine de confinement, voici le premier volet de notre enquête auprès de différents contacts de notre réseau Solidarum sur les premières solutions pédagogiques trouvées.

« Dès qu’il a été demandé que les centres collectifs soient fermés en mars, évidemment on l’a fait. Cependant, avec les formateurs en télétravail, nous avons trouvé des solutions pour continuer à suivre les stagiaires », explique Frédéric Brun, fondateur de deux associations de formation et d’insertion de publics fragilisés, FIDE (Formation Insertion Développement Emploi) et Le POLE (Plateforme d’Orientation Linguistique et d’accès à l’Emploi). Mais comment fermer des lieux de formation ou d’enseignement sans stopper l’accompagnement et le suivi pédagogique de personnes en situation parfois très difficile ?

Continuer à suivre les personnes sous-informées et surexposées

FIDE forme aux métiers du « care », de type auxiliaire de vie, employé à domicile ou CAP petite enfance, des personnes de bas niveau de qualification, dans sept centres situés dans des quartiers difficiles à Bobigny, Aulnay-sous-Bois, Paris, etc. Le POLE accompagne quant à lui des publics en difficulté dans leur apprentissage et la maîtrise du français et vers leur insertion professionnelle. Il intervient en Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne, Nord-Pas-de-Calais et Picardie, accueillant près de 7 000 stagiaires par an. Il délivre notamment les certificats d’accès à la nationalité française pour les migrants et réfugiés. Comme l’explique Frédéric Brun, « le suivi est tout particulièrement essentiel pour des publics sous-informés et surexposés, comme les migrants et réfugiés. L’assurer n’a pas été facile. Certains acteurs associatifs ont même réagi au confinement en disant qu’ils arrêtaient leurs missions car ils ne pourraient pas les facturer, que les travailleurs en chômage partiel n’avaient pas le droit de travailler, qu’il n’y aurait pas moyen de contrôler leur travail, etc. » Mais les équipes du POLE et de FIDE ont une démarche volontariste, et les deux tiers des formateurs étaient partants dès la mi-mars pour assurer une continuité pédagogique. « On n’avait pas de plateforme. On s’est branchés sur les outils de e-learning du Greta », indique Frédéric Brun, insistant sur la créativité qui s’est activée dans la mise en place de supports pédagogiques et sur le travail de remontée d’informations réalisé pour savoir de quel matériel disposaient les apprenants, en vue de faire du e-learning, notamment avec les réfugiés et immigrés pour les cours de français ou d’éducation civique. « Par exemple, on a pensé que ce serait bien de leur enseigner à distance les mots de la santé. Les mots de la crise. En français. »

Et au final, comme l’explique Frédéric Brun, « c’est sur la base de cette expérimentation dans le Val-de-Marne et en Seine-Saint-Denis, qu’après avoir hésité trois semaines, l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) a décidé le 8 avril de financer un enseignement à distance forfaitaire de 15 heures maximum par semaine et par bénéficiaire. »

Bricolage de plateforme pour assurer la continuité pédagogique

Assurer la continuité d’activité pédagogique a été un impératif partagé par quantité d’organismes de formation, par exemple les IRTS (Instituts de formation au travail social). « On n’avait pas forcément à la base des outils extrêmement développés là-dessus, puisqu’on était en train de travailler sur le projet de cours à distance », indique Éric Marchandet, délégué général de la Fondation ITSRS, qui porte les sites IRTS de Montrouge et de Neuilly-sur-Marne. Cet organisme compte actuellement près de 1 500 étudiants, pour une quinzaine de formations différentes dans le secteur social et médico-social, dont des promotions d’environ 30 personnes en formation d’AES (accompagnant éducatif et social), un public bien moins « digital-fluent » que les apprenants en masters. « On s’en tire pas si mal, note Éric Marchandet, avec des cours qui sont faits en visioconférence, des cours qui sont envoyés aux étudiants, tout un tas de systèmes pour lesquels on a un peu bricolé au départ, et qui commencent à rentrer dans les mœurs. » Et il ajoute : « Un cours en distanciel, ce n’est pas forcément la même chose qu’un cours ex cathedra, comme on le fait d’habitude, descendant. Les adaptations se font au coup par coup. C’est un peu du bricolage. »

Le système D… même pour les pros du numérique !

Même pour une entreprise sociale et solidaire très aguerrie comme Simplon, qui utilise le numérique comme levier d’inclusion des personnes les plus éloignées de l’emploi dans 20 pays, il a fallu recourir à la « clé de 12 » digitale pour switcher du présentiel au distanciel. Après avoir analysé différentes solutions, Simplon a décidé de capitaliser sur ses applicatifs déjà en place (suite Google, Discord et plateforme SimplOnLine), tout en en déployant d’autres plus spécifiques.

Première de ses implantations à faire la bascule, l’Espagne a donné le LA : « Ce sont les ingénieurs pédagogiques à Barcelone qui ont fait des premiers retours d’expérience ayant servi de base au mentoring des autres, note Frédéric Bardeau, président et cofondateur. Les outils, on les avait. Mais ils étaient en support d’une pédagogie en présentiel. Là, c’est complètement inversé, c’est-à-dire que la pédagogie présentielle active a été transformée en online », et cela pour environ 2 300 apprenants à mi-avril.

Geeks ou réfractaires au numérique, le problème de la motivation

Du côté de l’École de la transition écologique (ETRE) en Occitanie, qui forme aux métiers « verts » des jeunes en difficulté ou décrocheurs scolaires, le site de Muret est fermé et toutes les actions auprès des scolaires ont été annulées ou reportées. Pour les jeunes en formation qualifiante de CAP Menuiserie, « on continue à leur fournir du contenu pédagogique, par le biais d’une plateforme commune sur Google Drive », explique Mathilde Loisil, coordinatrice et chargée de développement ETRE pour l'association 3PA. L’école était d’ailleurs en train de créer sa propre plateforme.

« On essaye de mettre en place des visioconférences, mais c’est très compliqué pour ces jeunes de se motiver », dit-elle. Avant le confinement, ils disposaient déjà de supports sur Internet. « On a amplifié cela. Et on l’a structuré pour que ça puisse répondre à l’enjeu actuel ». Reste qu’il faut avoir envie d’aller sur la plateforme, que cela demande d’être autonome. « On est déjà sur un public pour qui c’est compliqué d’avoir une constance au niveau des cours, et après il y a les problèmes techniques aussi. » Qu’ils soient geeks ou aient un refus presque politique du numérique, les jeunes « ont vraiment besoin d’être accompagnés, d’être portés. Et là, humainement, on ne peut pas le faire. »

Rester inclusif : le challenge de l’accès pour tous les publics

À Argenteuil, le lycée professionnel de la Fondation Cognacq-Jay était lui aussi en train de déployer une solution de bureau virtuel accessible à distance et commun à tout l’établissement – lycéens, enseignants et personnel administratif –, quand l’annonce du confinement a accéléré le processus. Notamment, parmi tous les enjeux découlant du confinement, il fallait en premier lieu que les élèves aient les moyens matériels de poursuivre leurs apprentissages. Dès le 13 mars, le lycée a donc commencé une distribution de PC et tablettes, pour que chacun ait accès aux cours en ligne, visioconférences, etc.

Simplon a également réussi à trouver des solutions pour éviter le décrochage de ses apprenants pour des raisons d’équipement ou de connexion. « On a essayé de regarder un peu au cas par cas si on pouvait livrer des ordinateurs, des cartes Sim, des moyens de connexion pour que les apprenants restent accrochés au groupe », raconte Frédéric Bardeau, précisant être passé notamment par Emmaüs Connect. Mais pour certaines implantations, au Liban ou en Afrique, c’était beaucoup plus compliqué, avec un challenge supplémentaire : le débit que nécessitent les outils de visio. « Sur les 10 % de décrochage, estime-t-il, la moitié, c’était pour des problèmes d’accès. »

Mais ces solutions matérielles ne sont pas à la portée de toutes les structures. Les IRTS n’ont, par exemple, « pas les moyens de mettre à disposition un ordinateur ou une tablette tactile pour chaque étudiant », comme l’indique Éric Marchandet.

Distanciel versus faire-ensemble et partage collaboratif

À Simplon, les formations sont imaginées, conçues et déployées nativement en présentiel avec des équipes pédagogiques en chair et en os, qui sont dans la même pièce que d’autres hommes et d’autres femmes, pour apprendre, transmettre et collaborer ensemble. « Quand tu fais de la pédagogie active, quand même, cela t’oblige à faire de l’autoévaluation, du travail de groupe, du partage collaboratif, etc., précise Frédéric Bardeau. Je m’attendais à ce que l’on ait plus de difficultés que nos collègues qui sont un peu dans le magistral digital. En fait non. Parce que – et je pense que c’est vrai de toutes les crises, ce n’est pas spécifique à nous ou au numérique –, il y a une espèce de résilience, de créativité, de système D, qui fait que les gens se sont énormément donné le mot. On a fait des synchros quasiment tous les jours au tout début. Les formateurs échangeaient leurs trucs et astuces. On a capitalisé tout ça. »

Les dernières grèves des transports avaient déjà été l’occasion pour Simplon d’expérimenter des solutions « blended » associant de la formation classique en salle à l'apprentissage en ligne. Les premiers jours du confinement ont permis de faire des tests et d’éliminer ce qui ne fonctionnait pas. Le volet « accompagnement socio-professionnel » et le travail sur les techniques de recherche d’emploi, l’employabilité et les compétences transversales ont également été traités pour constituer un programme cohérent en ligne. Idem pour les évaluations (auto-évaluation, évaluation collective ou dirigée, etc.), considérées comme des leviers d’apprentissage chez Simplon, qui devaient donc trouver leur place dans les nouvelles façon d’agir à distance. « On s’est bien adaptés au distanciel, mais il y a des gens que l’on perd. Ce n’est pas durable pour nous. Cela ne peut être qu’un mode dégradé de formation. »

Le constat n’est pas très éloigné pour ETRE, dont l’action s’appuie sur la pratique. « Du concret, autour d’une planche, d’une carotte dans un jardin, des animaux, souligne Mathilde Loisil. Et c’est vrai que pour les actions de remobilisation, cela passe par du face à face, du contact, de l’échange. La stimulation de groupe est hyper importante. On joue énormément là-dessus dans notre pédagogie. Et là, elle est presque impossible ».

Répondre à la baisse de motivation et au risque de décrochage

Au lycée professionnel Cognacq-Jay, une équipe « anti-décrochage », s’appuyant sur les remontées des enseignants et des délégués de classe, a été constituée pour contacter les élèves ou les parents des élèves en difficulté ou décrocheurs. Son objectif : motiver, rassurer, donner des conseils d’organisation et lever des contraintes techniques pour amener l’élève à se réengager dans sa scolarité. À l’issue de la troisième semaine de confinement, un faible taux d’absentéisme des élèves (4,6 %) était constaté, avec cependant un investissement de travail très disparate d’une classe à l’autre. 90 % des cours étaient alors déjà réalisés en visioconférence, l’expérimentation de cette pratique ayant donné des retours positifs du côté des enseignants comme des élèves. L’accompagnement de ceux qui bénéficiaient d’un projet personnalisé de scolarisation, notamment ceux en situation de handicap, a lui aussi été poursuivi et adapté. 

À l’ITSRS, sur un territoire et vis-à-vis d’un public très différent, les risques de décrochage ou de baisse de motivation seraient les plus forts pour les étudiants en AES (accompagnant éducatif et social). « Mais je sais que le formateur les suit, rassure Éric Marchandet. Ce sont des personnes qui ne sont pas très bien équipées en informatique et qui n’ont pas forcément une expertise là-dessus. Donc c’est plus du téléphone et du mail. » Plus globalement, « j’ai très peur que l’on perde des étudiants, ajoute-t-il. Pendant les congés de printemps, on a assuré une sorte d’astreinte : ils pouvaient appeler leur correspondant à l’IRTS. » Et un recensement des étudiants a été mis en place.

Maintenir un contact bienveillant, en particulier avec les plus fragilisés

« Selon les promotions, on a entre 8 et 10 % de perte, de décrochage. On s’attendait à pire, avoue Frédéric Bardeau de Simplon. Même en Afrique... En fait, c’est là où la motivation était la plus forte. Je viens de faire un "call" avec les promotions Simplon de femmes à Dakar. Elles sont 50 et là il y en avait 45 de connectées. Malgré la situation là-bas et la connectivité africaine… Elles sont à fond ». Même en préservant les contacts, le maintien de cette mobilisation n’est pas gagné : « Je ne suis pas sûr que ce soit tenable dans la durée, parce que cela ne rend pas compte des difficultés opérationnelles d’avoir les mômes à la maison, de la promiscuité, et de tout le reste. »

Les plus gros taux de chute de Simplon sont constatés sur les apprenants primo-arrivants ou réfugiés statutaires. « Déjà, il y a la question de la langue. C’est super de chatter ou de faire des speechs sur Zoom, mais quand tu ne maîtrises pas la langue, c’est beaucoup plus compliqué. En plus, ce sont des apprenants qui ont des cours de français en soutien, des formations de Simplon. Passer cela en distanciel, ça a été aussi un peu la double peine. » C’est également moins simple pour les apprenantes, qui constituent 38 % de l’effectif : « Pas mal d’entre elles ont des enfants, et comme d’habitude, ce sont elles qui gèrent aussi les mômes. » Et puis, dans les publics que vise Simplon, il y a 10 % de personnes en situation de handicap, notamment des publics Asperger ou ayant des troubles du spectre autistique. En gros, le « retour d’expérience », c’est que « la moitié des neuro-atypiques adorent le confinement parce que, comme ça, ils n’ont plus d’interaction sociale, plus de problème de relationnel, donc ils trouvent ça génial et sont surmotivés. Et puis, pour l’autre moitié, c’est le contraire. »

Et les personnes qui auront jeté l’éponge ? « On les raccrochera à la prochaine session ».

Soutenir les jeunes peu portés sur les études

À Simplon toujours, « sur certains publics de décrocheurs scolaires, d’environ 18-19 ans, clairement il y a eu un gros dérapage en mode "c’est bon, je vais jouer à Fortnite toute la journée" ou " j’en ai ma claque". Un manque de motivation », dit Frédéric Bardeau. Des situations pas forcément simples à gérer : tirer un peu l’oreille, remotiver, aller au-delà du sentiment de culpabilité ou de la réaction de colère…

Sur les douze jeunes en CAP ETRE, « la moitié continue à travailler, mais en dilettante. Ils attendent tous la reprise et seront là le jour où l’on va reprendre. Parce que c’est ça qui leur manque : le lien, se retrouver, avoir le rythme, avoir des projets ensemble », constate Mathilde Loisil. Le lien est maintenu, notamment par téléphone et messagerie avec une vingtaine de jeunes de la session CAP en cours et d’autres formations précédentes. Dans l’ensemble, ils se posent beaucoup de questions sur la maladie, ce qu’il faut faire ou pas. Ils ont peur. Il y a une grande solitude. Certains n’osent pas sortir pour s’alimenter, alors que l’alimentation, notamment bio, est un axe de sensibilisation important dans les actions de la structure. « Ils imaginent plein de trucs. Nous avons un travail pédagogique derrière : les informer, les envoyer sur les bons sites Internet pour qu’ils trouvent la bonne info, qu’ils la comprennent… ». Les élèves continuent à partager également sur un groupe Facebook leurs vies de confinés. Et les réunions Jeunes mensuelles sont passées en bimensuelles et par visioconférence.

Avancer avec les formateurs et autres professionnels

Porteuse du projet Ma parole doit compter!, l’association Trisomie 21 a pour sa part accéléré le développement de ses formations de e-learning pendant la crise sanitaire. Elle a ainsi monté des « webinars » pour préparer les formateurs à la mise en place de sessions sur la scolarisation des enfants avec déficience intellectuelle après le confinement.

Mais le télétravail peut demander plus de temps au formateur ou à l’enseignant qui veut soutenir ses apprenants. C'est ainsi que Simplon a un peu essuyé les plâtres au début avec des questions d’apprenants arrivant fort tard le soir. Un cadre horaire a été établi : trêve entre 20 h et 8 h. L’ITSRS expérimente quant à lui, après les congés de printemps, un système de 10 h 30-16 h 30 avec une heure de pause.

Il y a aussi le stress et les situations individuelles particulières. ETRE, Simplon, l’ITSRS, le lycée Cognacq-Jay… toutes les structures ont pris des mesures en interne pour épauler leurs troupes et éviter les pertes de formateurs.

Sur ce registre de la motivation des professionnels, deux démarches liées à l’écosystème des établissements s’avèrent importantes : pour certains et sans doute à la marge, la mise en place d’actions solidaires au-delà de la pédagogie ; et pour tous, la préparation de l’après, du déconfinement et de la rentrée. C'est le sujet d'un deuxième article.