Et si l’on abordait les enjeux de solidarité sous la forme de l’utopie ? Ou plutôt des utopies, plurielles et peut-être pas si irréalistes, étant entendu que les rêves et fictions en quête de lumière sont rarement béats, se frottant volontiers à un contexte plutôt sombre. Animée par Ariel Kyrou, cette quatrième et dernière conversation de l’anthologie de quatorze nouvelles de science-fiction Nos futurs solidaires réunit la romancière Catherine Dufour ; le rédacteur en chef d’Usbek & Rica Blaise Mao ; la directrice artistique du festival Imaginales Stéphanie Nicot ; la directrice du Laboratoire des solidarités de la Fondation Cognacq-Jay, Giorgia Ceriani Sebregondi ; et le directeur général de la Fondation Cognacq-Jay Jean-Luc Fidel.
Blaise Mao : J’ai beaucoup aimé l’utopie solidaire de Melmoth furieux, dernier livre de Sabrina Calvo, édité par La Volte en septembre 2021. J’ai trouvé dans ce roman une énergie de vie débordante. Débordante de mots, d’idées, d’exaspérations et d’espoir. Elle met en scène une communauté autogérée qui marche. Les générations se parlent, avec une capacité de tendresse en dépit d’un contexte d’ultraviolence. L’intrigue s’organise d’un côté autour d’une immolation lors de l’inauguration d’un parc Eurodisney – dépeint à la manière d’un camp de concentration pour prendre la métaphore la plus frontale – et de l’autre d’une petite utopie vivante logée sur les pentes de Ménilmontant, riche de possibles. Cette communauté de Belleville lutte en libérant les imaginaires autour d’un projet commun de pratiques artistiques, de soins, d’entraides, d’unions libres… Ce serait, pour reprendre la chronique faite par Usbek & Rica, une sorte de « Jules Vallès futuriste ». Bref, sur un fond dystopique, Sabrina Calvo (qui a signé une nouvelle dans Nos futurs solidaires) propose une vision puissante et très positive d’une micro-utopie constituée de bricolages et d’une grande fluidité des êtres.
Ariel Kyrou : Avec le symbole fort du « tricot » pour tisser tous les liens, y compris ceux de l’imaginaire. Dans ce roman également irrigué des imaginaires de la Commune de Paris, le personnage central tricote tout de même un François Villon de rêve, réincarné !
Blaise Mao : Le « tricot » sous toutes ses modalités s’oppose chez elle à l’univers déshumanisé contre lequel luttent ses personnages. Sabrina Calvo imagine un tissage heureux entre les enfants, les femmes, les vieux…
Stéphanie Nicot : Dans Melmoth furieux, elle dessine en effet une solidarité très égalitaire, horizontale pourrait-on dire. Dans la même maison d’édition, Alain Damasio se réclame lui aussi d’utopies solidaires, mais qui sonnent autrement à la lecture, plus verticales peut-être. Je perçois là une différence de genre, de construction personnelle aussi, sans doute…
Ariel Kyrou : Sabrina Calvo et Alain Damasio appartiennent tous deux à ce collectif informel d’autrices et d’auteurs français, Zanzibar, qui cherche à « désincarcérer le futur ». Ils y côtoient Catherine, ici avec nous, ainsi notamment que Sylvie Lainé, Léo Henry et Norbert Merjagnan, qui signent eux aussi dans Nos futurs solidaires. Toutes et tous revendiquent l’exploration de « zones de rêve collectif », imprévisibles et ouvertes à toutes les interdépendances. La solidarité est l’une des clés du futur des écrivains de ce groupe. Elle y est à la fois poétique, sociale et profondément politique. Alain Damasio, quant à lui, traque une puissance de vie, a contrario des forces de contrôle, dont ses « furtifs » imaginaires et impossibles à voir ou à attraper sont le symbole fugace. Les collectifs reliés qu’il invente dans son roman Les Furtifs sont inspirés de communautés qu’il a rencontrées, qu’il s’agisse de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou du groupe de Balinais aux attentions mutuelles si bien tissées qu’il raconte également, sur une île du Rhône. Dans une nouvelle, « Hyphe… ? », il décrit ses solidarités idéales sous la forme de « règles pas très droites qui se ramifient à force de niaque, un enchevêtrement de services rendus, de corvées joyeuses, d’entredons croisés. Ce sont des entrelacs organiques de réunions à n’en plus finir, de solidarités d’un jour, de complicités de fond et de conflits au final dépassés. » (dans le livre collectif Éloge des mauvaises herbes : Ce que nous devons à la ZAD, Les Liens qui libèrent, 2018)
Catherine Dufour : Nous sommes allés, avec Alain Damasio, découvrir certaines de ces communautés, à Tarnac ou ailleurs. Nous voulions voir comment « la vie à l’écart du monde d’avant » pouvait se construire. Les communautés que nous avons visitées ont des préoccupations de type régalien à régler : assurer et maintenir l’ordre, notamment. À peu près tout y fonctionne, sauf la santé. Là, c’est plus délicat. Sur un autre plan, lui aussi pratique, la propreté des corps et l’équité de genre dans les tâches quotidiennes ne posent aucun problème. En revanche, la propreté du linge est une énorme problématique : il s’avère difficile de contourner la machine à laver sauf à passer des heures et des heures au lavoir tous les jours. Quant à la lessive, main ou machine, homemade ou non, elle pollue les nappes phréatiques. L’être humain est désespérément sale, il sue dans son linge le jour, il sue dedans la nuit. Même le linge avec lequel il essuie son corps enfin propre doit être lavé… Ces problématiques du réel le plus terre à terre m’ont passionnée, Alain sans doute moins.
Blaise Mao : Ce récit de voyage, au filtre des tâches ménagères, dans les communautés alternatives me fait penser à un chiffre que j’ai entendu lors des Rencontres solidaires du 1er octobre 2021 : à l’échelle internationale, on compterait 600 millions de femmes sur 650 millions d’aidants ! C’est incroyable, non ? Avec un peu de provocation, on pourrait affirmer que, dans le champ de la solidarité et de l’entraide, ceux qu’il faudrait vraiment inclure, ce sont les hommes…
Catherine Dufour : Tout ça nous ramène à la prédominance des femmes dans le domaine des soins ou de ce qu’on appelle le care. Au-delà même des aidantes, j’ai toujours été frappée de voir que, dans les hôpitaux et les Ehpad, ce sont essentiellement des femmes qui visitent. Et même dans les prisons, les prisonniers hommes ont souvent des visites des mères, de leurs compagnes, alors que les femmes en prison sont très largement à l’abandon. Je raconte ça pour confirmer l’intérêt de faire entrer le genre dans la question des possibles de la solidarité, à construire demain. Un homme appartenant à la tranche dominante, ne mettant jamais les mains dans ce cambouis-là, n’aura jamais idée de l’importance de cette dimension de transformation de notre société ! C’est pourtant mon grand-père – né en 1900 et mort en 2000 – qui me disait que la grande invention du xxe siècle, ce n’était ni la bombe atomique ni la mission Apollo, mais le réfrigérateur : avant, il fallait en effet faire les courses tous les matins, car ce qui n’était pas consommé le jour moisissait le lendemain. Bien des hommes ont donc l’esprit pratique, heureusement. Pourquoi, dès lors, sont-ils encore à ce point absents des pratiques du care ?
Stéphanie Nicot : Parce que ça paye mal ! Ce n’est pas valorisant…
Catherine Dufour : Il y a plus que ça. Une espèce de trouille, le sentiment de ne pas être à sa place…
Stéphanie Nicot : On retombe sur l’histoire des rôles et des codes sociaux. On le voit dans les choix de métiers : quand les femmes arrivent massivement dans une profession, les salaires ont tendance à stagner.
Catherine Dufour : Sauf que c’est souvent en grande partie du ressort des femmes elles-mêmes ! Je suis déjà montée au créneau pour défendre le salaire de femmes, dont moi-même, et en général je me suis retrouvée dans le bureau du DRH toute seule. Les femmes doivent contraindre l’employeur à signer un plus gros chèque. Il y a un syndrome de « l’imposteure » chez elles, auquel elles seules peuvent trouver la solution, en s’appuyant évidemment sur un arsenal législatif en faveur de la parité.
Ariel Kyrou : Ces exemples ne nous amènent-ils pas assez loin de l’utopie ? Ou alors s’agirait-il de clés vers l’utopie d’une société vraiment égalitaire ?
Giorgia Ceriani Sebregondi : Une utopie concrète, allant dans ce sens, serait celle d’une solidarité plus préventive que curative. Je considère que nous nous réveillons toujours trop tard, lorsque les gens sont déjà à la rue, très abîmés. Il faudrait renverser la vapeur et concevoir des filets de sécurité en amont des catastrophes, mettre en place des chaînes et des réseaux d’entraide préventifs. Je me demande même, dès lors que l’action ne se focaliserait plus uniquement sur la réparation de la catastrophe, s’il n’y aurait pas plus d’hommes qui se mobiliseraient.
Ariel Kyrou : Le care, en effet, ne se limite pas à la santé et à la réparation. Le replacer dans un environnement, une vision plus large, de prévention et de qualité des interrelations, c’est exactement ce type d’utopie concrète que Li-Cam a réussi à mettre en mots, avec des personnes aux vulnérabilités diverses, voire pour certaines extrêmes, dans la nouvelle qui ouvre l’anthologie.
Giorgia Ceriani Sebregondi : La grande force de son texte, « La map d’Iris », c’est d’avoir réussi à imaginer les multiples détails et personnages d’un environnement proactivement bienveillant, jusqu’aux tâches les plus ingrates de son « éco-bat ».
Jean-Luc Fidel : L’environnement de vie est effectivement primordial, les disparités sociales vis-à-vis de la santé ou de l’espérance de vie ne pouvant s’expliquer uniquement par le niveau de revenu. Au même titre que des codes sociaux ne sont pas maîtrisés par les populations les moins favorisées, ceux du « savoir-être », de l’ordre de l’entretien de soi, de l’activité physique, du sommeil ou de l’alimentation sont eux aussi très inégalement distribués. Il y a sur ce sujet un enjeu d’éducation, et ce d’autant que leur apprentissage au sein du cercle familial recule, créant ainsi de nouvelles inégalités. La solidarité doit également être l’exigence de partager, avec tous, ces bonnes pratiques essentielles – des soins dentaires au respect de son sommeil.
Stéphanie Nicot : La Fédération LGBTI+, avec le soutien de la DILCRAH (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT), a édité une brochure sur la santé sexuelle des personnes transgenres, notion qui dépasse de loin l’enjeu de la seule sexualité. Ce n’est pas bon pour la santé d’être une personne discriminée : si vous êtes gay, lesbienne ou transgenre – tout comme si vous êtes noir ou arabe –, votre espérance de vie baisse. Elle baisse quand vous êtes l’objet d’agressions spécifiques, touchant à votre intimité, à votre identité même, au choix de vie qui vous a tant coûté. Jusque-là, les minorités considéraient qu’en terre judéo-chrétienne, elles devaient payer un prix pour leur « anormalité » – ne pas se marier, ne pas avoir d’enfants, se faire agresser parfois, avoir honte… Mais aujourd’hui, elles ne se laissent plus marcher sur les pieds. La solidarité se mesure aussi à la façon dont une société s’avère capable de cibler les catégories qui ont des problèmes spécifiques, pour imaginer et mettre en place des réponses particulières qui la rapprocheront de la double ambition d’égalité et de fraternité. Seul ce détour par la réalité des gens, par leur vécu spécifique – ce qui peut sembler paradoxal –, permet d’accéder à cette valeur utopique à laquelle je crois encore : l’universalisme. Sur ce volet du rapport aux minorités et aux classes populaires, je recommande la série The Expanse de Daniel Abraham et Ty Franck – regroupés sous le pseudonyme de James S. A. Corey. On y découvre des ouvrières, réparant par exemple les vaisseaux, dans une société intergalactique qui est traversée de conflits, mais avec au cœur du scénario une vraie quête de solidarité.
Blaise Mao : Outre The Expanse, je voudrais citer un roman qui positionne en son cœur cet enjeu de la diversité et du rapport aux minorités : Novice d’Octavia E. Butler, publié aux États-Unis en 2005, puis en France aux éditions Au diable vauvert. C’est le récit d’une jeune fille, noire et amnésique, aux pouvoirs surnaturels, d’une enfant vampire, génétiquement modifiée pour vivre à la lumière du jour, qui est rejetée et tente de trouver sa place. Le livre interroge très finement les notions d’inclusion et d’universel dans une société de vampires…
Ariel Kyrou : Cette jeune vampire est en quête d’utopie dans un monde dystopique. L’un des plus magnifiques exemples d’utopie solidaire de science-fiction, l’ex-bidonville de Précipice dans Sur l’onde de choc, roman de John Brunner datant de 1975, est une cité fondée sur l’entraide et le partage, construite avec des réfugiés, des bénévoles et quelques scientifiques après un tremblement de terre en Californie, qui plus est dans une société états-unienne ressemblant à un enfer climatisé, conformiste et hyper contrôlée malgré son « apparente » démocratie. Les fictions qui nous portent le plus dans les logiques de solidarité sont le plus souvent en tension entre utopie et dystopie : des récits utopiques sur fond de dystopie ou des dystopies intégrant une part d’utopie.
Stéphanie Nicot : Cette tension, nécessaire, est au cœur de ce courant de la science-fiction qu’on appelle l’afrofuturisme, porté par des autrices et auteurs afro-américains en provenance du Nigeria, d’Afrique du Sud… Michael Roch, qui a écrit « Les vies de Man Pitak » dans Nos futurs solidaires, en est l’un des représentants, sur son versant créole et caribéen. Les écrivains afrofuturistes rêvent d’une Afrique du futur. Ils sont plutôt optimistes donc, mais jamais « gentillets ». Je n’ai absolument rien contre la bonté, mais les dangers des utopies positives dans la littérature sont connus : le récit n’est pas réaliste et devient vite ennuyeux.
Catherine Dufour : Une utopie, c’est presque impossible à penser. Pas d’histoire qui se tienne sans situation de crise. Il est pourtant essentiel de produire autre chose que des futurs infernaux ou même des récits d’alerte. Le collectif Zanzibar, dont nous avons parlé, se veut aussi un laboratoire pour la conception d’imaginaires moins dark. Moins dark, car si notre cerveau reste noir, notre futur le sera aussi. Néanmoins, du côté de Zanzibar, nous ne parlons pas d’utopies, notamment en raison du « u » privatif de la notion, mais plutôt de « prototopies », c’est-à-dire de projections expérimentales dans des mondes qui pourraient advenir, en veillant à ne pas tomber dans la dystopie [selon le concept de Yannick Rumpala, Hors des décombres du monde - Écologie, science-fiction et éthique du futur, Champ Vallon, 2018].
Ariel Kyrou : Et si vous deviez retenir une clé, une piste pour demain ? Peut-être de l’ordre de l’utopie réaliste…
Jean-Luc Fidel : Créer les conditions pour que tout un chacun soit à la fois un bénéficiaire et un acteur de la solidarité. Car dans nos établissements, on constate que même la personne qui a le moins d’autonomie, par exemple un adulte handicapé psychique sévère, évolue dès lors qu’on lui confie la responsabilité d’une activité de solidarité – s’occuper d’un cheval, par exemple. Il se sent dès lors valorisé, mieux inclus, et cela lui permet de changer de regard sur lui-même, tandis que les autres, en retour, le voient différemment.
Stéphanie Nicot : L’ex-jacobine militante que j’étais ne vous aurait pas dit ça autrefois, mais je choisirais bien un mot : expérimenter ! Il y a trop de débats stériles dans notre pays centralisateur, saturé d’idéologies dont nous ne vérifions jamais les présupposés. Expérimenter des systèmes d’aide au sein d’une ville de bonne taille sera ainsi un moyen d’arrêter les débats perpétuels autour de « l’assistanat ».
Ariel Kyrou : Une vingtaine de départements, avec en pole position la Gironde et son président, Jean-Luc Gleyze, tentent depuis deux ou trois ans de faire passer un projet d’expérimentation d’un revenu de base, automatique et inconditionnel, qui serait testé sur un échantillon de 60 000 personnes, mais il s’est heurté jusqu’ici au refus ne serait-ce que d’en débattre de la majorité de l’Assemblée nationale. Ce type d’expérimentation permet de construire des chemins pour nous approcher d’horizons utopiques.
Blaise Mao : Nous avons en effet besoin de plus de souplesse légale et institutionnelle, prenant en compte le réel – par exemple, ce fait qu’aujourd’hui en France 90 % des SDF sont équipés d’un smartphone. Pour rebondir sur la notion d’expérimentation en veillant à éviter tout « solutionnisme technologique », j’insisterais sur la notion de dispositif à inventer, sur un mode évidemment ouvert et d’une extrême souplesse.
Giorgia Ceriani Sebregondi : Le mot qui me vient en tête est « radicalité », en engageant la démarche de sensibilisation à la solidarité dès l’enfance avec, pourquoi pas, des expérimentations dès la maternelle pour que changent véritablement les mentalités.
Catherine Dufour : L’une des premières utopies réalistes à concrétiser serait de faciliter la libre circulation entre les âges : les personnes âgées apporteraient leurs connaissances aux plus jeunes, qui leur feraient profiter en retour de leur force physique, de leur vitalité pour les aider. Cela supposerait un changement de mentalités, là aussi. J’ignore si une telle mesure devrait être impulsée ou non par l’État, sous la forme d’un service civique ou de services rendus, par exemple dans le cadre de contrats courts à destination des personnes âgées mises sur la touche alors qu’elles sont encore actives.
Jean-Luc Fidel : Je rejoins complètement cette idée d’un service civique destiné aux personnes âgées. Il y a là une belle promesse, peut-être d’ailleurs pas si utopique que ça : employer ce gisement de connaissances et de volonté de faire, souvent brisé par l’inaction de la retraite. Je crois à l’idée de créer les conditions, l’État devant jouer son rôle, pour permettre à chacun de participer à une activité de solidarité au moment de sa vie le plus propice. La plus belle des utopies serait que tout le monde soit acteur de la solidarité, à un moment ou à un autre.