Le réel solidaire de la science-fiction

monsengo-shula_bd.jpg

ATA NDELE, MOKILI EKOBALUKA (Tôt ou tard, le monde changera), 2014, acrylique et paillettes sur toile, 130 x 200 cm. Artiste de la République démocratique du Congo, Mossengo Shula propose ici une vision fantasmagorique de la conquête spatiale sur lequel il porte un regard critique et amusé. Une métaphore de la solidarité intersidérale d’un lointain futur ? © Monsengo Shula Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris

Le 18 mars 2022 est paru en librairie Nos futurs solidaires, livre coédité par ActuSF et le Laboratoire des solidarités de la Fondation Cognacq-Jay. Rythmé par quatre conversations autour de la solidarité, de ses récits et avenirs potentiels, il réunit quatorze nouvelles de science-fiction qui réinventent l’entraide et le vivre-ensemble, nos rapports à la précarité et à la vulnérabilité, l’attention à l’autre ou l’accès à la santé. Dix de ces textes, publiés auparavant par solidarum.org dans une première version, y ont été plus ou moins revus et actualisés. Les quatre autres nouvelles, signées Anne-Sophie Devriese, Léo Henry, Audrey Pleynet et Michael Roch, sont inédites. Voici l’introduction de cette anthologie.

Yeyo est un « réfugié climatique ». Il a dix ans. Dans « La map d’Iris », nouvelle de Li-Cam qui ouvre l’anthologie Nos futurs solidaires, il ne quitte jamais son appartement de l’éco-bat. Sa mère et lui partagent ce grand espace collectif avec une faune bigarrée de personnages comme vous et moi, de l’ouvrier agricole Gus à la vieille dame en fauteuil roulant Éléonore, de Kim, l’étudiante en psychologie clinique, à Millie, jeune mère célibataire qui travaille à la blanchisserie du logement social. Agoraphobe, incapable d’oublier les terreurs de son voyage en mer lorsqu’il a quitté son pays, Yeyo est aidé par Kim lors de ses attaques de panique. Mais quand c’est Iris, atteinte d’un trouble mental différent et sans doute plus profond que le sien, qui s’effondre sous le coup d’une crise, le jeune réfugié se connecte à son univers virtuel et parvient à la calmer. Il « convoque ses émotions d’hier qui ressemblent tant à celles d’Iris aujourd’hui et construit un pont empathique avec elle ». D’aidé, il devient aidant.

Cette crise et sa résolution, ce lieu conçu pour le « vivre-ensemble », cette pluralité de personnes aux vulnérabilités diverses et auxquelles nous pouvons nous identifier pourraient-ils être le symbole de la solidarité du futur ? Ou du moins de l’une de ses potentialités les plus poétiques, quelque peu utopique ?

Anticiper des voies plus « solidaires » pour demain

L’enjeu de « La map d’Iris » comme des treize autres nouvelles de ce recueil n’est pas de prédire l’avenir, mais d’en anticiper des voies plus « solidaires ». Avec des variantes selon les sentiments de chaque auteur ou autrice par rapport à notre époque. Le texte de Li-Cam sonne ainsi de façon bien plus optimiste que celui de Norbert Merjagnan – près de trois fois plus long au sein du livre. Dans « De nos corps inveillés viendra la vie éternelle », conçu comme une enquête, la médecine semble ainsi avoir gagné en maîtrise, par la grâce d’une technologie entrée en nous, ce qu’elle aurait perdu en intuition et en accompagnement humain des corps et des âmes.

Là où Sylvie Lainé, dans « Éligibles », raconte l’histoire d’une communauté constituée de façon informelle, de proche en proche à partir d’une annonce sur les réseaux sociaux autour d’un drôle de jeu, Chloé Chevalier et Audrey Pleynet conçoivent un dispositif d’entraide plus forcé, officiel même, la première dans « Les déroutés » au travers d’un « Service civique universel » pour les jeunes après le bac, la deuxième via un « Cercle de Solidarité » de six ou sept individus ne se connaissant pas au départ et appelés à se découvrir. De l’exoplanète symbiotique Acébé de Philippe Curval au bidonville de magie cyber-vaudou de Michael Roch, du monde d’après la révolution anarchiste de Léo Henry à l’enfer inégalitaire où tentent de survivre les Auxis d’Anne-Sophie Devriese, les temps, les lieux, les géographies, les sociétés, les techniques, les pièges, les formes d’attention ou d’inattention, les sources d’espoir et de désespoir changent radicalement d’une nouvelle à l’autre. Mais toutes explorent, au travers de rêves ou de cauchemars aux tonalités très disparates, les chemins et les abysses, les horizons noirs ou lumineux de mondes en quête de solidarité entre les êtres.

 

nos_futurs-solidaires_couv.jpg

La couverture et le dos du livre Nos futurs solidaires, anthologie de quatorze nouvelles de science-fiction qui réinventent la solidarité. En librairie depuis le 18 mars 2022.

 

Dix des quatorze nouvelles de l’anthologie ont été initialement publiées, parfois sous une forme un peu différente, dans l’un des cinq numéros de la revue annuelle Visions solidaires pour demain, qui est elle-même l’une des créations du Laboratoire des solidarités de la Fondation Cognacq-Jay. C’est en 2016, année du centenaire de cette fondation ayant placé au cœur de ses statuts l’ambition de solidarité, qu’est née l’idée un peu folle à la source de Nos futurs solidaires. Et si l’on croisait les mondes du soin et de l’aide aux personnes avec ces univers de fiction qui tentent de nous faire entrevoir d’autres futurs que ceux, souvent très sombres, semblant nous être promis ? Et si l’on organisait la rencontre entre, d’une part les hôpitaux, l’Ehpad, les établissements médico-sociaux, les maisons d’enfants ou le lycée privé à but non lucratif de la Fondation et, d’autre part, les visions d’autrices et d’auteurs invités à inventer d’autres lieux et façons d’aborder, de pratiquer, de concevoir la solidarité pour demain ?

En bonne place dans l’anthologie, les deux premiers textes à concrétiser ce mélange entre des mondes a priori si radicalement différents ont été découverts par les publics de la Fondation Cognacq-Jay le 1er décembre 2016 au Centquatre-Paris. « Bootz change de mode », de la grande plume des littératures de l’imaginaire Catherine Dufour, raconte les déconvenues d’une starlette de mag’ de mode en réalité virtuelle dans le réel le plus ras-du-bitume d’une banlieue parisienne fort métissée et aux trafics divers. Vincent Borel, romancier célébré et biographe de Saint-Saëns et Lully, imagine à l’inverse dans « L’enfant de Thérapie » une démarche inouïe de solidarité dans un pur paysage de science-fiction, avec en son cœur un vaisseau spatial piloté par une intelligence artificielle, une Terre en proie à un apartheid technologique et un enjeu renouvelé d’accès à la santé.

Des futurs parfois proches du terrain de la solidarité aujourd’hui

Les fictions de l’anthologie ne nous parlent pas d’un lointain futur. Ou quand elles le font, c’est pour mieux nous déciller le regard, nous alerter sur les failles que nous ne voulons pas voir ou nous laisser entrevoir les promesses de notre présent. Elles sont complémentaires d’un autre type de récits, quelque part entre le journalisme et la sociologie de terrain, que réunit le Laboratoire des solidarités de la Fondation Cognacq-Jay dans sa « base de connaissance pour l’invention sociale et solidaire » : solidarum.org. De fait, les jeunes volontaires en service civique du dispositif Erasmus rural ou leurs camarades ayant eu des soucis avec la justice qu’accompagne l’association Grandir dignement ne sont guère différents de Nour, de Katia ou de Jean-Barthélemy qui se racontent leurs déboires du Service civique universel dans « Les déroutés » de Chloé Chevalier. L’œuvre de l’imaginaire permet simplement de découvrir leurs échanges intimes sans voyeurisme, de lire nos états d’âme dans les leurs, au travers de leurs discussions mois après mois, de leurs échanges de mails ou de SMS… La fiction met le réel à distance, mais permet de le retrouver différemment, plus proche que jamais, par une intrigue et des personnages auxquels s’identifier.

Là où les récits de l’anthologie anticipent certains de nos avenirs potentiels dans des mondes alternatifs plus ou moins crédibles, les reportages de solidarum.org racontent des projets ancrés dans la réalité, au cœur de notre présent le plus rugueux. Mais tous deux mettent pareillement en scène nos capacités de transformation, individuelles ou collectives, d’ordre pratique ici et maintenant ou sociétal sur un temps plus long.

Les thématiques qui traversent solidarum.org et Nos futurs solidaires rejoignent sans surprise celles qui motivent les dix lauréats du Prix Fondation Cognacq-Jay et les porteurs d’initiative qui, chaque année, se retrouvent dorénavant aux Rencontres solidaires qu’organise le Laboratoire des solidarités au Centquatre-Paris. Ainsi, pour exemple, les grands sujets des Rencontres du 1er octobre 2021 : les projets d’entraide et de « vivre-ensemble » au cœur des territoires ; les actions menées avec les jeunes et les enfants en difficulté ; les multiples façons d’aider les victimes à se reconstruire ; comment « faire avec » plutôt qu’à la place des personnes fragilisées. Les quatorze nouvelles du recueil, et sur un mode plus proche de l’essai les quatre conversations qui rythment la présente anthologie s’en font l’écho. La première de ces discussions à six voix interroge la notion de solidarité. La deuxième questionne la nécessité des récits sur ce terrain. Mais lesquels ? La troisième trace sur un mode prospectif de grands enjeux de notre futur proche, du vieillissement de la population au réchauffement climatique. Enfin, le quatrième volet, proche en cela des nouvelles, se demande ce que pourraient être nos utopies solidaires.

De Demain le travail et Nos futurs à Nos futurs solidaires

Le titre Nos futurs solidaires rend hommage à un recueil sorti en juin 2020 chez ActuSF : Nos futurs. Ce projet, unique en son genre, marie en une série de couples dix nouvelles d’autrices et d’auteurs de science-fiction avec autant de textes de chercheuses ou chercheurs autour du réchauffement climatique ainsi que de dix objectifs de développement durable de l’ONU, de la lutte contre la faim à la protection de la vie terrestre. Chloé Chevalier, Catherine Dufour et Sylvie Lainé étaient de cette aventure-là comme elles le sont de celle de Nos futurs solidaires. La démarche d’un autre éditeur, La Volte, mérite d’être soulignée dans cette introduction. En février 2017, son anthologie Au bal des actifs - Demain le travail a en effet concrétisé le rapport très engagé d’une grande part de la science-fiction française au cœur des évolutions de notre société, et ce sur une thématique d’actualité, à savoir le futur controversé du travail à l’heure du tout-numérique. Et elle a été suivie en septembre 2020 par Sauve qui peut - Demain la santé. Pas moins de sept écrivains se retrouvent à la fois dans l’un de ces deux recueils de La Volte et celui-ci.

Les fictions de Nos futurs solidaires ne sont pas des utopies, ou du moins jamais totalement. « L’affection » de Régis Antoine Jaulin pourrait certes faire figure de curieuse farce utopique, mais ce serait pour le coup la conséquence d’un clin d’œil de l’histoire : son scénario de propagation d’un virus, non pas du Covid-19, mais d’empathie, est paru dans sa première version en novembre 2018 dans le troisième numéro de la revue Visions solidaires pour demain. Et son utopie, pour peu qu’on puisse qualifier ainsi son récit en cinq témoignages aussi drôles que contrastés, sonne parfois de façon grinçante.

Y a-t-il en revanche des dystopies parmi les quatorze nouvelles de l’anthologie ? Pas vraiment non plus. Les scènes d’interrogatoire de « Reliance », la nouvelle de Sabrina Calvo, ont certes quelque chose de glaçant. L’atmosphère y est pesante. C’est pourtant de l’hôpital un peu cassé qu’elle décrit et grâce à d’étranges « nanites », bio-puces issues de la nanotechnologie qui ont été implantées dans les yeux de son personnage Tirésias, que naît la magie collective et elle aussi mystérieuse des « Jours Heureux ».

Ces deux nouvelles de Régis Antoine Jaulin et Sabrina Calvo, et sans doute plus encore celle de Ketty Steward qui clôt le volume, « Six faces d’un même cube », montrent à quel point l’utopie et son ombre la dystopie se dissolvent pour le meilleur dans ce que l’on pourrait appeler selon le terme du chercheur Yannick Rumpala des « prototopies » du futur. Des exercices de narration et de pensée où le lecteur se projette comme pour explorer des possibles pour demain, navigant sans cesse entre les deux polarités de l’utopie et de la dystopie. Les quatorze fictions de Nos futurs solidaires prennent acte d’un contexte écologique, social et politique aux humeurs de catastrophe, mais non sans clés de réinvention d’un autre type de société, basée peut-être sur des valeurs moins productivistes, plus proches de l’Économie sociale et solidaire. Quoi qu’il en soit, leurs histoires portent des imaginaires non pas détachés mais profondément intriqués dans notre réel, même lorsqu’elles s’appuient sur des révolutions technologiques ou vitales qui nous semblent pour le moment impensables, inconcevables. Par les folies d’une empathie virale, d’une capacité subite de guérir par le regard ou d’identités numériques aussi vivantes et reliées que certains humains rencontrés parfois sur le terrain, ces œuvres de fiction nous offrent d’autres façons de regarder et d’agir sur notre monde dès à présent.