Relier les générations, mode d’emploi

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Mamadou, étudiant de 27 ans, habite chez Michèle, qui a 83 ans. Ici dans le jardin de la vieille dame, l'un et l'autre ont été réunis par l'association Vivre avec, qui a mis en place un dispositif intergénérationnel à Bordeaux pour permettre à des jeunes suivant un cursus universitaire de vivre chez des personnes âgées, mais aussi de les accompagner au quotidien. ©©  Marine Samzun

De la simple rencontre entre jeunes et seniors jusqu’à la cohabitation, en passant par la création d’activités intergénérationnelles dédiées, le rapprochement entre générations est de plus en plus une réalité, ouvrant la voie à d’inédits dispositifs solidaires.

« Tu parles allemand ? » Du haut de ses 72 ans, Mireille, grande veste rouge et parler franc, interpelle Rémi, d’un demi-siècle son cadet. Cette habitante de Saint-Pierre-de-Vassols, petit village du Vaucluse niché au pied du mont Ventoux, parlemente avec le jeune homme au sujet d’une lettre reçue de l’administration d’Outre-Rhin. « Mon mari a fait son service militaire là-bas, c’est peut-être pour ça », s’inquiète-t-elle. D’un geste, le jeune homme traduit le contenu de la missive avec son portable : « Apparemment tu as un petit pécule qui t’attend en Allemagne. »

Depuis octobre dernier, Rémi s’est engagé en service civique dans cette commune de 534 habitants, « afin de recréer du lien entre les générations », indique Sandrine Raymond, la maire du village. Elle a donc fait appel à l’association Insite, qui met en relation des jeunes désireux de s’engager en milieu rural et des communes en manque de forces vives. Un atelier Jeux hebdomadaire – dont Mireille est une fidèle participante – s’est ainsi mis sur pied. « Je me suis tout de suite senti à ma place », raconte Rémi, visiblement à l’aise avec Mireille et ses acolytes. Il confie même s’être lié d’amitié avec un octogénaire du village. « On s’invite régulièrement à manger, je suis persuadé que ce lien va perdurer même après ma mission. »

À l’origine de cette initiative, un constat : 7 millions de Français seraient en situation d’isolement relationnel, selon le rapport annuel sur les solitudes de la Fondation de France (avril 2021), un chiffre en forte augmentation au cours des dix dernières années (14% de la population française contre 9% en 2010). Les personnes âgées sont parmi les catégories les plus touchées. Pour preuve : un tiers d’entre elles ne s’appuient que sur des relations de voisinage, et plus de 500 000 seniors seraient situation de mort sociale. Mais les jeunes, jusque-là relativement épargnés puisqu’ils n’étaient que 2% à se déclarer « isolés » en 2010, seraient selon la Fondation de France 13% à souffrir de ce problème dix ans plus tard, soit un niveau équivalent à la population totale (13%), notamment à cause d’une précarité grandissante. Et la crise sanitaire des deux dernières années a encore accentué ce phénomène : 53% des plus de 60 ans pointent la pandémie comme l’élément déclencheur de leur sentiment de solitude, selon le baromètre 2021 des Petits Frères des pauvres. Dès lors, comment combler cette solitude délétère qui affecte à la fois les jeunes et les seniors ? Comment retisser du lien entre les générations ? Quels dispositifs concrets le permettent et à quelles conditions ? In fine, comment modeler une société plus solidaire ?

Oser la première rencontre

« Les portes s’ouvrent automatiquement sur notre passage. Elle est là, devant nous, assise dans son fauteuil. Notre Jeanne, notre petite vieille à nous. Ne vous méprenez pas, c’est simplement un surnom affectif.  Elle nous sourit et nous fait un signe de la main. Il y a quelques instants seulement, son regard était dans le vide, songeant à des horizons lointains, à des moments qui nous échappent, qui ne regardent qu’elle. Maintenant, son visage s’est illuminé. » Isaure Brac de la Perrière, 18 ans, rend visite depuis trois ans à une pensionnaire de l’EHPAD de la Fondation Cognacq-Jay à Rueil-Malmaison, et consigne son témoignage à destination des futures bénévoles.

Ces rencontres, une tradition proposée par le lycée Madeleine-Daniélou de la même ville des Hauts-de-Seine, ont pour objectif d’inciter les jeunes à s’investir bénévolement au service des personnes âgées de la résidence voisine. « Certaines ont très peu de visites, c’est très dur. Leur situation me touche, c’est pourquoi j’ai voulu m’engager dans cette mission sur l’année », poursuit Isaure. Côté EHPAD, Sandra Vieira, responsable de l’animation, sélectionne des profils pouvant correspondre aux sensibilités des lycéennes. « Avec Jeanne, le courant est tout de suite passé, reprend Isaure. Elle nous a beaucoup parlé de sa vie d’avant : elle était couturière. » Chaque vendredi, Isaure et Blanche, l’une de ses camarades, discutent, jouent, partagent leurs quotidiens de jeunes femmes avec celle qui est devenue « leur troisième grand-mère ». Après la première année, le binôme a continué les visites de sa propre initiative. « Ce sont des moments hors du temps, c’est à se demander à qui ces visites bénéficient le plus », poursuit Isaure.

« Les yeux brillent, les sourires reviennent, on ressent plus de joie, d’énergie et d’ouverture d’esprit chez les résidents », décrypte Sandra Vieira, à l’EHPAD de la Fondation Cognacq-Jay, qui organise par ailleurs de nombreuses activités intergénérationnelles. Chorales d’enfants, scouts qui viennent servir le petit déjeuner le dimanche matin, goûters avec les écoles voisines… Mais ce qui fonctionne le mieux, c’est « une vraie présence sur toute l’année », pointe la responsable, comme les visites proposées par le lycée. Les résidents, davantage acteurs, s’impliquent plus que lors d’animations plus ponctuelles. « C’est comme une thérapie pour eux, il y a clairement un impact sur leur bien-être, poursuit Sandra. Il y a quelque chose de la revalorisation d’eux-mêmes en tant que personne. »

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Le projet Passe la parole démarre par le collectage de souvenirs auprès des personnes âgées, puis ce sont des adolescents qui ont pour mission de recomposer leurs fragments et parcours de vie, afin de porter leurs témoignages sur scène. À la clef, une co-création entre générations. ©© François Hébras

Se réunir autour d’un projet commun

« Les personnes âgées sont devenues invisibles dans l’espace public. Se sentir utile, prendre du plaisir, être reconnu, c’est le premier pas pour retrouver une position plus équitable », analyse Mélissa Petit, sociologue et auteure de Les retraités : cette richesse pour la France.

Jacques Berger, 99 ans et résident à l’EHPAD de la fondation Cognacq-Jay, « ne voulait pas rester inactif à la retraite », insiste-t-il. Déjà investi dans un dispositif de soutien scolaire à Ville d’Avray (92), il a découvert l’association Pass’âges qui intervient ponctuellement à son EHPAD de Rueil-Malmaison, en particulier autour d’un conte pour petits et grands. « Notre mission principale est de redonner confiance aux enfants, notamment par du soutien scolaire, par l’intermédiaire de bénévoles : Jacques s’est aussitôt proposé pour y participer », raconte Sandrine Journée, présidente de la structure. Depuis, le quasi centenaire se rend une fois par semaine au siège de l’association. « C’est sensationnel d’être au contact d’enfants, ça permet de rester jeune ! Et puis, quand on voit des jeunes qui ont du potentiel mais qui sont en difficulté, on a le sentiment d’accomplir un véritable devoir social. »

Désireux de faire partager sa joie de l’entraide avec des plus jeunes, Jacques a un jour décrété : « Il faut faire quelque chose en collaboration avec les résidents. » A ainsi été décidé de réaliser une bande dessinée, Jeunes pousses et vieux croutons, qui vise à raconter le quotidien d’une maison de retraite sur un mode humoristique. Des binômes de deux enfants sont partis à la rencontre des vingt-cinq résidents de l’EHPAD pour échanger avec eux. Résultat : « Fodie, un enfant très agité, dissipé, parfois impertinent et brutal s’est montré très impressionné, attentionné, à l’écoute, bienveillant », indique Sandrine Journée. Côté résidents, « on leur redonne un lien alors qu’ils sont souvent isolés, et les enfants les rencontrent sans jugement », poursuit la directrice. « Participer ensemble à une activité permet de changer le regard de chaque génération sur l’autre, et ainsi surmonter certaines peurs ou résistances », confirme Mélissa Petit.

Créer ensemble pour dépasser les clichés

Mais parfois, le risque de « passer à côté de l’autre », de ne pas rentrer dans son monde, est ressenti comme très important. Il peut même sembler insurmontable. « Un médiateur qui apporte des débuts d’échange, une trame, peut apporter une aide non négligeable, indique Mélissa Petit. Si le projet est ludique, cela permet de pouvoir expérimenter des choses tout en restant soi-même. L’autre qu’on croit étranger nous ressemble plus qu’on ne croit : on arrive à créer le lien par la proximité. »

L’association Passe la Parole, lauréate du prix Fondation Cognacq-Jay en 2018, a justement pour objectif de faire se rencontrer des populations qui se croisent souvent sans se parler : adolescents et personnes âgées. Le principe : les ados collectent les souvenirs de seniors puis recomposent ces parcours de vie, afin de les porter sur scène. À la clef, une co-création entre générations. « Pour chaque public, ça révèle les qualités de chaque âge et ce en quoi ils peuvent aider l’autre public », témoigne Madoray de Oliveira, metteuse en scène, comédienne et initiatrice de la démarche. Dans ce cadre très construit, les générations se rassemblent vers un objectif commun, et peuvent ainsi dépasser certains stéréotypes. « La finalité créative du théâtre aide chaque génération à décupler ses facultés : ils se sentent emmenés ensemble dans un même bateau », poursuit Madoray.

« Au début, ça n’était pas évident, on était face à des jeunes qui ne comprenaient pas toujours notre façon d’être, confie Laury, une senior qui a participé au projet Passe la Parole à Gournay (Indre). « Désormais, quand on se croise dans la rue, on s’arrête et on papote. » Antoine, 13 ans, confirme : « De mon côté aussi j’avais quelques appréhensions. Avant je n’osais pas aller vers eux, mais maintenant j’ai un autre regard : faire cette activité ensemble nous a rapprochés. » L’association a en projet une chaîne YouTube sur leur ville de Gournay, où jeunes et seniors ont prévu de collaborer de leur propre initiative.

« Quand ça marche, ça vaut tous les Prozac de la Terre ! », s’exclame Olivier de Ladoucette, psychiatre spécialiste en gériatrie et auteur en 2011 d’un rapport intitulé « Bien-être et santé mentale : des atouts indispensables pour bien vieillir ». « Les pratiques artistiques sont très aidantes dans ce rapprochement entre générations, car il s’agit d’expériences qui ont du sens pour l’une comme pour l’autre. Ainsi, chacun se sent valorisé, utile et développe son empathie », indique le spécialiste. Mais au-delà d’un fossé à combler, il s’agit avant tout de « contribuer à redonner à chacun une place dans la société, d’humaniser les rapports intergénérationnels ». Selon Olivier de Ladoucette, le modèle le plus pertinent, sous certaines conditions bien sûr, consiste à pousser encore plus loin la convergence des vies des jeunes et des aînés vers le partage d’un quotidien commun, à travers la cohabitation intergénérationnelle.

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Devant son ordinateur, Michelle, 83 ans, est aidée par Mamadou, étudiant d'origine guinéenne. Elle l'accueille chez elle tout le long de son année universitaire grâce à l'intermédiation de l'association bordelaise Vivre avec. ©© Marine Samzun

Vivre ensemble pour construire des liens durables

Dans la cuisine sans âge de cette maison cossue bordelaise, Michèle (83 ans) et Mamadou (27 ans), savourent chacun leur dîner, les yeux rivés vers l’émission de TV Plus Belle la Vie, leur rituel du soir. Depuis deux ans, la retraitée et l’étudiant guinéen vivent en « colocation », chez Michèle. « Quand j’ai réalisé que je pouvais être utile à ces étudiants, ça a été une évidence », indique cette dernière. C’est grâce à l’association Vivre Avec, créée en 2004, que ce binôme improbable a pu se former. Leur mission : « permettre la rencontre entre deux besoins : une présence et un logement », indique Élise Renet, directrice de la structure. Proposant aux jeunes un loyer défiant tout concurrence dans une ville comme Bordeaux (entre 150 et 250 € par mois), Vivre Avec offre aussi une présence sécurisante pour la personne âgée et sa famille. « Si j’ai un problème, je sais qu’il est là, confirme Michèle. C’est bien simple : sans lui, je ne pourrai plus vivre chez moi ! »

« La simple présence de l’étudiant retarde de quelques mois, voire de deux à trois années, le départ du senior en institution », soutient Jean Bouisson, professeur émérite en psycho-gérontologie à l’université de Bordeaux, et président de Vivre avec. Mais au-delà des avantages évidents qu’en retire chaque génération, la vie ensemble ne s’improvise pas, surtout quand un demi-siècle les sépare. D’où la signature d’une charte obligatoire instaurée par l’association pour régler les détails de la vie quotidienne (repas, horaires et jours de présence, ménage...) « Avant d’avoir mis en place ce cadre, nous avons rencontré beaucoup d’échecs, reconnaît Jean Bouisson. Ce “contrat” pose les bases d’un dialogue, primordial pour envisager une vie ensemble. » Et dans une culture qui encourage l’autonomie jusqu’au plus grand âge possible, le spécialiste martèle, à contre-courant : « La priorité serait de réapprendre nos interdépendances et ainsi bâtir une société de la reliance. » Selon Jean Bouisson, cet objectif n’est pas si évident à atteindre. Outre le contrat entre le « jeune » et « l’ancien ou l’ancienne », il identifie deux clés majeures pour avancer sur ce chemin de la « reliance » : une volonté (politique, institutionnelle) et la définition précise des opérateurs devant assurer l’intégration et la coordination des dispositifs intergénérationnels. Cela va par exemple, pour l’association Vivre avec, jusqu’aux principes de relations entre les étudiants et les enfants de la personne âgée, mais aussi la possibilité, voire la nécessité pour ces mêmes étudiants de prévenir un service du CHU de Bordeaux en cas d’alerte de santé du côté de leur hôte.

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Grâce à sa maison intergénérationnelle, la coopérative citoyenne de Südstern réactive le lien social entre les générations, mais aussi avec les néo-Berlinois, migrants ou non. Plusieurs fois par semaine, c’est la préparation et le partage des repas qui cimente la dynamique de solidarité dans le quartier. ©© Axel Lebruman

Refaire communauté 

Dans cette perspective d’une société de l’interdépendance, d’autres pays peuvent faire figure de modèles, voire de pionniers. En Allemagne, le quartier berlinois de Kreuzberg a ainsi construit sa première maison intergénérationnelle. Le principe : réactiver le lien social entre les générations autour d’activités simples (repas, ateliers artistiques ou bricolage), où l’entraide a une place centrale. « C’est un système équilibré d’échanges : chacun peut contribuer à quelque chose et profiter d’autre chose. », explique Veit Hannemann, président et co-fondateur de la structure. « L’idée est simplement d’organiser des liens de voisinage afin de construire un rapport de confiance mutuelle pour à terme, bénéficier d’un réseau d’entraide. »

Dans le village de Kamiyama, au Japon, la solidarité intergénérationnelle se vit également au quotidien : grâce à une résidence d’artistes implantée il y a vingt ans, une dizaine d’entreprises et commerces sont venus s’y installer, donnant naissance à une véritable communauté entre les habitants se faisant de plus en plus vieux et les nouveaux arrivants beaucoup plus jeunes. « Les jeunes installés créent des liens avec les locaux », déclare en effet Shina Ominami, président fondateur de Green Valley, le nom donné à cette nouvelle « verte vallée ». Jusqu’à apporter une autre façon de voir les choses, de consommer. « Et alors les habitants se remémorent ce qu’ils avaient oublié », poursuit le fondateur. Cultures agricoles locales, co-construction de bâtiments, soirées chez les habitants où « les portes ne sont jamais fermées »… « La population a acquis la force et la capacité pour trouver de nouvelles idées, et j’ai la conviction que de cet endroit vont continuer à germer de nouvelles choses », conclut Shina Ominami.

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Le village hier dépeuplé de Kamiyama revit grâce au mix des générations : des retraités et de jeunes urbains, artistes et commerçants redonnent un sens au mot communauté tout en répondant à deux enjeux majeurs du Japon : la désertification des campagnes et la fracture générationnelle.  ©© Ken Watanabe

 

Et en France, existe-t-il des initiatives qui s’inscrivent dans ce mouvement ? A la périphérie de Lille, Humanicité est un quartier d’innovation citoyenne initié en 2010 par l’Institut Catholique de Lille. Dans ce laboratoire unique du vivre-ensemble en France, des écoles, des logements, des structures sanitaires et sociales (dont des EHPAD) cohabitent dans un esprit de mixité sociale. Plus de deux mille particuliers, dont un très grand nombre d’étudiants de l’Université catholique de Lille, beaucoup de personnes âgées aussi, précaires ou en situations de handicap, se croisent avec des professionnels et d’autres populations dans des espaces partagés et participent aux ateliers pensés sur le mode de « living labs ». Cela signifie que, là aussi, la mixité sociale et intergénérationnelle ne s’improvise pas : elle se construit grâce à la volonté de toutes et tous, associations comme jeunes en résidence étudiante ou personnes ayant décidé d’habiter ce drôle de quartier expérimental. Mieux : l’un des objectifs de ce dispositif de « living lab » du quartier Humanicité est non seulement de concrétiser l’ambition intergénérationnelle, mais aussi de nourrir les recherches de l’université lilloise, voire de s’en servir pour imaginer des formations. Car il s’avère nécessaire d’accompagner les habitants, au-delà de leurs différences d’âge, de statut social ou de revenus, dans leurs projets collectifs d’innovation sociétale. De là à constituer une utopie intergénérationnelle à essaimer dans d’autres quartiers de France ?