Terre de Liens plaide pour un foncier solidaire

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Les vaches d’une ferme Terre de Liens, dans la commune de Valderoure, dans les Alpes-Maritimes.

Via de l’épargne solidaire et des collectes de dons, Terre de Liens achète des fermes et les loue à des agriculteurs qui s’engagent à pratiquer en France une culture biologique et paysanne. Cette pratique d’un foncier solidaire interroge notre rapport à la propriété et au sol, mais elle permet aussi un accompagnement fort de jeunes agriculteurs et inscrit les pratiques paysannes dans une démarche de solidarité sociale à moyen et, surtout, long termes.

Terre de Liens utilise le foncier solidaire pour viser plusieurs objectifs de front : éviter que des terres de culture ne deviennent des projets immobiliers ; rendre la terre accessible, et plus largement soutenir des agriculteurs qui cherchent à s’installer, n’ont pas hérité de terres familiales ou n’ont pas les moyens d’en acquérir ; contribuer à faire changer les pratiques agricoles afin de préserver la santé des sols pour les générations futures ; et reconnecter le monde rural et le monde urbain.

La solidarité défendue par Terre de Liens suppose un changement dans le rapport à la propriété du sol qui pose débat. Elle repose en effet sur l’idée que nous ne sommes que des hôtes de passage et que d’autres agriculteurs prendront la place, ce qui exige une gestion à long terme. De fait, la propriété collective du foncier, les terres étant louées, engage ceux qui nourrissent et ceux qui sont nourris dans une même communauté de vie. Terre de Liens défend la nécessité d’un intérêt commun dans l’organisation de notre système alimentaire et ce, en préservant au mieux l’état des sols.

Aider et accompagner les nouvelles générations d’agriculteurs

Lors d’un voyage au Sénégal, Pierre Fabre, ancien cultivateur et aujourd’hui président de Terre de Liens en Provence-Alpes-Côte-D’azur, a été très marqué par la persistance d’un droit coutumier qui impose à une communauté de mettre à disposition de chaque nouvel arrivant une terre afin qu’il puisse subvenir à ses besoins. Ce droit coutumier, songe-t-il, serait bien utile en France : Terre de Liens croule sous les demandes de jeunes en fin de formation, qui ne sont souvent pas eux-mêmes enfants d’agriculteurs et qui cherchent une ferme pour s’installer sans avoir les moyens de l’acquérir.

En cause, en grande partie, le grignotage de nos terres agricoles : « Tous les sept ans, nous perdons un département français en terres agricoles », s’alarme Philippe Cacciabue, l’un des fondateurs de Terre de Liens. Pour 6 000 installations environ et 35 000 départs chaque année, près de 10 000 demandes d’installation ne peuvent aboutir, selon les chiffres de la Confédération paysanne. Le monde rural disparaît sous nos yeux, à mesure que la ville avance. Dès lors, Terre de Liens se bat à son niveau contre cette « confiscation » des sols agricoles, en s’engageant à ce qu’une ferme qui entre dans le capital de Terre de Liens ne puisse plus jamais devenir autre chose qu’une ferme.

Quels liens tisse Terre de Liens ?

Au-delà du simple achat de fermes et de leur mise en location, Terre de Liens joue un rôle d’accompagnement pour les paysans souhaitant s’installer. Les membres de son réseau forment des groupes d’appui autour des porteurs de projets incluant des acteurs du monde agricole, associatif ou encore d’aide à l’emploi, afin de ne pas les laisser seuls face aux différentes institutions comme les Chambres d’agriculture, les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER), les collectivités…

Terre de Liens cherche avant tout à réconcilier les mondes rural et urbain. Ses acteurs impliquent la société civile dans les affaires agricoles à travers la mobilisation de citoyens, soit par l’épargne solidaire, soit par l’action bénévole au sein de l’association Terre de Liens. « Auparavant, les familles avaient toutes des agriculteurs en leur sein, le lien existait de fait. Aujourd’hui, la rupture entre les deux mondes est tangible et a engendré une perte importante de connaissance et de savoirs », déplore Pierre Fabre. Néanmoins, il se souvient également d’un monde agricole replié sur lui-même et très réticent au changement. Sa conversion en bio avait, par exemple, suscité un très fort rejet de la part des agriculteurs environnants. Ainsi, il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais de trouver de nouvelles façons de retisser des liens entre ceux qui produisent et ceux qui consomment, et aussi de favoriser des relations d’entraide chez les agriculteurs.

La terre, un bien commun et non une propriété privée

En luttant contre la spéculation foncière et l’idée que l’on puisse s’approprier une terre au détriment des autres, Terre de Liens, comme Acces to Land en Europe, Community Land Trust aux États-Unis ou encore le mouvement des sans-terre au Brésil, questionne la légitimité de faire du sol une marchandise. « On n’a pas la réponse », mais la question se pose : « À qui appartient la terre ? », interroge Philippe Cacciabue. Pour certaines tribus amazoniennes, être propriétaire de la terre est une aberration : nous sommes tous de passage, cette terre existait avant nous et persistera après nous, et nous y cohabitons avec d’autres êtres vivants et micro-organismes. Qui serions-nous pour réclamer la propriété absolue d’un lopin de terre ? Comment même définir les limites du sol, non à l’horizontale mais à la verticale : à qui appartiennent ces quelques centimètres de profondeur de la croûte terrestre ? Et à quelle profondeur le sol s’arrête-t-il ?

Terre de Liens aimerait renouer avec le concept médiéval des sections de commune : des terres partagées collectivement entre voisins (pâturages, forêts, etc.) : « Nous voulons construire un mouvement de transformation sociale et cela passe par un travail sur l’image que l’on peut avoir de la propriété foncière. Si l’ensemble des terres agricoles devenait des sections de commune, il n’y aurait plus de droit de propriété, ni de possibilité de vente. Uniquement une question de règles d’usage », explique Philippe Cacciabue… Tous usagers d’un même bien dont il faut prendre soin, afin qu’il perdure.

Comment se structure Terre de Liens ?

Terre de Liens s’est formé en 2003 sous l’impulsion de plusieurs collectifs, dont la confédération paysanne pour une agriculture biologique, la banque solidaire la Nef, différents réseaux d’éducation populaire, etc. Ne trouvant pas parmi les formes existantes de propriété collective les conditions favorables à leur projet, le mouvement a construit sa propre solution en hybridant trois structures : une fondation, une foncière et une association. La fondation est apparue comme le meilleur outil à terme, car une ferme, lorsqu’elle est transmise à la fondation sous forme de don, ne peut plus être revendue. Elle sort des mécanismes du marché et n’a ainsi plus de prix. Cependant, il est difficile de générer des dons, surtout au démarrage. Le mouvement a donc « monté » une « foncière » afin de collecter de l’épargne solidaire.

La foncière n’est pas un fonds d’investissement classique : Terre de Liens a repris la structure d’Habitat et Humanisme, une initiative lyonnaise qui construit des logements sociaux pour les « sans domicile ». Il s’agit d’une société en commandite par actions, un statut vieux de plusieurs siècles, utilisé par les navigateurs italiens pour obtenir un navire. Ce statut permet de dissocier l’apport financier fourni par les commanditaires de la gestion de la structure assurée librement par les commandités. Terre de Liens s’exonère ainsi de l’habituel pouvoir d’ingérence des actionnaires dans la conduite de son activité. Enfin, l’association regroupe environ 200 bénévoles sur l’ensemble de la France. Elle accompagne les paysans Terre de Liens, informe et mobilise la société civile autour des enjeux liés à l’agriculture.

Un « poil à gratter » sur le dos d’un mammouth

Terre de Liens réunit aujourd’hui 12 000 actionnaires et donateurs, et 60 salariés sont répartis dans 19 antennes régionales. 160 fermes ont été achetées, ce qui est à la fois énorme et ridicule. « Terre de Liens suscite un intérêt très fort et provoque des déceptions », reconnaît Philippe Cacciabue. En effet, son action, même marginale, fait grand bruit dans le milieu agricole. Le mouvement a réussi, par exemple, à rendre légale l’inclusion d’une clause environnementale dans un bail rural, alors que syndicats et institutions agricoles défendent et assurent la liberté absolue d’un agriculteur dans la conduite de son activité afin d’assurer son indépendance, 72 % des surfaces agricoles étant aujourd’hui louées par des agriculteurs.

En outre, le mouvement a trouvé une astuce juridique pour empêcher toute acquisition des fermes par les paysans locataires de Terre de Liens, et donc par extension la transmission hypothétique de ces terres à leurs héritiers, en nouant avec eux des baux ruraux à très long terme. Ce bail spécifique suscite d’autant plus de débats que, « pour beaucoup d’agriculteurs, être propriétaire de son exploitation demeure une situation idéale permettant d’atteindre à la fois autonomie, reconnaissance professionnelle et sécurité financière », observe Elsa Pibou dans sa thèse de sociologie « Paysans de passage », pour laquelle elle a étudié les fermiers locataires de Terre de Liens.

Un révélateur d’une transformation profonde du monde agricole

En effet, « Terre de Liens rompt avec ce qui allait de soi jusqu’alors : l’idée qu’un paysan travaillait sur sa terre, et introduit une dimension collective dans une gestion foncière traditionnellement individuelle et s’inscrivant dans un ordre patrimonial familial. », note Elsa Pibou, qui replace Terre de Liens dans une tendance plus large de l’évolution du monde agricole. Car la réalité des agriculteurs ne correspond plus à l’image d’Épinal de l’exploitant familial, mais plutôt à celle de l’entrepreneur agricole en version industrielle ou artisanale (bio et/ou local).

Peut-on dès lors considérer Terre de Liens comme une sorte d’Uber de l’agriculture en puissance ? Sa dimension solidaire et écologique l’en protège sans doute, mais pour Elsa Pibou, Terre de Liens participe effectivement à un mouvement porteur de changements : « La présence et l’investissement de non-agriculteurs dans l’achat et la gestion des terres formalisent le droit de regard que l’ensemble de la société pose sur les espaces ruraux et agricoles. Au nom d’une nouvelle gestion foncière collective, partagée et ouverte à des enjeux environnementaux, les fermiers de Terre de Liens ne sont plus les premiers acteurs du foncier agricole qu’ils travaillent ; ils en sont des acteurs parmi d’autres ».

En organisant la circulation des personnes sur la terre et non plus la circulation des terres dans les mains de quelques personnes, analyse la sociologue, Terre de Liens contribue d’un côté à accentuer la précarité des agriculteurs (rupture avec le modèle de la capitalisation foncière et de la transmission de patrimoine). Mais d’un autre côté, Terre de Liens facilite l’émancipation des agriculteurs, qui ne se retrouvent plus rivés à leur terre par tradition familiale ou par obligation financière (endettement). Être agriculteur pourrait ainsi ne plus être une profession à vie, transmise de parent à enfant, mais devenir une « profession qui n’enferme pas, qui peut n’être qu’une étape. (…) Terre de Liens est-il le reflet d’une certaine modernité liquide, d’un âge de l’accès, où les hommes circuleraient sans attaches, où la mobilité remplacerait la sédentarité ? La question des permanences et des sécurités nécessaires à toute autonomie et à toute émancipation est posée », conclut Elsa Pibou.

Cependant, s’il n’y a plus de transmission de patrimoine, il subsiste une transmission symbolique, plus forte que jamais : la location sur le très long terme d’une ferme par les paysans Terre de Liens « s’inscrit dans le cycle du don/contre-don ; il réintroduit une dimension d’échange entre les générations d’agriculteurs ». Les agriculteurs ont en effet la certitude que les terres dont ils ont pris soin seront confiées à d’autres paysans qui poursuivront leur travail et qu’elles ne seront jamais vendues à des promoteurs immobiliers ou à des cultivateurs peu scrupuleux vis-à-vis de la santé de la terre.

Si Terre de Liens, reste, de l’aveu de Philippe Cacciabue, « un prototype intenable en cas d’un fort développement, tant il est fait de bricolages et de contournements », il représente peut-être un précédent important dans la redéfinition d’un rapport à la propriété plus solidaire, notamment vis-à-vis des générations futures.

 

À lire : « Paysans de passage : les fermiers du mouvement Terre de Liens en France », Elsa Pibou, Université de Toulouse, 2016

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Données en plus

Regroupant environ 200 bénévoles sur l’ensemble de la France, Terre de Liens réunit aujourd’hui 12 000 actionnaires et donateurs, et 60 salariés sont répartis dans 19 antennes régionales. 160 fermes ont été achetées.