Et si l’on tentait d’imaginer les paysages de la solidarité dans cinq, dix, vingt ou trente ans sur la planète ? Quels facteurs de transformation ? Quelles grandes tendances ? L’augmentation de plus en plus forte des inégalités sociales, le vieillissement de la population d’ici 2100 et les crises liées au réchauffement climatique s’imposent comme des évidences de prospective. Ce sont clairement des questions majeures de solidarité pour demain. Une conversation animée par Ariel Kyrou, avec Giorgia Ceriani Sebregondi qui dirige le Laboratoire des solidarités, la romancière Catherine Dufour, le directeur général de la Fondation Cognacq-Jay Jean Luc Fidel, le rédacteur en chef d'Usbek & Rica Blaise Mao et Stéphanie Nicot qui pilote le festival Imaginales. Il s’agit de la troisième des quatre conversations qui accompagnent les quatorze nouvelles de l’anthologie Nos futurs solidaires, disponible en librairie.
Jean-Luc Fidel : À court terme et à l’échelle internationale, je ne suis pas optimiste en ce qui concerne l’avenir de la solidarité. La tendance n’est pas du tout à son développement dans les grands pays du monde, que ce soit en Chine, en Inde, en Russie, aux États-Unis ou du côté des plus importants États d’Afrique. Nulle part nous n’assistons à la constitution d’acteurs forts d’un tiers secteur qui s’imposerait entre le tout commercial et le tout étatique. Il en existe certes en Europe et dans le monde anglo-saxon, mais ils sont vieux de cinquante à cent ans et n’arrivent pas à se renouveler, faute de trouver des moyens de capitalisation. À l’image de ce qui se passe en France, nous assistons plutôt à un désengagement et à une fragilisation de ces structures du privé à but non lucratif.
Giorgia Ceriani Sebregondi : C’est d’autant plus problématique que l’ensemble du tissu associatif, les fondations, les organisations non gouvernementales (ONG) jouent un rôle primordial. Ce tiers secteur sert notamment de tampon entre les citoyens et les décideurs économiques et politiques. D’une façon certes partielle, il représente et protège bien des populations de la planète. Partout dans le monde, il aide aussi à la réduction des inégalités sociales.
Stéphanie Nicot : L’augmentation des inégalités sociales est en effet une tendance lourde, et très inquiétante, qui a d’ailleurs été très bien explorée dans le monde de la science-fiction dès la fin des années 1960…
Ariel Kyrou : Il suffit de penser à un film comme Soleil vert de Richard Fleischer en 1973, inspiré d’un texte de Harry Harrison datant de 1966, qui imagine des États-Unis surpeuplés en 2022, ou des romans tels Jack Barron et l’éternité de Norman Spinrad, Tous à Zanzibar ou L’Orbite déchiquetée de John Brunner, tous trois sortis à la fin des années 1960 (lire par exemple Ariel Kyrou, Dans les imaginaires du futur, ActuSF, 2020).
Stéphanie Nicot : Les exemples sont nombreux. Nous pourrions également mentionner La Parabole du semeur d’Octavia E. Butler, sorti en 1993 et qui décrit une Amérique totalement ruinée en 2024. Mais la prise de conscience de cette augmentation des inégalités me semble plus forte aujourd’hui qu’à l’époque de ces œuvres majeures. L’expérience du Covid a révélé les limites du « chacun pour soi » qui s’était imposé par conviction, par lassitude ou par désespoir. Il n’est plus d’actualité. La question de la solidarité est de retour.
Blaise Mao : La crise sanitaire a effectivement changé le regard sur la vieillesse, et le rapport à nos anciens : très tôt, nous avons collectivement décidé qu’il n’était pas normal de laisser mourir les personnes âgées et que la société devait prendre des mesures radicales pour ne pas perdre ces personnes, les premières à être touchées gravement par l’épidémie.
Jean-Luc Fidel : Le fait majeur des années à venir sera indéniablement le vieillissement de la population, du moins en Occident et dans une grande partie de l’Asie. Mais en réponse à cette problématique, il reste à imaginer en France un espace qui soit intermédiaire entre le maintien à domicile et l’Ehpad, qui reste essentiellement réservé aux personnes totalement dépendantes et atteintes de troubles cognitifs majeurs. Des expériences sont en cours au sein de structures innovantes, mais elles s’adressent le plus souvent à des personnes à hauts revenus. Il y a également des tentatives en milieu rural. Mais à grande échelle, cet intermédiaire indispensable n’a pas encore été trouvé. Nous sommes en revanche sûrs d’une chose : plus la dimension de l’établissement est importante, plus la prise en charge s’avère défectueuse. En la matière, small is beautiful. De petites structures, souples, sensibles et ouvertes sur l’environnement s’occupent bien mieux des personnes âgées. Le constat s’est confirmé pendant la pandémie : nous avons vu les ravages effrayants causés par le fonctionnement des grandes maisons de retraite, alors que les petites structures ont eu une capacité de résilience bien plus forte.
Blaise Mao : Les seniors représenteront tout de même un tiers de la population française en 2030. Il ne sera pas possible de les reléguer comme nous le faisions avant la crise, et comme nous continuons à le faire trop fréquemment…
Catherine Dufour : Nous n’aurons pas le choix. J’ai étudié les projections : l’espèce humaine devrait entrer en récession démographique autour de 2100. Seule l’Afrique devrait maintenir le flambeau, même si elle commence elle aussi sa récession, en étant passée d’une moyenne de sept à quatre enfants par femme. Les projections seraient de trois enfants en 2050, et d’un taux tout juste suffisant pour le renouvellement des générations en 2100 sur le continent. Certains pays africains se dépeuplent déjà, même si moins que le Japon ou la plupart des pays occidentaux. D’un côté, ce dépeuplement est peut-être une bonne nouvelle pour la planète, mais de l’autre, quand les trois quarts des êtres humains sur Terre auront plus de 60 ans, nous devrons bien inventer pour les soutenir de nouvelles formes de solidarité !
Jean-Luc Fidel : Une petite nuance, tout de même : n’oublions pas que nous vieillissons de mieux en mieux. Une personne dite « âgée » – de plus de 62 ou 63 ans – est en moyenne dans un état de santé meilleur que ses parents lorsqu’ils avaient 50 ans. L’augmentation de la part des plus de 60 ans au sein de la population sera importante, entraînant une plus grande proportion de personnes en état de dépendance, mais les deux évolutions, de l’âge et de la dépendance, ne suivront pas du tout la même courbe. En Afrique, pour reprendre cet exemple, il y a de plus en plus de personnes âgées en assez bon état de santé, ce qui était l’exception il y a trente ans. Partout dans le monde, il y aura de plus en plus de personnes qui ne travailleront plus, du moins en tant que salariés, mais qui seront toujours productives et aptes à rendre de nombreux services. Il y a là un espoir : ces personnes entrées dans le troisième âge, libérées du travail mais toujours productives, pourraient aider de multiples façons les personnes plus âgées ou plus fragiles.
Stéphanie Nicot : Certes, mais comment vivront les personnes âgées les plus pauvres, en particulier lorsqu’elles auront une petite retraite, voire dans la plupart des pays du monde pas de retraite du tout ? Il est évidemment plus facile de vieillir riche que de vieillir pauvre, que ce soit pour mener des activités d’accompagnement non rémunérées ou, plus tard, parce que la prise en charge en Ehpad ou en maison de retraite n’a rien à voir selon l’argent dont nous disposons. Nous retrouvons sur ce point l’enjeu essentiel de réduction des inégalités socio-économiques, loin d’être résolu. L’autre question décisive est celle des discriminations. La société laisse peu de choix aux personnes âgées, qui sont moins en capacité de défendre leurs droits, notamment à la relation affective, amoureuse et éventuellement sexuelle. La sexualité des personnes âgées pose en elle-même un problème d’acceptation, alors qu’en sera-t-il par exemple demain de celle des personnes âgées LGBT, pour parler d’une minorité qui me concerne ? Serons-nous obligées de faire du communautarisme, de nous regrouper pour être protégées et acceptées ? Ou pourrons-nous vieillir au milieu de tous, comme beaucoup le souhaitent, dès lors que cela ne pose pas de problème ?
Blaise Mao : Usbek & Rica a consacré un dossier à la « société du vieillissement ». Maïa Mazaurette, journaliste et romancière, nous y avait écrit un article sur la sexualité des personnes âgées, son caractère tabou et son absolue invisibilité. La réalisatrice Olympe de G. a réalisé sur ce thème un film pudique, aussi beau que cru. Il est important que les imaginaires se libèrent sur le sujet, via toutes sortes de fictions. Car ils aident à rendre ordinaires des situations qui ne le sont pas encore et qui pâtissent d’être trop peu visibles. J’ai par exemple appris récemment que les homosexuels seront libérés en mars 2022 de l’exigence d’une période d’abstinence pour pouvoir donner leur sang ! Ça m’a paru dingue qu’on en soit encore là, que la loi soit toujours à ce point en retard sur la société, même si en fin de compte elle évolue, un peu contrainte et forcée.
Stéphanie Nicot : Le côté odieusement discriminatoire du questionnaire pour le don du sang auquel devaient répondre les personnes homosexuelles m’évoque un roman terrible, publié en 2003 par Jean-Michel Truong. Dans Eternity express, il décrit une société dystopique qui, sous le coup de problèmes démographiques posés par l’afflux de nouvelles générations de personnes âgées, se trouve confrontée à la question de leur euthanasie massive. Il imagine une « loi de délocalisation du troisième âge » : au-delà d’un certain âge, les familles les emmènent à la gare de l’Est. Un accord a été passé avec un « empereur de Chine », à la tête d’un État ultra-capitaliste et stalinien, qui s’est engagé à « les accueillir ». Des pubs vantent cette destination, avec des images de belles maisons de retraite qui sont bien sûr des leurres. Le livre est d’un pessimisme abominable, mais après avoir entendu, dans notre réalité d’aujourd’hui, des médecins expliquer tranquillement à la télévision que ceux qui ne veulent pas se soumettre à la vaccination devraient signer une attestation reconnaissant qu’ils refusent d’être soignés en réanimation, je m’interroge… Nous vivons des moments d’une grande ambivalence. La crise sanitaire porte tout autant en germe cette dystopie de Jean-Michel Truong que son exact inverse car, comme cela a été dit tout à l’heure, nous avons en effet collectivement décidé de protéger de l’épidémie les personnes âgées ou vulnérables. La question devient dès lors : comment faire pencher la balance du bon côté ?
Ariel Kyrou : Sur le volet lumineux de la force, la base de connaissances du Laboratoire des solidarités, solidarum.org, parle volontiers d’initiatives de transmission de savoirs entre générations, comme Mots croisés, Mémoires vives ou Passe la parole, et aussi d’habitat intergénérationnel, à l’instar de projets comme Vivre avec, en Gironde, ou ensemble2générations. Nous avons également réalisé des reportages au Japon, autour des actions qui sont menées dans les campagnes, par exemple par la Nippon Foundation, afin de repeupler des zones devenues désertes.
Blaise Mao : Le retour à des formes de cohabitation intergénérationnelle me semble un nœud du futur de la solidarité. Il existe aujourd’hui beaucoup de dispositifs – d’habitat intégré avec une prise en charge partielle du loyer par la personne âgée, par exemple –, mais ils sont trop souvent artificiels ou motivés par le seul intérêt de telle ou telle catégorie de population. On touche ici aux limites du cloisonnement entre générations pour de multiples raisons : on fait des enfants plus tard, tout est beaucoup plus fluide. Je pense que nous pourrions revenir à une forme de partage, notamment dans l’habitat : les villes, les surfaces d’accueil, les réseaux de la solidarité vont inévitablement devoir se transformer et se refonder sur l’intergénérationnel. Sous la contrainte, mais aussi par choix des personnes intéressées.
Jean-Luc Fidel : Je partage votre scepticisme sur la plupart des expériences intergénérationnelles qui ont fleuri ces dernières années : ténues, difficiles à faire vivre, à organiser juridiquement et à consolider. Par ailleurs, sans verser dans le pessimisme, je constate que nous ne prenons pas le chemin que vous indiquez : les tendances urbanistiques ne vont pas dans ce sens. Les appartements T4, par exemple, ont perdu en dix ans 10 % de leur surface en Île-de-France. Sur ce strict plan matériel, accueillir ses grands-parents ne va pas être facile.
Giorgia Ceriani Sebregondi : Ce qui me frappe également, c’est que la proclamation généralisée du « jamais sans les personnes concernées » s’arrête toujours aux personnes âgées. On ne tient absolument pas compte de cet adage pour le grand âge : on fait à la place des personnes âgées sans jamais leur demander leur avis. Apparaissent donc des mouvements qui se proclament « représentants des personnes âgées » à la façon de Générations Mouvement qui se dit « le premier réseau associatif de seniors en France ». Comment imaginer dès lors un nouveau modèle de cohabitation dans l’habitat, dans la ville, qui étende une véritable démarche de solidarité paritaire, permettant aux femmes et aux hommes âgés – qui seront la population majoritaire en Occident dans quelques années – d’être acteurs de leur situation ?
Ariel Kyrou : Dans la nouvelle de Chloé Chevalier, « Les déroutés », la nécessité de liens intergénérationnels entre jeunes et personnes âgées passe d’abord par un « Service civique universel » obligatoire. Sur les six jeunes dont elle conte l’histoire, une se retrouve ainsi dans « la maison de vieux du “Hameau de l’Eau-Vive” » à Nice, et une autre dans un Ehpad qui semble plus grand et moins accueillant, où elle est « aide-soignante volontaire ». L’une des protagonistes imagine même une initiative, décrite avec humour par l’un de ses amis sous le nom « Adopte un vieux ». Son projet serait un système de collaboration entre familles, un peu « comme si je prenais soin de ta mère pendant ses vieux jours (parce que je sais qu’elle te saoule, alors que moi je l’aimais beaucoup), pendant qu’en échange tu t’occuperais de mon père »…
Blaise Mao : Je me méfie des dispositifs de contraintes. Un service civique obligatoire sera toujours vécu de manière douloureuse. La clé serait plutôt la banalisation de nouveaux liens non contraints. Je me suis demandé, par exemple, combien j’avais vu de personnes âgées dans mon cadre scolaire. À part un témoin de la dernière guerre, ou les rescapés de la Shoah ou leurs enfants, je n’ai pas souvenir d’une personne âgée venant partager une expérience en classe. Pourquoi se contenter de témoignages historiques ? Des seniors très compétents ne demandent qu’à se mobiliser pour aider. La banalisation de leur présence, dans des circuits d’activités et de transmission, est un gros enjeu.
Giorgia Ceriani Sebregondi : Les réponses solidaires au vieillissement en France et dans le monde représentent clairement un enjeu majeur, mais je placerais également la transition écologique au tout premier plan. Dans le contexte actuel, je n’ose en effet imaginer les conséquences des flux de population annoncés dans les décennies à venir en raison du réchauffement climatique. Avons-nous les moyens de répondre à ce défi ?
Blaise Mao : Il me semble en tout cas que les jeunes générations ont pleinement conscience de l’importance cruciale de l’enjeu. Avant la COP26 de novembre 2021 à Glasgow, nous avons réalisé avec Usbek & Rica des portraits de cinq jeunes activistes : une Brésilienne, une Coréenne, un Ougandais, un Grec, un Américain. C’était incroyable de constater leur maturité et la convergence de leurs points de vue. Le jeune Américain avait déjà déménagé trois fois en raison des énormes incendies ayant dévasté la région de Los Angeles. Il tenait un discours très conscient, à mon sens bien mieux structuré que celui des « officiels » actuellement chargés du sujet sur le plan mondial. Je suis optimiste en ce qui concerne les capacités des jeunes générations à se saisir de cette question.
Ariel Kyrou : Mais en auront-ils le temps et l’opportunité ? Dans son roman 2312, Kim Stanley Robinson imagine une historienne de cette année 2312 qui revient sur les époques d’avant. Elle qualifie de « Grande Indécision » la période courant de 2005, année de l’annonce du changement climatique par les Nations unies, jusqu’à 2060. Autant d’années perdues, écrit l’historienne de notre futur, confirmant le pressentiment du lecteur ou de la lectrice de nos années 2020. Puis c’est « la Crise : de 2060 à 2130. La disparition de la calotte glaciaire de l’Arctique, avec la fonte irréversible du permafrost et la libération du méthane », des inondations, des pénuries, des émeutes, etc. Dans un genre encore plus pessimiste, j’ai en tête la nouvelle écrite par Catherine Dufour pour l’anthologie Nos futurs, « La Chute de La Défense », dans un Paris étouffant et en partie sous l’eau…
Catherine Dufour : Je crains en effet qu’il ne soit beaucoup trop tard. On va tous finir bouillis, c’est Valérie Masson-Delmotte qui nous le dit, chiffres à l’appui. Le compte à rebours est lancé, nous avertit la grande mamamouchi des climatologues. Le centre des continents va se dessécher et devenir peu à peu inhabitable, tandis que les côtes seront grignotées. Nous allons nous retrouver tous – 8 milliards – à vivre sur de minces bandes côtières… Nous devrions voir la catastrophe venir, même les vieux comme moi. Je me souviens d’une discussion avec un climatologue du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) nous expliquant gentiment la situation. En sortant de cet échange, mes amis et moi avions prévu d’aller manifester pour défendre les retraites. Puisque nous allions tous finir bouillis, je n’ai pas pu. Depuis, j’ai évolué. J’ai décidé de garder la catastrophe climatique comme un point aveugle juste au-dessus de ma tête, pour ne pas devenir cintrée et continuer à réfléchir, à écrire, à agir afin de minimiser le désastre et de tenter de susciter plus de solidarité envers et contre tout.
Giorgia Ceriani Sebregondi : Les jeunes générations n’auront sans doute pas le temps de trouver et de mettre en place des solutions pour faire face aux blocages des détenteurs actuels du pouvoir. Nous allons vers une exacerbation des inégalités sociales, et certaines personnes devraient payer nettement, nettement plus que d’autres. Si l’humanité est vouée à se rassembler sur des bandes côtières, quelques privilégiés habiteront en haut, dans les jardins. D’autres regardent ailleurs : ils pensent qu’ils ne seront pas concernés, qu’ils vont être sur un vaisseau qui va les sauver. Plus la crise se rapproche, plus il est décisif de nous mobiliser pour mettre en place des radeaux, des sifflets, des bouées de sauvetage pour celles et ceux qui risquent de se noyer les premiers.
Ariel Kyrou : D’où le rôle de sensibilisation, d’alerte de la science-fiction, par exemple de ce sous-genre qu’on appelle « climate fiction » ou « cli-fi », avec des romans comme Water Knife (2015) de Paolo Bacigalupi (cf. Dans les imaginaires du futur, ActuSF, 2020).
Giorgia Ceriani Sebregondi : Vous avez vu Don’t Look Up : déni cosmique du réalisateur Adam McKay, avec Meryl Streep et Leonardo DiCaprio ? Ce film m’a déprimée : tout se passe comme si nous regardions ailleurs, et même les récits nous mettent dorénavant en scène lorsque nous refusons de voir ! Face à une telle mise en abîme de la mise en abîme, comment ne pas être désespéré ?
Blaise Mao : Je vous conseille un autre récit très fort, tiré du roman de Niccolò Ammaniti : la série italienne Anna, qu’on pourrait situer entre Fellini et une sorte de « collapse-porn ». Un virus tue les adultes, tel un Covid ravageur, puis les adolescents sont également atteints, à l’âge de la puberté. La série reconstitue parfaitement la sauvagerie, la manie des hommes à construire des hiérarchies même dans le pire des chaos, mais elle montre également la nécessité d’entraide pour contourner ce système d’oppression et d’inégalités.
Stéphanie Nicot : C’est l’exemple sidérant des camps de concentration. On reste halluciné qu’il subsiste encore, dans de telles circonstances, une possibilité de solidarité. Nous sommes des êtres paradoxaux. Cependant, je m’interroge sur le sens, assez nihiliste, d’un certain discours catastrophiste, selon lequel puisque « tout est cuit, autant ne rien faire pour changer les choses ». La science-fiction me semble l’un des meilleurs remèdes contre ce raisonnement, qui mène à une impasse. Je pourrais, là encore, multiplier les références de tels antidotes. Je pense par exemple au premier des deux romans de la série Wang de Pierre Bordage, Les Portes d’Occident, sorti tout de même en 1996. Il y imagine un grand marché européen replié sur lui-même dans le cadre d’une crise climatique généralisée. L’Europe y aurait monté des barrières infranchissables. Plus personne ne passe, avec des jeux où les pauvres venus d’ailleurs se massacrent entre eux pour distraire les privilégiés, en échange de quoi les rares gagnants obtiennent la carte d’accès au meilleur des mondes, avec tous les droits associés. Même si les lanceurs d’alerte ont raison d’être prudents, leur message pouvant être instrumentalisé, relire aujourd’hui un tel livre donne envie d’agir plutôt que de se résigner à une crise qui nous semblerait inéluctable.
Ariel Kyrou : La catastrophe, comme le soulignait le philosophe Bernard Stiegler, n’est pas seulement un événement qui change l’ordre des choses, mais, au sens littéral, « le dernier épisode d’un récit », ouvrant peut-être la voie à une renaissance qui passe sans aucun doute par l’entraide, comme le montre dans ses romans Kim Stanley Robinson.
Stéphanie Nicot : La science-fiction internationale imagine des crises très graves, des dégâts monstrueux, mais avec souvent une issue heureuse pour les survivants, qui sont rarement les plus puissants. C’est le paradoxe de Tchernobyl : après une immense catastrophe, la vie se régénère, les animaux reviennent, même s’ils meurent parfois plus vite… Il est sans doute trop tard pour que rien ne se passe de grave sur la planète, mais il est indispensable d’ouvrir des perspectives.
Lire également l'introduction de l'anthologie Nos futurs solidaires, sa première conversation, Pas de solidarité sans écoute de l'altérité, ainsi que sa deuxième autour des récits de solidarités.