Pas de solidarité sans écoute de l’altérité

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Sans titre, 2017, peinture numérique, 55,88 x 77,31 cm. Célestin Krier réinvente des sujets archaïques, dessinés d’une main enfantine sur un logiciel primitif. Cette rencontre entre des personnages étranges, rappelant la poterie grecque, pourrait être une scène d’hospitalité, comme un éloge d’une solidarité indissociable d’une écoute de l’altérité. © Célestin Krier.

Socle de toute société, la solidarité se vit sur le terrain et se construit collectivement. L’enjeu, au-delà de ses indispensables mécanismes de redistribution institutionnels, est de nous permettre de rencontrer l’autre, différent et semblable, pour mieux vivre ensemble. Voilà quelques-uns des éclairages de la première des quatre conversations qui accompagnent les quatorze nouvelles de l’anthologie Nos futurs solidaires, que vous pouvez vous procurer en librairie. Une réflexion sur la notion de solidarité, animée par Ariel Kyrou, avec une romancière, Catherine Dufour ; le rédacteur en chef d’Usbek & Rica, « le média qui explore le futur », Blaise Mao ; la directrice artistique du festival Imaginales, Stéphanie Nicot ; la directrice du Laboratoire des solidarités de la Fondation Cognacq-Jay, Giorgia Ceriani Sebregondi ; et le directeur général de cette même Fondation, Jean-Luc Fidel.

Jean-Luc Fidel : La solidarité est la sève de la société. Une société n’est en effet humaine qu’à la condition de donner les moyens à chacun de ses membres, quelles que soient sa situation et ses fragilités, temporaires ou permanentes, d’en faire pleinement partie. C’est pourquoi elle s’incarne et se comprend au travers de dispositifs et surtout d’actions de soutien directes ou indirectes. Nos sociétés reposaient auparavant sur des pratiques de solidarité individuelles, des liens de famille, de communauté ou à l’échelle du village. Ces formes d’aide ou d’accompagnement n’ont pas disparu, mais elles ont été peu à peu complétées, voire remplacées par des institutions de solidarité. À l’instar des premières structures hospitalières dignes de ce nom, les organisations de ce type sont nées en parallèle à la création des bourgs à la fin du Moyen Âge, dans des régions riches comme la Toscane, en Italie. Aujourd’hui, la solidarité est portée par des acteurs publics, mais aussi privés, particulièrement ceux du privé à but non lucratif, qu’il s’agisse d’associations, de mutuelles ou de fondations.

Giorgia Ceriani Sebregondi : La solidarité se concrétise en un principe tout simple : ne laisser personne de côté. Cela suppose la capacité à venir en aide à celles et ceux qui en ont besoin, que ce soit pour des raisons de handicap, d’âge, de maladie ou de fortes inégalités socio-économiques. Chacun, dès lors, doit se sentir responsable pour que toutes et tous aient une place au sein de la société.

Catherine Dufour : De l’enfance, où nous sommes totalement dépendants, au grand âge en passant par nos maladies ou accidents, toute personne bénéficie à un moment où à un autre de la solidarité. Elle est aussi importante que l’eau que nous buvons. Une société sans solidarité est une société morte.

Stéphanie Nicot : Au minimum deux termes de notre triptyque républicain, à savoir l’égalité et la fraternité, induisent l’importance cruciale de la solidarité. Garantir l’accès à l’eau, à la nourriture, à un toit et à l’éducation, permettre à toutes et à tous de se soigner en cas de problème de santé grâce à un système de redistribution et de protection sociale, cela nous semble a priori des évidences dans une république telle que la nôtre. C’est pourquoi, lorsqu’une personne veut démolir la notion de solidarité, elle ne l’affirme jamais ainsi et lance la bataille sur le plan du langage : elle ne parle plus de solidarité, en principe inattaquable, mais d’assistanat, terme à la connotation très péjorative.

Ariel Kyrou : Mais depuis les débuts de la crise du covid-19, en 2020, nous n’avons pas beaucoup entendu ce type d’accusation d’assistanat…

Stéphanie Nicot : Sans doute parce que, dès le premier confinement, la solidarité s’est imposée. Elle s’est incarnée dans l’action des professionnels en « première ligne », en particulier des infirmières, des aides-soignantes ou des aides à domicile si peu visibles auparavant. Mais elle a également touché toutes les personnes et tous les métiers à l’arrêt, y compris les privilégiés, qui ont été concrètement soutenus. Certains, sans emploi reconnu ou travaillant à temps partiel, n’ont certes pas été financièrement aidés, mais le principe de solidarité ici en œuvre était clairement d’essence républicaine. La solidarité est laïque, ce n’est ni la charité ni la providence. La providence, c’est pour les croyants. La solidarité les touche et les engage aussi, bien sûr, mais sans exclusion des uns ou des autres en fonction de leur confession, et en intégrant les agnostiques ou les athées comme moi. Pour certains, dont je suis, la solidarité est une valeur fondamentale, et nous concerne toutes et tous sans jugement a priori vis-à-vis de celui ou de celle que l’on aide. Pour d’autres, elle ne peut qu’exclure certaines populations, ou elle est de l’ordre du pis-aller – car on devrait à l’idéal pouvoir s’en passer. Là se situe la ligne de clivage.

Catherine Dufour : Il y a ce principe du « mort au kilomètre », en vertu duquel nous serons toujours plus émus par un petit malheur sur notre paillasson que par une catastrophe avec des milliers de morts à l’autre bout du monde. D’où l’importance, sur un registre plus proche de la Sécurité sociale, de ces instances de redistribution et de protection qui fonctionnent « à l’aveugle », en effaçant volontairement ce facteur de proximité qui nous pousse à aider les proches plutôt que ceux qui sont loin de nous et de nos mondes.

Ariel Kyrou : C’est ce qu’on appelle la solidarité froide, institutionnelle, indispensable et complémentaire d’une solidarité dite chaude, qui repose sur le contact direct, l’aide communautaire, le soutien au clochard d’à côté, mais aussi les actions de terrain de bien des associations…

Giorgia Ceriani Sebregondi : Ces deux dimensions se rejoignent d’ailleurs de temps à autre, en particulier dans le privé à but non lucratif. Pourrait-on parler d’une solidarité « tiède » ? Dans des lieux comme les établissements de la Fondation s’inventent parfois des pratiques qui infusent dans le monde public et sont reprises par la solidarité dite froide, institutionnelle. Je pense par exemple à la façon dont des hôpitaux s’ouvrent sur leur environnement, s’organisent pour accueillir les proches des malades, ou comment une Maison d’enfants réussit à « faire » avec les parents sans les stigmatiser…

Stéphanie Nicot : Quelle que soit la façon dont la solidarité s’exerce, froide, chaude ou tiède, elle part d’un principe intangible : la nécessité de toujours s’abstenir de tout jugement moral. Faudrait-il soigner les personnes vaccinées avant celles qui ne le sont pas ? Non, car nous pourrions dès lors décider de ne pas soigner le fumeur atteint d’un cancer du poumon. La solidarité ne se découpe pas en tranches.

Ariel Kyrou : Cette nécessité de prendre la solidarité comme un tout indissociable et sans jugement de l’autre devrait être primordiale dans nos représentations de la société. Dans son essai, Réparer le monde (Éditions Corti, 2017), le chercheur Alexandre Gefen montre qu’il existe une « littérature de réparation », mais plutôt classique et réaliste, avec des écrivains comme Annie Ernaux, voire Patrick Modiano ou Emmanuel Carrère…

Stéphanie Nicot : Les littératures de l’imaginaire, en revanche, se sont jusqu’ici assez peu intéressées à cette problématique. Mais depuis quelques années, ces sujets font partie des préoccupations des écrivains de science-fiction, et c’est tant mieux…

Ariel Kyrou : « Entrer en résonance », la nouvelle d’Audrey Pleynet au sein de l'anthologie Nos futurs solidaires, est très exactement construite, selon ses propres termes, autour du « principe de non-jugement et d’humilité dans la relation d’aide ». Elle qui, par ailleurs, travaille au quotidien dans le social, utilise le « multivers », les mondes parallèles ou divergents, qui nous confrontent avec des doubles de nous-mêmes aux parcours très différents, pour incarner cette nécessité d’aider l’autre sans jamais le juger…

Blaise Mao : Souvent, dans le sport collectif, on parle de « dépassement de fonction » quand un défenseur va au-delà de ce que son poste exige de lui. Il y a de ça dans la solidarité, surtout celle qui reste toujours invisible, pratiquée par tous ceux dont ce n’est pas le métier. Au-delà même des plus de dix millions d’aidants que compte vraisemblablement notre pays, un grand nombre de citoyens font du dépassement de fonction sans le théoriser ou même le savoir, au jour le jour.

Jean-Luc Fidel : Cet élargissement de la dimension solidaire aux gestes de soutien au quotidien, qui peuvent sembler anodins, est essentiel à notre qualité de vie. Il est certes important que l’hôpital, pour partir de ce cœur historique de la solidarité, ait les moyens d’accueillir dans de bonnes conditions toutes les personnes malades, même et surtout en situation de forte précarité, mais comme le montrent des études de l’OMS, l’état de santé de la population d’un pays est loin de pouvoir se mesurer au poids de ses dépenses hospitalières et plus généralement de médecine. Le Japon dépense deux fois moins en la matière, et sa population a une espérance de vie légèrement supérieure à celle de la France. Les acteurs de la solidarité ne doivent pas focaliser leur attention sur le traitement aigu des problèmes de santé, mais s’intéresser à l’amont et à l’aval du soin médical, à la prévention, aux accompagnements de la personne dans sa globalité, aux facteurs alimentaires et environnementaux… J’ai plaidé, lorsque j’étais directeur de l’Hôpital Cognacq-Jay, pour que les patients de longue durée puissent suivre des cours d’informatique, histoire de vivre autre chose que leurs soucis de maladie. La dimension psychique est essentielle au rétablissement. Une personne malade, fragilisée, gagne à ne pas être seulement « passive », à n’être pas considérée uniquement comme un sujet de soins. Contrairement à une idée reçue, même en situation de vulnérabilité une personne peut être solidaire, elle aussi, envers un autre malade, une amie, une vieille dame, une aide-soignante, etc. Bref, il est possible, mieux, il me semble indispensable que chacun prenne conscience qu’il peut être à la fois bénéficiaire et acteur de la solidarité.

Ariel Kyrou : C’est d’ailleurs le sens du très large spectre des quatorze nouvelles de notre anthologie, de l’éco-bat de Li-Cam à « Six faces d’un même cube » de Ketty Steward en passant par la réinvention du service civique par Chloé Chevalier.

Blaise Mao : Raconter des histoires de solidarité, que ce soit par le travail de terrain du journaliste ou des fictions se projetant dans le futur, permet de comprendre à quel point nous sommes, sans toujours en avoir conscience, à la fois bénéficiaires et acteurs de la solidarité. Pour rebondir sur ce que disait Jean-Luc Fidel au début de notre discussion, c’est fou que des actes aussi incarnés que les gestes solidaires au quotidien, envers un SDF, un patient ou encore une personne handicapée, soient aussi peu visibles dans notre société. Lors des Rencontres solidaires du 1er octobre 2021, j’avais été très frappé par les propos de Yann Manzi, le fondateur de l’association d’aide aux réfugiés Utopia 56, racontant que des élus mènent des actions de solidarité, avec son association ou en prenant ses conseils, tout en demandant à ce que cela ne s’ébruite pas. Ils devraient claironner leur engagement, et pourtant ils le cachent. Comment changer cela ?

Giorgia Ceriani Sebregondi : Dans l’entretien qu’il a donné à solidarum.org, le philosophe Bertrand Quentin explique l’importance qu’a eue pour lui, lorsqu’il était en école primaire, la proximité forcée avec un nain. Au début, l’idée de passer toute une année à côté de lui l’a effrayé, il osait à peine le regarder. Mais au bout de quelques semaines, après avoir joué, discuté avec lui, il n’a plus vu la différence. Se frotter dès sa jeunesse aux multiples formes de handicap, voire de maladie, au grand âge aussi, et puis à la différence des origines ethniques comme des classes sociales, reste la meilleure clé pour bâtir une société solidaire. Il y a des personnes qui, revenant dans leur entreprise après avoir eu un cancer grave, se retrouvent paradoxalement isolées : leurs collègues se sentent démunis, ils ne savent pas comment leur parler, de peur de prononcer un mot déplacé… On peut passer toute sa vie sans jamais avoir de relations avec une personne en situation de handicap. C’est pénalisant pour ledit « valide » ! Il faut casser les silos, y compris d’ailleurs au sein des associations de solidarité, qui ont du mal à sortir de leur propre champ d’action.

Blaise Mao : Beaucoup ont découvert le dur quotidien des infirmières et des aides-soignantes il y a deux ans, au début de la crise sanitaire. Casser nos silos, cela suppose d’organiser la rencontre avec l’autre, qui vit dans un monde radicalement différent du nôtre, que cette personne soit valide ou non. La rencontre avec l’altérité, et j’y inclus non seulement les êtres humains qualifiés d’étrangers, mais aussi la faune, voire la flore, se prépare et se construit sur le temps long. Cela fait partie de l’écologie au sens large du terme. En 2018, l’océanographe François Sarano avait accordé un entretien à Usbek & Rica, et ses propos m’ont marqué : « Moins vous avez de relations avec les gens ou avec les animaux sauvages, plus vous les fantasmez, et moins vous savez interagir avec eux », expliquait-il. Il n’en voulait pas vraiment aux gens de n’en avoir rien à « carrer » des baleines, car l’immense majorité d’entre eux n’a jamais nagé avec une baleine ! Une telle expérience change ta vie pour toujours. Forcément, tu deviens alors concerné par leur destin, donc par celui de l’océan.

Giorgia Ceriani Sebregondi : En effet, laisser toute sa place à l’autre, ça s’apprend et ça se vit, idéalement dès le plus jeune âge, par des expériences, par l’éducation évidemment, mais aussi par ces fictions qui contribuent à façonner nos représentations. Le rapport aux imaginaires est primordial en matière de solidarité et d’écologie – que l’on peut voir comme l’extension de la solidarité à tous les êtres et aux générations futures.

Ariel Kyrou : Construire la rencontre avec l’autre suppose de raconter des histoires plurielles, avec des « damnés de la Terre » pour reprendre l’expression de Frantz Fanon, mais ne faut-il pas aussi lutter sur le terrain contre toutes les discriminations ?

Stéphanie Nicot : Bien sûr, il n’y a pas de solidarité qui vaille sans un refus de toutes les discriminations, qu’elles soient systémiques, venant de l’État par exemple, ou propres aux individus. Quoi qu’il en soit, en amont, il y a la capacité à considérer tout le monde sans a priori, et donc cette rencontre dont vous parlez. Il a fallu quant à moi que je fasse ma transition – en 2004-2005 – et que je devienne discriminée à mon tour, pour découvrir des personnes d’une grande diversité. Jamais, auparavant, je n’avais par exemple rencontré des travailleuses du sexe, comme d’ailleurs d’autres représentants de minorités fortement discriminées.

Ariel Kyrou : Il a donc fallu que vous deveniez partie prenante d’une petite minorité discriminée pour être vraiment solidaire de toutes et tous…

Stéphanie Nicot : Je devais tout de même l’être un tant soit peu avant, mais c’est vrai que ce type de transformation personnelle est un bon antidote à bien des préjugés. La meilleure réponse aux idéologues, qui prétendent savoir sans prendre le temps de connaître, c’est le terrain. Je continue à défendre la dimension universaliste de la solidarité, mais sa mise en pratique suppose de s’intéresser à la réalité des diverses communautés. Discuter avec une personne non binaire, l’écouter vraiment, cela peut parfois s’avérer très déstabilisant. Nous avons toutes et tous, non pas des haines, mais des préjugés, juste par ignorance. Il est donc important de ne pas s’obstiner. Dans ma jeunesse, par exemple, j’utilisais le terme « gourbi », comme synonyme d’un endroit sale et chaotique, jusqu’au jour où, à l’université, un ami arabe m’a expliqué qu’il s’agissait d’un terme raciste, très irrespectueux. Assumer la dimension universelle de la solidarité nécessite l’écoute de personnes qui peuvent sembler parfois très rudes dans leur critique de nos ignorances. C’est d’ailleurs cette capacité à revenir sur ses préjugés, cette humilité mêlée d’une grande curiosité qui m’a séduite chez Jacques Toubon lorsqu’il a été Défenseur des droits de 2014 à 2020, alors que je ne partageais absolument pas ses convictions politiques…

Catherine Dufour : Le Jacques Toubon que nous connaissions, politicien imbuvable, aurait-il été remplacé par un androïde ou un extraterrestre charmant ?

Giorgia Ceriani Sebregondi : Il aurait rencontré une meilleure version de lui-même, comme dans la nouvelle d’Audrey Pleynet ?

Blaise Mao : Nous tenons peut-être là, en effet, la preuve de l’existence de mondes parallèles, comme dans cette nouvelle et bien des scénarios de science-fiction. Nous pourrions ainsi rencontrer notre double, et comprendre de la sorte qu’il est possible de changer pour devenir vraiment solidaire…

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La couverture et le dos du livre Nos futurs solidaires, anthologie de quatorze nouvelles de science-fiction qui réinventent la solidarité. En librairie depuis le 18 mars 2022.