Gaspiller moins, redistribuer plus

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Dans le local parisien des Éco-Charlie, Chloé et Capucine se partagent les derniers invendus alimentaires collectés ce 30 novembre 2021 dans les magasins bio du quartier. La répartition donne parfois lieu à des négociations car il arrive qu’un même produit soit convoité par plusieurs.

Rendue légale en 2016, la récupération d’invendus alimentaires par les associations facilite l’accès à la nourriture des personnes en difficulté. À Paris, Les Éco-Charlie et l’association Biocycle combattent la précarité en intégrant ces populations dans leur lutte contre le gaspillage et en sensibilisant le grand public à la réduction des déchets.

Armés d’un caddie rouge et d’un grand sac jaune ultra résistant, Chloé, Gloria et Victor se sont donné rendez-vous devant le BioCBon de la rue de Paradis dans le dixième arrondissement de Paris. Membres de l’association Les Éco-Charlie, ils viennent récupérer les invendus alimentaires du magasin bio. Dans la chambre froide, le tri est rapide : un peu de pain, quelques fruits et légumes légèrement abîmés, des salades préparées, des laitages et des yogourts dont la date de péremption est arrivée à expiration. La collecte, qui a lieu trois fois par semaine, se poursuit au So.bio, quelques pas de porte plus loin, où les attend Sarah, l’une des administratrices de l’association, elle-même ancienne glaneuse. Là, les quantités d’invendus sont plus conséquentes et ils sont acheminés vers le local prêté par la Mairie de Paris, pendant qu’une seconde équipe poursuit la récolte dans une autre enseigne à proximité. Tout se fait à pied. Une fois la tournée achevée, les bénéficiaires se partagent les invendus suivant les souhaits et les restrictions de chacun.

 

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Chloé, étudiante, et Adrien, employé dans une enseigne bio, se sont inscrits à la collecte du jour. La récupération des produits se fait à pied et aujourd’hui le caddie est tellement rempli qu’ils doivent s’y mettre à deux pour le porter jusqu’au local.

 

Permettre aux précaires d’accéder au bio

Suite à la loi Garot du 11 février 2016 sur le gaspillage alimentaire qui oblige les distributeurs du secteur (avec en contrepartie de la défiscalisation) à donner leurs invendus alimentaires à toute association se proposant de les récupérer, l’association Les Éco-Charlie s’est créée en 2016. Son nom, c’est déjà tout un programme : Éco pour Écologie, Charlie dans l’idée de retrouver une cohésion sociale après les attentats de Charlie Hebdo.

Au départ se sont mis en place des ateliers « Do It Yourself » de confection de savons, de dentifrice ou de déodorant, permettant de dégager un peu d’argent pour acheter les premiers équipements. D’abord hébergés à la ressourcerie Emmaüs, Les Éco-Charlie ont provisoirement installé leurs tables à la Maison des associations de Paris Centre, toujours dans le deuxième arrondissement, suite à l’épidémie de Covid-19. La salle qu’ils partagent désormais donne sur la rue, et la porte toujours entrouverte permet d’entamer la conversation avec les personnes précaires du quartier, poussées par la curiosité.

« L’objectif, explique Sarah, c’est de compenser les inégalités et de permettre à des gens qui ne peuvent pas avoir accès à de la nourriture ou à de la nourriture bio d'y accéder. » Ainsi, l’association s’adresse prioritairement aux travailleurs pauvres, aux personnes isolées, aux étudiants dans le besoin et aux femmes seules avec enfants, comme Niclette, présente désormais tous les mardis sur le terrain avec sa fille de deux ans. « Je viens chercher des légumes et le bio c’est bien, sourit-elle. Moi ça me plaît, je rencontre les autres. » Si elle participe bien à la lutte contre le gaspillage alimentaire, la nourriture collectée et distribuée s’inscrit avant tout dans un projet social de « vivre ensemble », de reprise de confiance et d’estime de soi. « L'ambiance est bonne, on se partage des recettes, on s'échange des idées », témoigne Gloria, 53 ans, devenue traiteur adhérente de l’association Les Boîtes à Vélo après avoir dû fermer son restaurant, et qui vit seule.

 

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Le partage terminé, Gloria rentre chez elle, avec dans sa cagette du frais, des fruits, et des légumes. Arrivée de Colombie il y a 18 ans, elle aimerait bien installer un système d’Éco-Charlie dans son pays d’origine, pour lutter contre le gaspillage.

 

Des bénéficiaires impliqués pour mieux manger et bien partager

« C’est lorsque les quantités de nourriture fluctuent à la baisse qu’on mesure la solidarité et les liens qui se sont tissés », souligne Sarah. La phase de partage donne parfois lieu à des négociations parce qu’il arrive qu’il y ait un seul produit que tout le monde veut. « On sort alors la “cagette du deal”, dans laquelle on met tous les produits enviés, ce qui permet à tous à la fin d'avoir quelque chose de sympa. » Le projet des Éco-Charlie ne fonctionne que grâce à la participation active des bénéficiaires, que rien ne distingue des simples bénévoles. De plus, aucune récolte ne ressemble à une autre car ce ne sont pas jamais les mêmes personnes qui viennent, même s’il existe un noyau d’habitués. Non seulement la variété des parcours et des origines permet aux bénéficiaires d’apprendre à se connaître, mais la phase de partage a aussi pour but d'élargir la palette alimentaire de chacun et d’insister, loin de tout dogmatisme, sur l'importance pour la santé de manger le mieux possible. « Une de nos grandes réussites est d'avoir amené des gens qui ne mangeaient ni fruits ni légumes à en consommer, à trouver ça super bon et à encourager les autres à en faire autant », se réjouit Sarah.

Au-delà du choix du bio, Les Éco-Charlie permettent à toute une population avec de faibles ressources de se nourrir tout en réalisant de substantielles économies. « Heureusement que j'ai Les Éco-Charlie, souligne Gloria. Sinon ça serait très difficile de faire les courses, on doit payer le loyer, l'électricité. Ici je suis nourrie et on ne gaspille rien : si quelque chose est abîmé, on le prépare en compote, en sauce, on profite de chaque produit au lieu de le jeter, on invente. » Et Chloé, étudiante en théâtre de 23 ans, de renchérir : « Un panier nous fait à chacun au moins une semaine, une semaine et demi. Comme on enchaîne après avec une nouvelle récolte, on économise énormément ! »

 

Un essaimage essentiel et les limites de l’exercice

Présente à Nice, Lyon, La Colle-Sur-Loup et bientôt à Épinal, l’action des Éco-Charlie peine pourtant à se développer dans la capitale. De plus en plus de magasins bio commencent à commercialiser leurs invendus, revendant leurs paniers via des applications comme Phenix ou Too Good To Go, obligeant ainsi l’association à se tourner vers des structures indépendantes du quartier, comme les petits fromagers ou les primeurs. D’autre part, comme beaucoup de produits distribués doivent pouvoir être cuisinés par les bénéficiaires ou conservés dans un frigo, l’association n’a pas les moyens de s’adresser aux sans-abris. Pour pouvoir toucher les populations les plus précarisées, comme les demandeurs d’asile ou les sans-papiers, Les Éco-Charlie font parfois appel à des collectifs mieux équipés, qui cuisinent et transforment les denrées récupérées.

 

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Le 22 septembre 2021, Clément enfourne une vingtaine de cagettes dans son vélo-cargo garé à l’arrière du supermarché Tang Frères. Des melons, des brugnons, des pommes, des courgettes, des avocats et des tomates, juste un peu abîmés, que les cyclo-livreurs de l’association Biocycle sauvent quotidiennement de la poubelle.

 

Que faire des invendus collectés ? Comment faciliter la solidarité locale et permettre une logistique fiable et continue du don alimentaire face à l’augmentation du nombre de bénéficiaires? Voilà les questions auxquelles tente aussi de répondre l’association Biocycle, Implantée à Paris dans le treizième arrondissement. Chaque jour, ses cyclo-livreurs récupèrent les surplus et invendus alimentaires consommables, issus de la grande distribution, de la restauration collective, des marchés alimentaires et des traiteurs du quartier et des communes alentours, pour les redistribuer à des associations caritatives qui accueillent ou accompagnent des personnes en grande difficulté. « Pour faire le lien entre les deux, il faut comprendre quels sont les donateurs, quels sont les produits qu'ils vont avoir à donner en fonction de leur activité, et en parallèle quels sont les besoins de l'aide alimentaire, quels sont les publics bénéficiaires, et quelles sont les associations et leur manière de travailler », explique Jean-François Recco, son directeur.

 

Une chaîne solidaire pour collecter les rebuts alimentaires

Deux tonnes de denrées sont ainsi collectées chaque semaine au lieu de partir à la poubelle, profitant à près de deux mille personnes dépendantes de l’aide alimentaire. « Ça te fait prendre en compte l’ampleur du gaspillage », résume Clément, 22 ans, venu récupérer 301 kg de fruits et légumes auprès du supermarché Tang Frères de la porte d’Ivry. De quoi remplir son vélo cargo à ras bord. Mécanicien de formation et originaire de la Guadeloupe qu’il a quittée par manque de travail, il révise, répare et nettoie le matériel. Une fois chargée, la cargaison repartira vers le relais social de l’association La Mie de Pain afin d’être transformée pour servir la restauration collective des quelques 355 personnes hébergés par le refuge, ou vers l’épicerie solidaire L’Agoraé, destinée aux plus précaires des étudiants de l’université Campus– Grands Moulins, évitant ainsi à ces associations une mobilisation sur de la logistique, qui pourrait représenter jusqu’à 30% de leurs frais de fonctionnement.

Biocycle, qui accompagne aussi les entreprises et les collectivités du quartier pour réduire le gaspillage à leur échelle et les amener vers des pratiques zéro déchets, s’inscrit dans un projet de territoire, le sud-est du treizième arrondissement de Paris. Bien structurée et travaillant en étroite collaboration avec les missions d’insertion locales, l’association reçoit régulièrement l’aide de deux travailleurs détachés de 13 Avenir, Entreprise à but d’emploi (EBE) estampillée Territoires zéro chômeur de longue durée, très impliquée dans le projet du tiers lieu solidaire Plan Libre de la Cité de Refuge-Armée du Salut, dont l’offre de restauration est 100 % « anti-gaspi ».

 

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Confrontée à une demande de redistribution en forte augmentation, Biocycle apprend au grand public à moins gaspiller. Comme ici à Arcueil, en cette journée du Forum des sports et de la vie associative du 11 septembre 2021, où un bénévole de l’association explique à un enfant le principe du « vélo-mixeur ».

 

Des besoins croissants d’aide alimentaire

Réduire le gaspillage suffira-t-il à répondre aux besoins croissants de l’aide alimentaire ?  Arrivée à quasi saturation, la petite structure parisienne des Éco-Charlie a décidé de ne plus accueillir que des publics en grande difficulté. De plus en plus sollicitée, Biocycle a vu son activité bondir de plus de 50% depuis le début de la pandémie, nécessitant le financement de cinq nouveaux vélos et obligeant l’association à multiplier les actions de sensibilisation auprès du grand public. Salariés, services civiques et bénévoles participent ainsi à des ateliers « vélos-mixeurs » dans les écoles ou lors de fêtes municipales. Chacun y est invité à pédaler pour faire fonctionner un mixeur rempli de denrées récupérées. Produire de façon ludique et sportive des smoothies ou des soupes à partir d’invendus montre qu’un fruit ou un légume, même « moche », peut-être bel et bien être apprécié, et que la lutte contre un tel gaspillage demeure un pilier de la solidarité.

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