Depuis la mi-mars 2020, plusieurs associations de soutien aux migrants ont dû ralentir ou mettre en sommeil leurs activités. À l’image de Compagnonnage Réfugiés ou de L’Autre Cantine à Nantes (reportage photo), certaines maintiennent l’essentiel de leur accompagnement, à distance ou sur le terrain. Mais pour beaucoup, cette pause forcée est l’occasion d’un bilan, pour construire la suite de leurs activités après le confinement. Tour d’horizon sur les vécus de la crise au sein de quelques associations rencontrées par les équipes de Solidarum ces derniers mois, en France et de par le monde.
« Nos actions auprès des réfugiés et migrants sont en stand-by », prévient d’emblée Alice Madec, cheffe de projet à Benenova. « Nous devons respecter les mesures de confinement et nous sommes tributaires des associations accueillant les bénévoles qui ont elle-même arrêté leurs actions ». L’association poursuit en revanche sa mission en faveur de l’engagement citoyen via les distributions alimentaires, l’envoi de dessins et vidéos pour les maisons de retraite, le mentorat à distance ou la cuisine pour les personnes sans-abri.
Dans le domaine de la solidarité envers les migrants et les demandeurs d’asiles, le confinement a contraint bon nombre d’associations à ralentir voire carrément stopper leurs actions. Chacune met en place sa stratégie, à l’instar de l’antenne du Réseau Université Sans Frontières (RUSF) de l’université Paris 8 qui a remplacé ses permanences sur le campus par des créneaux téléphoniques et organise une distribution de colis alimentaires pour les étudiants.
Les limites de l’enseignement à distance
« L’enjeu de survie au quotidien des personnes exilées les empêchent de se concentrer sur l’apprentissage du français, reconnaît Félix Guyon, délégué général de l’école Thot (Transmettre un Horizon pour Tous). Nous avons pris la décision d’interrompre nos cours de français diplômants un peu avant l’annonce officielle du confinement afin de protéger la santé de nos salariés comme celle de nos étudiants. D’autant que ces derniers ont souvent moins accès a la sécurité sociale et n’ont pas forcément de moyens pour se soigner. » Jusqu’au confinement, l’association accueillait 115 élèves dans ses locaux de Saint-Denis.
Depuis, il est très difficile pour les six enseignants, de suppléer aux dix heures de cours hebdomadaires. « Mettre en place un suivi à distance est un vrai défi », admet Félix Guyon. Les enseignants s’efforcent de garder le contact en envoyant des exercices par messagerie ou en proposant de refaire ceux déjà vus en cours. « Mais les obstacles sont nombreux. Tous nos élèves ne sont pas forcément équipés d’un ordinateur ou d’une tablette. Certains ont un niveau très bas en français, ce qui complique la communication. Enfin, c’est un public plutôt mobile, certaines personnes vivent à la rue, ce qui rend les contacts plus difficiles. »
Accompagner malgré l’éloignement
C’est également par les outils numériques que se réalise l’accompagnement des compagnons du projet Compagnonnage Réfugiés, lauréat 2019 du Prix Fondation Cognacq-Jay. « Tout se passe bien pour eux dans les fermes », assure Anne-Lore Leguicheux, cheffe du projet de ce programme de formation itinérante en maraichage. Actuellement, vingt-quatre compagnons originaires du Soudan, d’Erythrée ou d’Afghanistan sont partis se former dans douze exploitations agricoles. Faute de pouvoir les visiter sur place, le travailleur social qui accompagne les compagnons prend régulièrement de leurs nouvelles au téléphone par le biais d’une plateforme numérique. Un enseignement à distance se substitue tant que faire se peut aux cours de français. Car cela n’est pas toujours possible, notamment quand le niveau de maîtrise linguistique du compagnon est encore trop faible.
Pourtant, assure Anne-Lore Leguicheux, les compagnons ne souffrent pas trop d’isolement. « Dans cette période particulière, tout le monde étant confiné au même titre, les compagnons se retrouvent sur un pied d’égalité avec les autres personnes vivant dans les fermes. » Et si le confinement se prolonge, le principe de l’itinérance de la formation devra être adapté. Tous les deux mois, les réfugiés sont en effet censés changer de ferme, afin d’être confrontés à d’autres modèles de culture et pouvoir apprendre de nouvelles techniques. La montée en puissance du programme a aussi été reportée, faute d’avoir pu rencontrer les nouveaux candidats, qu’il soit compagnon ou agriculteur et tuteur.
Poursuivre l’aide dans les limites du possible
L’épidémie de Covid-19 a fragilisé le monde associatif qui a vu le nombre de ses bénévoles retraités se réduire drastiquement suite aux mesures de confinement préconisées pour ces personnes à risques. Plusieurs associations d’aide alimentaire tournent au ralenti. C’est le cas du collectif nantais L’Autre Cantine, créé dans l’urgence en juillet 2018 pour apporter une aide alimentaire quotidienne ou presque aux exilés et aux personnes de la rue. Sans aide, cette association délivre depuis deux ans des repas (en moyenne 400), en privilégiant les produits frais issus de l’agriculture biologique, envoyés par des cultivateurs locaux, et en collectant les invendus des supermarchés alentours. « L'Autre Cantine avait été monté lors de la crise du square Daviais (plusieurs centaines de migrants avaient installé des tentes en plein centre-ville), rappelle Christophe Jouin, l'un de ses fondateurs. Il aurait été impardonnable qu'on arrête. Mercredi soir encore, on a distribué environ 350 repas chauds à Talensac. »
D’indispensables mesures de protection ont été prises, les bénévoles de plus de 60 ans ont cessé temporairement leur participation et le nombre de personnes qui préparent les repas a été réduit. Pour éviter la contagion, les équipes sont constituées et doivent se concentrer sur une seule tâche pour éviter l’interaction entre bénévoles. L'association, qui a reçu le renfort de nombreux jeunes (et mérite d'être soutenue), a aussi cessé pour le moment la distribution de vêtements et l’accueil de jour. « On est passé à la vaisselle jetable, ajoute Christophe Jouin, et on a mis des indications sur le sol pour que chacun garde une distance lors des distributions et les bénévoles portent des masques. En cette période de pandémie, s’il y a quelque chose qui ne change pas pour nous, c’est la solidarité ! »
Distribution de kits alimentaires au Maroc
Au Maroc, où le confinement est en vigueur depuis le 20 mars, les migrants sont également parmi les populations les plus vulnérables. L’association Minority Globe, souhaite organiser la distribution de coupons alimentaires et son fondateur Reuben Odoi a lancé un appel à dons en ce sens. Préconisée par les ONG, la distribution de coupons alimentaires a été retenue afin d’éviter les regroupements inutiles. Cette collecte vise notamment les femmes du Nigéria qui vivent au jour le jour et dépendent de la rue pour gagner leur argent (mendicité, commerce informel, voire recours à la prostitution). Parmi les migrants issus d’Afrique sub-saharienne, les membres de la communauté anglophone sont particulièrement fragilisés, n’ayant pas facilement accès aux messages sanitaires (diffusés majoritairement en français et en arabe), ni aux programmes d’aide mis en place par les associations et les institutions.
« Nous ne pouvons organiser cette campagne au nom de l'association, car au Maroc seules les associations officiellement reconnues d'utilité publique peuvent faire appel à dons, ce qui n'est pas notre cas », explique Reuben Odoi, qui ne peut compter que sur des financements privés. La collecte de 4000 € devrait permettre de distribuer 100 coupons alimentaires. Après le confinement, l’association veut reprendre un projet théâtral monté avec des membres des communautés migrantes et marocaines. La pièce Yemoleh et Yemoh sous l'Arbre à Palabres aborde la migration liée au changement climatique et des solutions imaginées suite à une prise de conscience collective. « Cette œuvre, que nous avons déjà interprétée en 2019, fait directement écho à la crise que nous vivons », insiste Reuben Odoi.
Humanitaires sous tension à Lesbos
Sur l’île de Lesbos en Grèce, le confinement imposé aux bénévoles de Low-Tech for Refugees, projet récemment lauréat du Prix Fondation Cognacq-Jay, est venu couronner une période de fortes tensions. Car la décision du gouvernement turc d’ouvrir ses frontières vers l’Europe le 27 février dernier a provoqué un afflux de milliers de réfugiés sur l’île grecque, générant des troubles au sein de la population. « Le climat local n’est pas favorable aux ONG », insiste Pierre Gagarin, coordinateur terrain de ce projet qui vise à proposer des solutions techniques simples aux migrants. Les acteurs humanitaires se sont retrouvés sous le coup de menaces, de blocages de voitures, de jets de pierres, etc.
« Le centre communautaire dans lequel était abrité notre local a été incendié juste après le confinement et le hall central est inexploitable », relate par téléphone le coordinateur qui a choisi de se mettre un peu au vert, sur un secteur moins sensible de l’Ile. C’était là que 1200 repas étaient distribués quotidiennement. « Tout s’est arrêté, et le public que l’on pouvait attirer est désormais confiné. Par ailleurs, l’alarme ayant été détruite avec l’incendie, le local de Low-Tech a ensuite été cambriolé à trois reprises. Le mois de mars n’a pas été très drôle », glisse Pierre. Doux euphémisme pour une rude réalité. Beaucoup d’organisations non gouvernementales ont d’ailleurs quitté provisoirement Lesbos. Seul un noyau de membres de Low-Tech est encore présent sur l’île, avec l’objectif de préparer l’avenir.
Envisager l’après-confinement
Pour la plupart des structures associatives, ce temps de pause contraint est mis à profit pour se concentrer sur les tâches administratives mais aussi pour évaluer les actions passées et dresser de nouvelles perspectives. Quels financements possibles pour pallier la perte de certaines ressources, à l’image de certains contrats de formation professionnelle que Thot ne peut plus assurer ? Comment reprendre les activités après le confinement tout en assurant la sécurité des bénévoles et des migrants ? Comment faire perdurer les programmes avec le risque de nouvelles interruptions d’activités si la pandémie redémarre ?
Jusqu’au confinement, le projet Low-Tech with Refugees à Lesbos mobilisait dix internationaux et treize personnes réfugiées. Le groupe animait un atelier de réparations et délivrait des formations (permaculture, mécanique, menuiserie, céramique) auprès des réfugiés. « Depuis son lancement il y a un an, Low-Tech for Refugees a beaucoup évolué : nous sommes passé de 50 visiteurs à 1000 par mois, souligne Pierre Gagarin. Nous avons vraiment besoin d’un temps pour faire le bilan de cette première année et réfléchir à l’évolution de notre projet. Par exemple, nous aimerions avoir un nouveau local qui soit indépendant du Centre communautaire. Nous souhaiterions avoir un moyen de transport pour être plus mobiles et nous rapprocher des camps. » Autre piste de réflexion : comment parvenir à mobiliser les habitants de Lesbos, après de premières tentatives d’événements ponctuels, « sans grand succès ».
Mieux intégrer le numérique dans les solutions d’après
Par ailleurs, la crise sanitaire ne fait que surligner les besoins en matière d ‘équipement numérique, dans les lieux d’accueil des migrants (lire l’article Confinés avec migrants à ce sujet), mais également dans les structures sanitaires et sociales. « Beaucoup d’établissements sont sous-équipés en connexions et les personnels ne sont pas assez formés », analyse Xavier Baylac, du Gaïdo Lab, qui a développé l’application Cov on, utilisée dans plus d’une cinquantaine d’établissements (EHPAD, services de protection de l’enfance…) en France. Cet outil permet de reconstituer, par le biais de symboles, photos et pictogrammes, des trajectoires de vie de façon simple et ludique, qu’il s’agisse de mineurs non accompagnés, de personnes âgées ou en situation de handicap.
« Une solution tout numérique est séduisante sur le papier, mais elle n’est pas vraiment adaptée aux profils de nos étudiants », tempère Félix Guyon, de l’école Thot, qui a également observé ce sous-équipement. Trouver une solution alternative au cours de français en présentiel est pourtant impérative pour l’avenir. Les grèves de transport de décembre 2019, qui avaient déjà perturbé les enseignements, ont constitué une première alerte pour l’association. Celle-ci réfléchit à « investir dans des mallettes pédagogiques, avec une panoplie d’outils ludiques pour encourager les étudiants à s’en emparer en dehors des heures de cours. Nous faisons un état des lieux, une veille de l’existant, et nous devrons aussi estimer le coût pour équiper tous nos étudiants de cette mallette », résume le délégué général. S’en donner les moyens reste la clef du futur.
Repenser nos modèles de société
Nombre de responsables de projets expriment la nécessité de repenser notre modèle de société, vers plus de justice sociale, mais aussi plus de respect de nos ressources. Pour Anne-Lore Leguicheux de Compagnonnage Réfugiés, « l’actualité du coronavirus ne fait que confirmer l’importance du modèle agro-écologique. A la différence de l’agriculture conventionnelle qui ne trouve plus de débouchés aujourd’hui dans les restaurants ou à l’exportation, le circuit court, local, et effectué à la main n’est pas impacté. » Il n’est pas rare même qu’il soit saturé par les demandes, en forte augmentation. L’actualité sanitaire a d’ailleurs mis en lumière le déficit de main d’œuvre des exploitations agricoles, comme l’a souligné cette suggestion du préfet de Seine-et-Marne : pour y pallier, il a proposé aux migrants d’aller travailler dans les champs. Le sujet a fait polémique sur la Toile. « Certes, la crise révèle des besoins, mais c’est un peu dommage de réagir dans la précipitation, en proposant des contrats précaires. Tous les migrants n’ont pas forcément envie de travailler dans l’agriculture, et pour ceux qui veulent en faire leur métier, celui-ci requiert des compétences », estime la cheffe de projet qui insiste sur la nécessité d’offrir des solutions pérennes.
Comme à chaque crise d’envergure, le confinement met en lumière l’importance de la solidarité, mais aussi du travail collectif entre associations de terrain et les partenaires publics et privés du champ social. Des réseaux d’échanges se sont constitués. « Nous communiquons régulièrement avec les autres structures qui viennent en aide aux réfugiés pour échanger les infos, repérer les situations d’urgence, faire un mapping des lieux de distribution de nourriture et des lieux de soins », détaille Félix Guyon, délégué général de l’école Thot. Parmi ses contacts réguliers, figurent la Délégation interministérielle pour l’accueil et l’intégration des réfugiés (Ministère de l’intérieur), le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, les représentants de Médecins du Monde ou de la Ligue des droits de l’homme. « Cette coordination est essentielle pour limiter les effets de la crise et organiser l’accès aux besoins primaires. Nous devons mettre à profit cette période pour réfléchir à nos fonctionnements et à nos modèles afin d’être mieux armés pour l’avenir. Ces mécanismes de solidarité nous permettront de sortir plus forts de la crise. »