Pendant presque six mois, entre fin 2018 et le printemps 2019, un bâtiment du Diocèse de Marseille a été « occupé » afin d’accueillir plus de 250 migrants du monde entier : familles, femmes seules et mineurs isolés. À leurs côtés, des citoyens bénévoles de tous horizons ont été rejoints par des associations reconnues d’utilité publique. Quand on part de rien, comment organiser les premières urgences, sanitaires et alimentaires ? Comment se fabrique-t-il au quotidien une chaîne de solidarité, agrégeant bonnes volontés et réelles compétences ? Au fil des mois, de quelle façon les errements des premiers temps font-ils place à une organisation susceptible de construire demain, brique par brique, un nouvel avenir pour ceux débarqués sans aucun repère ? C’est à tous ces défis qu'a tenté de répondre ce singulier « collectif », inventant sur le terrain des pratiques solidaires. Une expérience riche d'enseignements un an plus tard, alors que c'est dans le cadre d'une crise bien différente, sanitaire et globale, que nous devons trouver, même en confinement, de nouveaux réflexes de solidarité.
- Malika Moine
Depuis le 18 décembre 2018, à Marseille, des membres du Collectif Migrants 13 occupent l’ancien foyer du Diocèse situé à deux pas du Conseil départemental, pour mettre à l’abri des mineurs isolés et des familles de primo arrivants. Dans le chaos de l’urgence au début, puis de façon étonnement structurée, des volontaires se mobilisent pour assurer aux 250 exilés et exilées qui y vivent le ravitaillement, un accompagnement à la scolarisation, une assistance médicale et juridique, des ateliers divers. Certains de ces bénévoles sont des militants de longue date. D’autres sont arrivés presque par hasard, et ne sont pas les moins actifs. Ils et elles sont là depuis le début, quotidiennement, ou animent un atelier hebdomadaire, accompagnent un jeune, proposent un évènement ponctuel. Le lieu est ouvert aux envies et disponibilités de chacun avec une volonté de décision collective.
- Malika Moine
Première clé d’urgence : Emmaüs a été sollicité pour équiper les lieux, en lits, matelas… et gazinières, rappelle Kamel, l’un des codirecteurs de sa Communauté de la Pointe Rouge. « On a offert quelque-fois au squat des repas ouverts à ceux de l’extérieur. C’était aussi l’occasion de faire connaître le lieu et d’appeler à une solidarité collective, comme le 1er février 2019, en commémoration de l’appel de l’Abbé Pierre. Les personnes qui sont dans la rue, on se doit de les aider. Ici comme ailleurs. Chaque semaine, avec la Communauté de Cabries, nous envoyons à Saint Just un camion avec 500 kilos de nourriture : oignons, pommes de terre, œufs… parfois aussi des produits d’hygiène. On téléphone ou on passe sur place pour savoir de quoi ils ont besoin, sonder l’état des lieux. Et c’est la Communauté de Saint Marcel qui paye les factures de gaz du squat. »
- Malika Moine
« Mamafrica » tient à rester discrète sur son parcours. Depuis le 18 décembre, elle s’occupe de l’approvisionnement et de la distribution. Car dès les premiers jours, pour que chacun se respecte, « l’endroit crucial, c’est la cuisine, c’est là que tu crées du relationnel, que tu fais en sorte que les gens se sentent bien, sans cette faim au ventre qui crée de la colère, des tensions. Heureusement, les associations restent solidaires et les particuliers continuent d’apporter des sacs de courses. » Un jour, c’est une voiture qui arrive avec une grosse gamelle : « Avec des collègues, on a décidé de faire un petit quelque chose. C’est la maman du cousin qui cuisine une fois par semaine, et ce qui reste on l'apporte ici. » Le lendemain, l’association Vendredi 13 dépose des retours de cantine donnés par la Sodexo. « Mamafrica » forme des recrues pour assurer la distribution, comme Martine, kinésithéra-peute à la retraite qui a longtemps hébergé des réfugiés chez elle.
- Malika Moine
500 repas par jour, c’est énorme, il faut démarcher de nouveaux grossistes, trouver sans cesse des ravitaillements, rappeler la Banque alimentaire. Mamafrica court entre la chambre froide, deux réserves et la chapelle devenue entrepôt. « Au départ, on a essayé une autogestion de la nourriture, un accès libre aux réserves, mais c’était compliqué. Il faut rationner les denrées les plus prisées, les sardines, les œufs, la viande quand il y en a, sinon il y a rapidement pénurie. » En réunion, des horaires de distribution ont été proposés, votés et ajustés par la suite, le matin entre 9h et 11h, et l’après-midi de 18h à 20h30. De nouveaux volontaires se chargent de la distribution et les habitants se font à manger dans la cuisine collective. Le lundi par exemple, un groupe de volontaire prépare 150 repas pour le soir.
- Malika Moine
Comment régler les conflits, inévitables lorsque 250 personnes qui n’ont pas choisi de vivre en collectif se retrouvent ensemble, après des parcours et des histoires difficiles ? Chacun signe une charte à son arrivée, dont les règles sont rappelées à chaque assemblée : ne pas faire rentrer de personnes extérieures ; ne pas boire dans les chambres et les parties communes ; s’écouter, se respecter les uns et les autres, etc. Chaque prise de parole, pas facile dans ce lieu d’apprentissage de la démocratie directe, est traduite en anglais. Les débats peuvent être vifs. Une douzaine de volontaires sont présents quasiment en permanence, une cinquantaine interviennent régulièrement ou plus ponctuellement. Chaque nuit, deux à trois dorment sur place pour répondre si nécessaire aux urgences.
- Malika Moine
L'infirmerie est une autre clé de la gestion d’urgence. Amarine est devenue la référente santé : « J’ai fait une formation d’infirmière sur le tard, pour faire du bénévolat, et apporter de la compétence. » Elle reçoit Abdulaï qui a des problèmes de peau. Un médecin solidaire apporte une crème adaptée et des comprimés à base de plantes. Dans l’espace adjacent, des salariés d’une PMI (Protection maternelle infantile) voisine reçoivent, comme chaque semaine, les mamans avec leurs enfants de moins de dix ans – il y en a une trentaine ici, avec cinq naissances depuis décembre. Prévention, vaccins et suivi de la croissance… Une sage-femme du Nautile, la Maison départementale de la solidarité du XIIIe arrondissement, vient chaque mardi, un médecin et une puéricultrice assurent une permanence le jeudi. Médecins du Monde envoie tous les vendredis un médecin ou une infirmière, qui sont de fait les seuls salariés à intervenir ici.
- Malika Moine
Dans cette pièce devenue une nurserie, Karla canalise les énergies des enfants, en leur proposant de peindre ou de jouer, de taper sur un carton ou tout autre objet récupéré. L’énervement devient musique. En formation éducatrice jeunes enfants, d’abord volontaire dans le foyer, elle a proposé à Médecins du Monde de faire son stage ici. « Je les emmène dehors l’après-midi. Mon travail, c’est d’apporter un calme, une réassurance affective, un cadre structuré. Mais je voudrais trouver un binôme pour travailler aussi avec les parents, pouvoir trouver ensemble des solutions pour l’équilibre des enfants. » Médecins du Monde a refusé de créer une Mission Mineurs Isolés à Marseille, mais l’organisation fait partie du Collectif 59 qui gère le lieu d’urgence. C’est pourquoi elle y apporte des médicaments et y tient des permanences dans le cadre de sa mission « Bidon-villes », active à Marseille depuis dix ans.
- Malika Moine
Salimata vient de Côte d’Ivoire où elle était militante des droits des femmes. Hébergée au Cada, le Centre d’accueil des demandeurs d’asile, elle s’occupe à St Just de la réception des dons, du tri, du rangement et de la distribution des vêtements, chaussures, jouets. « Je viens ici depuis le début, je m’occupe de la gestion du stock et je fais la traduction du bambara en français. » Sa motivation s’explique par son histoire. « Je continue aussi à parler aux femmes pour qu’elles ne se fassent pas manipuler par des hommes. La solidarité, ça compte beaucoup : il y a ici des dons de gens qui ne nous connaissent pas ! » Plus besoin de vêtements à St Just, mais les dons de sacs à dos et de chaussures de grande taille sont bienvenus. La gestion des dons est primordiale. Et la vente des surplus, dans le cadre d’un vide-grenier, donne quelques moyens supplémentaires au collectif.
- Malika Moine
Présente à une assemblée d’accueil de nouveaux volontaires, Géraldine a organisé avec d’autres bénévoles le vide-grenier. Intermittente du spectacle, elle est « venue avec deux ou trois copines plusieurs fois pour trier les habits, les jouets et les livres. C’était aussi l’occasion d’organiser un tournoi de foot, une bouffe collective pour faire rester les gens. » L’info a circulé dans les réseaux sociaux. Des gens passent, qui n’auraient pas osé faire le pas sans cette occasion. Les jeunes vendent des habits, prétexte à tchatcher, à se rencontrer. Une équipe a préparé ce matin un couscous, vendu à prix libre au profit du lieu d’accueil. Deux volontaires se relaient pour faire des crêpes. Un petit groupe joue de la musique et fait danser. Il n’y a pas de dispositifs d’urgence qui tiennent sans de tels moments de partage et de plaisir.
- Malika Moine
« Outre le français et l’anglais, les jours de la semaine sont écrits en arabe, en albanais et en serbe dans un tableau. Il fallait choisir les langues principales, même s’il y a des habitants de bien d’autres pays », dit Juliette. Elle vient de finir ses études d’architecte urbaniste, vit avec les minimas sociaux et a choisi de s’investir car « la question des migrations est supra-majeure, et ici il y a concrètement besoin de bonnes volontés ». Le tableau, dans le couloir du rez-de-chaussée, permet à tous de s’informer sur les activités, comme bien sûr les cours de français par groupes de niveaux, ou dans un autre genre les cours de yoga de Pamela, qui en donne déjà dans une association voisine et en propose un pour la première fois à cinq jeunes. Curieux de tout, les jeunes sont sortis à la bibliothèque, ou ont été à la Friche Belle de Mai voisine où ils ont joué au foot avec des gamins du quartier, encadrés par des éducateurs.
- Malika Moine
En attendant la scolarisation, on improvise des solutions. Les résidents sont aiguillés vers les cours de français que donnent des professeurs bénévoles ou à défaut des jeunes en service civique. Le soir, après le repas, les volontaires dormant sur place animent aussi des ateliers informels de français. Et puis les locaux d’autres associations deviennent des espaces d’apprentissage. Ainsi le Garage, lieu des militantes LGBT et des féministes, donne aussi chaque semaine des cours à des femmes. « On avait constaté que, dans les cours de français mixtes, les femmes ne venaient pas. Ici, il y a maintenant deux cours par semaine, le mot est passé, et elles peuvent venir avec leurs enfants », insiste Cécilia, intermittente du spectacle et volontaire qui s’occupe aussi de la scolarisation des enfants. « J’ai été à la Mairie avec les papiers, j’ai rencontré les directeurs d’école avec les familles, j’ai fait faire les vaccinations. Ne manque plus que les assurances scolaires. »
- Malika Moine
« Mon implication est due en partie au hasard, raconte Romain. J’ai arrêté mon emploi de cadre dans les énergies renouvelables pour faire du bénévolat, et pour l’instant je vis avec les économies que j’ai pu faire. » Bénévole presque chaque jour depuis janvier, il inscrit les mineurs isolés aux tests de ni-veau à l’inspection académique. « Les mineurs attendent souvent des mois avant d’être scolarisés comme ils en ont le droit. Les meilleurs vont dans des lycées pro, les autres dans des dispositifs de première scolarisation ou de renforcement de la langue française. » Un volontaire référent accompagne chaque jeune dans toutes les démarches de scolarisation, négocie le droit à la cantine, aux transports, téléphone aux lycées. Romain a appris sur le tas. Des avocats spécialisés dans les droits des sans-papiers et des associations comme RESF (Réseau éducation sans frontières) expliquent aux volontaires les subtilités de la législation.
- Malika Moine
L’ancienne bâtisse du Diocèse n’est pas en mauvais état, mais il y a toujours du bricolage à faire. Tandis que deux volontaires tentent de monter des lits sans mode d’emploi, Samir passe pour la deuxième fois son dimanche à St Just. Il est maçon, plombier, électricien, et c’est la première fois qu’il fait du bénévolat. « Je ne veux pas voir des enfants vivre dans des mauvaises conditions, et c’est mon devoir de réparer quelque chose de cassé à côté de moi. » Manu, quant à lui, a arrêté le 18 décembre le travail salarié qu'il exerçait dans une association pour le logement. Depuis, inscrit à Pôle Emploi, il travaille chaque jour bénévolement au squat. Bricoleur touche-à-tout, il coordonne ce dimanche bricolage. Il va chercher Mamadou qui veut apprendre la plomberie : ensemble, ils mettent la main à la patte pour changer un bout de tuyauterie.
- Malika Moine
Isabelle appartient au Collectif Migrants 13. Les mineurs non-accompagnés dont elle s’occupe ont tous des parcours de vie difficiles : « La vie dans la rue suscite parfois bien de problèmes. On aime-rait que le Conseil départemental rachète ce lieu pour en faire un foyer d’accueil légal. » Pour l’heure, le Conseil départemental a lancé un appel d’offre pour ouvrir un nouveau lieu d’hébergement pour 50 mineurs isolés. Quant au Diocèse, s’il souhaite récupérer le lieu pour le vendre à l’Institut méditerranéen de formation et recherche en travail social, il ne veut pas d’évacuation brutale. Le Diocèse comme les membres du Collectif 59 qui gèrent ce lieu de solidarité d’urgence réclament des solutions pérennes pour les personnes résidentes, mais aussi pour celles qui n’ont toujours aucune solution d’hébergement.
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Données en plus
250 personnes accueillies, c’est 500 repas fournis quotidiennement.
Une trentaine d’enfants de moins de dix ans – dont neuf nés depuis décembre – sont hébergés ici.
Vendredi 13, Médecins du monde, Emmaüs, Réseau éducation sans frontières… de nombreuses associations sont venues renforcer l’action initiée par des citoyens bénévoles de tous horizons.