Dossier / Empowerment

Tiers-lieux : là où l’open coule de source (1)

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Comme expliqué sur son site, le WIP, pour Work in Progress, est « né de la rencontre entre un lieu chargé d’histoire, la friche de l’ancien atelier électrique de la Société métallurgique de Normandie, et un processus, celui des tiers-lieux, basé sur l’échange, la pluridisciplinarité, et l’expérimentation, au service du territoire et de ses habitant.e.s ». © Cyrus Cornut

Partout sur le territoire fleurissent ces espaces d’un nouveau genre, à la fois laboratoires de la ville, du terroir et du travail de demain. L’avènement de la civilisation numérique et l’essor de l’économie collaborative ont servi de substrat à l’émergence de ces initiatives innombrables, qui créent des synergies pour imaginer et tester de nouvelles façons de vivre, plus collectives et solidaires. Mais qui sont donc les initiateurs et les acteurs de ces initiatives ? Quelles sont les motivations de leur engagement ? Et de quoi tiers-lieu est-il le nom ? Premier volet d’une enquête en trois parties.

Un vent de jouvence a balayé la friche. Sur le petit plateau de Colombelles, au bord de l’Orne et du canal reliant la ville de Caen à la mer, l’usine désaffectée évoquait il y a peu une immense épave échouée, vestige aussi délaissé qu’inutile d’une époque révolue. Ouvert aux quatre vents, l’ancien atelier électrique de la Société métallurgique de Normandie, où travaillèrent des dizaines de milliers de personnes au siècle passé, ne voyait plus depuis sa fermeture en 1993 passer d’autres âmes vives que celles de grapheurs en quête de murs à bomber. C‘était avant la métamorphose. Après un intense chantier, participatif comme il se doit, le bâtiment réhabilité et rebaptisé « Grande Halle » abrite depuis fin 2019 le « WIP » – pour « Work In Progress » –, l’un des plus imposants parmi ces « tiers-lieux » qui clignotent chaque jour plus nombreux sur la carte de France.

On croise ici les simples visiteurs venus consommer un repas ou assister à quelque événement, privé ou public, sérieux ou festif. Mais aussi celles et ceux venus travailler dans l’un des espaces dédiés au coworking, ou louer une salle le temps d’une conférence ou d’un atelier. Sans oublier bien sûr les cinquante résidents-contributeurs qui, avec le renfort de treize salariés et quelques bénévoles, font vivre le bâtiment au quotidien. À l’ombre d’une imposante cheminée qui témoigne de l’ancienne vie industrielle, le WIP voit ainsi désormais circuler dans ses 3000 mètres carrés une moyenne de 2500 personnes chaque mois. Pas mal pour des temps pandémiques. Comment donc expliquer le pouvoir d’attraction de ces lieux de rencontres du troisième type ? Pourquoi et comment de plus en plus de citoyens, en particulier des jeunes générations, décident-ils de concrétiser leur désir d’engagement social et solidaire dans de tels espaces ?

Une logique de co-construction inclusive et solidaire

« Deux choses m’ont attiré ici, explique Hugo Simon, 37 ans, l’actuel directeur. D’une part, ma ville d’origine – lorsque j’ai découvert ce projet, j’étais parisien mais toute ma famille est encore caennaise. D’autre part la coopérative, pour toutes ses caractéristiques : une propriété privée mais non lucrative, une personne une voix, et la construction d’un commun. » Quand il a entendu parler du projet pour la première fois, le jeune homme était d’ailleurs déjà impliqué dans une coopérative, en tant que gérant d’une petite entreprise parisienne de livraison en vélo-cargo. Un statut qui lui sied parfaitement. « Le fait que le projet du WIP se structure en coopérative, avec de multiples parties prenantes, et un double caractère inclusif et solidaire, était pour moi une garantie de garde-fous dans sa construction. »

Mais construire quoi au juste ? « Il existe beaucoup de définitions du “tiers-lieu”, reconnaît Hugo. C’est un terme parfois galvaudé, un peu perverti. Pour nous, au WIP, il s’agit d’un lieu à la fois multi-usages et multi-publics, qui permet des rencontres et des croisements. Et c’est aussi un lieu, à mi-chemin entre le lieu de vie et le travail, qui est générateur de commun(s), où l’on construit un commun, c’est-à-dire quelque chose qui appartient à la fois à tout le monde et à personne. Les espaces de coworking sont des endroits conviviaux et utiles, mais pour nous ce qui compte ce sont ces rencontres et ces croisements entre des personnes et des activités qui ne se côtoient pas habituellement. C’est ça qui nous semble fort dans l’idée de “tiers-lieu”. »

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Dans le WIP en Normandie, il est possible de faire tous types de travaux, en mode coworking, selon la logique des makers ou comme ici en photo sur un registre proche de l’ancienne activité de cette usine de métallurgie transformée en tiers-lieu. © Léna Simon

Le tiers-lieu, the place to be

Quoi que l’on mette dans sa définition, et quoi que l’on trouve entre ses murs, le « tiers-lieu » est en tout cas devenu depuis quelques années la nouvelle place to be des acteurs de la solidarité, et plus généralement des citoyens qui se veulent engagés dans la vie sociale. Illustrant ce succès spectaculaire, une association dénommée France Tiers-Lieux a fait en avril 2021 son entrée au Conseil économique social et environnemental (CESE). La structure, créée en 2018 par le gouvernement, a notamment reçu mission de dresser l’inventaire national de ces nouveaux espaces, en commençant par ceux dédiés au coworking. Patrick Levy-Waitz, son président, se félicite de cette reconnaissance officielle du « rôle moteur qu’ils jouent dans nos territoires pour mener à bien les transitions numériques, écologiques, économiques et sociales dont le pays a besoin ».

Le riche rapport remis au Premier ministre l’an passé (explicitement intitulé : « Dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir ») en dénombre 2 500, ouverts ou en projet, sur le territoire national. Les trois quarts d’entre eux sont axés sur le coworking, mais beaucoup proposent aussi des ateliers numériques et des activités culturelles. Et il parie que ces nouveaux espaces de travail, fablabs et autres friches culturelles friseront la barre des 3 500 à la fin 2022. En 2019, ils attiraient déjà plus de deux millions de personnes. Et près de 150 000 personnes y travailleraient aujourd’hui quotidiennement, y concevant et y réalisant des projets de toute nature mais toujours caractérisés par un sens aigu de l’intérêt général. Pendant la crise sanitaire, 90% des tiers-lieux se sont ainsi mobilisés pour développer des actions de solidarité (fabrication de masques, distribution de repas, dons divers, etc.). De quoi enthousiasmer Patrick Levy-Waitz, qui voit dans le phénomène « le plus large mouvement citoyen depuis celui de l’éducation populaire et des Maisons des jeunes et de la culture ». La floraison est en effet spectaculaire. Et si la majorité des tiers-lieux se situait dans les grandes villes en 2018 (c’est toujours l’Ile-de-France qui en compte le plus à l’heure actuelle), leur modèle se diffuse désormais massivement, des quartiers « prioritaires » des périphéries urbaines jusqu’aux petites communes.

Inventer un autre espace pour réinventer sa vie

Dans celle d’Hédé-Bazouges (Ille-et-Vilaine), 2200 habitants, un collectif d’habitants est ainsi à pied d’œuvre pour bâtir Le Poirier, futur tiers-lieu axé sur le bien-être et le bien vivre. Agathe, qui porte le projet et suis actuellement une formation de « pilote », a d’abord constaté de visu la très grande hétérogénéité des réalités que recouvre l’appellation. « L'an dernier, j'ai fait un petit tour, je suis allée à la rencontre d'une dizaine de tiers-lieux en France. Il n'y en a pas deux qui se ressemblent ! Pourquoi ? Parce que chacun s’adapte à son territoire. Dans certains villages, le tiers-lieu fait à la fois épicerie, bar associatif, maison France service et dépôt Mondial relais, parce qu’il est le seul espace commun du secteur. Dans d’autres territoires, déjà riches de plein d'initiatives, il est plus spécialisé. On trouve donc des tailles très diverses, et des choses très surprenantes, jusque dans les plus petites communes. À Annonay, par exemple, j’ai découvert le tiers-lieu rêvé. Ils ont récupéré une vieille usine de 300 mètres carrés et il y a tout dedans : espace bien-être, garage associatif, bar associatif, repas partagés, atelier partagé, boutique de créateurs, épicerie… Et même de l'hébergement pour résidents. Mais j'ai aussi visité des tiers-lieux qui consistent en un simple local en centre bourg, où le marché s’installe le jeudi, un brasseur le mardi, etc. Et ça fait tiers-lieu parce que c'est le seul espace public local où les gens peuvent se retrouver. »

Réunir, mélanger et partager sont les ambitions communes de toutes celles et ceux qui entreprennent de créer de tels endroits. La plupart de ces initiateurs ont déjà une pratique ancienne de « l’engagement ». Mais un certain nombre d’entre eux cherchent aussi, en même temps qu’ils inventent un lieu, à se réinventer eux-mêmes. Agathe a ainsi longtemps travaillé pour le secteur privé à but exclusivement lucratif. Jusqu’à la rupture. « L’injustice des grands groupes, le fait de facturer un client 30 € de l’heure et de payer une salariée 7 €, à un moment donné, ça a buggé dans ma tête. J’ai pris mon sac à dos et je suis partie en voyage. J'ai découvert d'autres façons de vivre, que la vie c'est bien plus que le travail, et j'ai donc amorcé ma transition professionnelle. Ça m'a pris dix ans. Aujourd'hui, je n’en vis pas encore, mais je prends du plaisir. »

D’un refuge pour les exilés à un tiers-lieu

À l’autre bout du pays, au cœur des Hautes-Alpes, Sylvain Eymard, l’actuel gestionnaire des Terrasses Solidaires, un « tiers-lieu pour l’accueil et l’économie sociale, solidaire et écologique du Briançonnais », a suivi une trajectoire similaire. « J’ai 37 ans et une formation d'ingénieur. J'ai longtemps travaillé pour des multinationales à l’étranger, d’abord pour des groupes assez polluants, puis pour d’autres un peu plus propres. Et finalement, il y a six ans, j'ai décidé de ne plus travailler pour des multinationales. J'ai alors suivi quelques formations de reconversion et je suis venu m'installer ici, à Briançon où j'ai d’abord bossé pour de petites entreprises. Mais ça ne m'allait pas non plus. Dans l’une d’elles, il y avait une tentative super intéressante d’autogestion, mais ça a coincé au niveau hiérarchique. Du coup, avec d’autres techniciens, nous avons quitté cette boîte. Et quand j’ai appris, l’hiver dernier, que ce projet de tiers-lieu se montait, et qu'il cherchait un coordinateur, un gestionnaire, j’ai postulé. »

Sylvain a été embauché à l’été 2021.Mais le projet trouve ses racines quelques années en arrière, motivé par des situations d’urgence. « Depuis 2017, le “chemin de l'exil” passe par Briançon. Des gens arrivent d'Italie. Ils traversent la frontière, située à 15 kilomètres, surtout en hiver, en franchissant de hauts sommets. Au fil du temps, on a donc vu arriver des blessés, des personnes dont les membres devaient être amputés parce qu'ils avaient gelés… La grande majorité des personnes, plus chanceuses, n'ont rien. Mais ce n'est pas anodin quand tu vois quelqu'un arriver et que tu es obligé de lui couper le bout des doigts ou des orteils. » En 2017, une association s'est donc structurée, Refuge solidaire, pour mettre en place de l’hébergement d'urgence. Ils ont obtenu de l'ancien maire un local. Mais le nouvel édile, élu en juin 2020, a mis en demeure l’association de quitter les lieux. « C'était juste avant la trêve hivernale ! Les acteurs de la solidarité locale se sont alors tous réunis pour rebondir. Et ils ont décidé de créer un lieu qui serait bien plus qu’une “simple” maison des exilés. D’où l'idée du tiers-lieu. »

Des territoires hybrides explorés par la jeunesse

Mais d’où sort ce concept de tiers-lieu ? Et comment expliquer son succès ? Pourquoi ces lieux attirent-ils autant, que l’on s’y investisse en tant que porteur de projets, sociétaire, bénévole ou visiteur régulier ? Sans doute la péremption des vieux cadres politiques, de plus en plus boudés par les citoyens, joue-t-elle un rôle. De même que cette « grande démission » initiée par une partie significative des jeunes générations, qui refuse désormais un monde du travail qu’elle juge archaïque et aveugle aux grands enjeux contemporains. « The Big Quit », terme récemment forgé aux États-Unis pour rendre compte du phénomène, semble en effet avoir gagné la France, avec une accélération sensible depuis le début de la pandémie. Beaucoup de salariés, en particulier les plus jeunes, n’hésitent plus désormais à quitter un emploi stable. En 2021, en France, près d’un actif sur deux a ainsi entamé ou envisagé une reconversion professionnelle. Fuyant les bullshit jobs, contestant en interne les formations des grandes écoles ouvrant vers des métiers à impacts négatifs, cette jeunesse cherche et réclame du sens dans le travail. Alors que les cadres traditionnels de la société se fissurent l’un après l’autre, de nouvelles valeurs émergent, poussant les citoyens à défricher des territoires inexplorés. Fini le temps où c’était un collectif très installé voire institutionnel qui prédéfinissait et encadrait forcément l’engagement individuel. Désormais, chacun aspire à inventer sa communauté d’action.

À lire, le deuxième volet de l’enquête, plus historique, ainsi que le troisième autour des motivations de ceux qui "habitent" les tiers-lieux.

En savoir plus

Données en plus

On compte aujourd’hui environ 2500 tiers lieux en France.

Même si l’Île-de-France en compte toujours le plus, 52 % des tiers-lieux se situent en dehors des 22 métropoles administratives françaises.

75 % proposent une activité de coworkings, 30 % des fablabs et des ateliers de fabrication numérique, 27 % des activités culturelles, 19 % des ateliers artisanaux partagés, 17 % des laboratoires d’innovation sociale de type living lab, 14 % des cuisines partagées, foodlab, 9 % des terres agricoles et jardins partagés.