Dossier / Empowerment / L’aide aux acteurs sociaux

Tiers-lieux : là où l’open coule de source (3)

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L’ancien hangar de chauffeur-livreur DDS Méditerranée qu’occupe le tiers-lieu ICI Marseille, dans les quartiers Nord de la ville, a la particularité d’accueillir plus de cent cinquante artisans de tous types. Cette manufacture collective héberge aussi Skola, un dispositif d’apprentissage en conditions réelles issu de la Fondation des Apprentis d’Auteuil, formant des jeunes des quartiers prioritaires au métier d’installateur en fibre optique. ©© Agnès Mellon

Le troisième volet de notre enquête interroge les motivations de ceux qui « habitent » ces laboratoires d’un monde à « re-panser », après dans notre premier article un état des lieux de ces initiatives aussi singulières que multiples, puis dans notre second volet un retour aux sources de cette notion de tiers lieux ?

On estime qu’en 2019, plus de 2 millions de personnes ont poussé la porte d’un tiers-lieu en France, pour y apprendre, y travailler, y réaliser un projet… Parmi eux, beaucoup de travailleurs indépendants et de jeunes entrepreneurs, mais aussi des salariés, des étudiants et des personnes en recherche d’emploi. D’où qu’ils viennent, ces « usagers » sont en tous cas encouragés à s’impliquer dans la vie de ces espaces, où consommateurs et « bénéficiaires » peuvent enfin se transformer en acteurs. Plutôt qu’une « prise en charge », le tiers-lieu propose en effet de réunir ou créer les conditions pour permettre à chacun d’être en capacité de faire par lui-même, en fonction de ses propres problématiques. Et cette porte ouverte sur un territoire d’échanges non marchand (où les seules activités lucratives n’ont d’autres but que la viabilité du projet) est accessible sans condition de visa, économique, social ou culturel.

Des laboratoires pour creuser les alternatives sociétales

Yes We Camp, les Grands Voisins et Coco Velten ont symbolisé – et incarne encore pour ce dernier – ce mariage de culture ouverte et de multiples formes de solidarité qui motive de plus en plus de jeunes et parfois de moins jeunes voulant changer de vie à s’investir dans les tiers-lieux de toutes sortes et toutes tailles. À y trouver des modalités d’engagement tangibles, même si beaucoup plus diverses et souples que dans l’engagement politique par exemple. De fait, tous les projets qui se développent à Coco Velten tournent autour des préoccupations contemporaines (l'écologie, l'égalité, l'alimentation, etc.). Une scène de pratiques émergentes offre des espaces d'expression à des personnes qui n'y ont pas accès. Un accueil de jour de réfugiés s’est organisé de façon spontanée à l’entrée du site. Durant la crise sanitaire, le restaurant s'est adapté pour se transformer en cantine solidaire, qui a produit quantité de repas distribués à des personnes en difficulté au cours de maraudes.

Ambre Jouve, 24 ans, travaille ici depuis janvier. Elle n'avait auparavant jamais connu à Marseille, ville fortement ségréguée, un tel lieu dédié à la rencontre et aux échanges entre personnes d’horizons sociaux et culturels très différents. Les « espaces communs » de Coco produisent d’inédites combinaisons. Et inventent des alternatives qui lui ont redonné foi en l’engagement. « Avant de venir ici, explique la jeune femme, je constatais tous les problèmes de cette ville et je ne savais pas quoi faire. Je me disais : soit j’entre en politique, soit je me casse ! Mais voir un tel projet se développer en centre-ville, ça redonne espoir. On voit des effets concrets au niveau local, au niveau du quartier, sur des familles qui étaient totalement laissées à l’abandon. »

Les ateliers-bureaux qui ont ici leurs locaux participent à la vie associative et à la vie du lieu. Certains des occupants se font bénévoles au bar, d’autres animent des activités avec des personnes de la résidence sociale. « On ne veut pas que chacun travaille dans son coin, insiste Eloïse Broc’h. C'est un contrat moral. Ceux qui viennent ici savent que ça va être comme ça, et c'est précisément ce qui les attire car cela ouvre d’autres perspectives dans leur travail. Pour l’essentiel, ce sont déjà des structures de l'ESS. Il y a par exemple Ancrages, une association qui travaille sur la mémoire de la période coloniale, ce qui est particulièrement signifiant dans un quartier comme Belzunce. Il y aussi Peuple et culture, Parallèle, ou encore Tabasco vidéo, qui propose à des jeunes en insertion professionnelle ou en décrochage de pratiquer l'audiovisuel, avec l'idée qu’ils puissent ainsi se réapproprier leur quartier, se sentir légitime dans l'espace public. L'enjeu à Coco Velten est donc toujours de créer des projets communs. »

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Au début de l’année 2022 dans la « Cantine » du tiers-lieux Coco Velten à Marseille, où chacun est libre de contribuer ou non à la préparation des repas. ©© Yes We Camp

De nouveaux espaces d’entraide non sans risque de gentrification

Cette singulière effervescence a aussi le mérite induit d’attirer des personnes qui ne se seraient pas forcément engagées sans elle. « Beaucoup de personnes nous envoient des messages pour être bénévoles, souligne Ambre. Certains sont d’abord venus simplement pour faire la fête ou assister à un concert. Ils ont découvert le lieu comme ça et se demandent : “Mais en fait, c'est quoi ici ?”. Coco Velten emploie aussi actuellement cinq volontaires du service civiques. Ces derniers sont d’ailleurs de plus en plus présents dans les tiers-lieux de France. Selon le rapport France Tiers-Lieux, 20 % en ont déjà accueilli et près de 1 000 missions seraient effectuées chaque année. L’association souligne d’ailleurs l’enjeu de l’accompagnement des plus petits tiers-lieux, parfois freinés par la méconnaissance des dispositifs permettant d’accueillir ces volontaires.

Mais les tiers-lieux attirent aussi, et ce n’est pas le moins remarquable, des visiteurs inattendus, de ces personnes fragiles qu’on nomme aujourd’hui les « invisibles », qu’ils soient SDF, « marginaux » ou simplement victimes de solitude. « Parmi les plus fidèles de Coco Velten, souligne ainsi Ambre, il y a quelques bénévoles qu’on voit presque tout le temps, parce que ce lieu ouvert et convivial leur a permis de sortir de leur isolement. » Enthousiastes et très impliquées, Ambre et Eloïse n’en demeurent pas moins lucides. Elles disent entendre et respecter, tout en les contestant, les critiques accusant le projet de servir de faux-nez à une future « gentrification » du quartier. Et se disent bien conscientes que Coco, par delà sa réussite, n’est qu’une petite pierre, modeste, apportée à l’édifice de la transition. Ce sont « des petites initiatives, mais qui donnent des impulsions, qui créent de petites brèches ».

Cette modestie et cette clairvoyance sont largement partagées par les acteurs des tiers-lieux. Ils veulent changer le monde et la société, bien sûr, mais par d’innombrables petits matins plutôt qu’avec un définitif Grand Soir. « Le tiers-lieu répond à un besoin de concret, souligne Hugo Simon. Je ne sais pas s’il y a une perte d’espoir dans des projets de plus grande envergure, ou une rétraction sur le local, pour recréer du lien sur son lieu de vie, son territoire, mais ce qu’on constate partout c’est ce besoin de convivialité, de chaleur, de lien, et parfois de changer de métier pour découvrir des disciplines qui nous sont a priori étrangères. Et tout ça, ça se manifeste en tiers-lieu. »

Le ferment d’un engagement durable et local

À la fois « réseau, labo et école des tiers-lieux », la Coopérative Tiers-Lieux soutient leur développement en Nouvelle-Aquitaine. Elle regroupe aujourd’hui plus de 300 tiers-lieux sur la région. Chloé Rivolet, responsable de ce réseau, possède donc une vision d’ensemble des acteurs. Elle confirme qu’on y trouve beaucoup de jeunes gens ayant au préalable quitté leurs jobs. Un mouvement qui a connu une accélération sensible dès la sortie du premier confinement. « Il y a encore un an, raconte Chloé, j’étais seule à mon poste. Aujourd’hui nous sommes quatre. Parce qu’en septembre 2020, je me suis soudain retrouvée submergée d’appels et de demandes de gens qui avaient envie de monter des projets de tiers-lieux. On voit bien, à l’échelle nationale, qu’il y a une ruée vers le monde rural – qui concerne des trentenaires ou quadras, avec une vie de famille, des enfants. C’est clair dans les profils des personnes qui nous sollicitent, qu’il s’agisse de collectifs ou de citoyens seuls. Pour beaucoup, ils sont issus de l’ESS en général, mais il y a aussi, dans une moindre mesure, des personnes venant d’entreprises à but lucratif classiques. Et beaucoup de 30-45 ans, soit néo-ruraux, soit qui reviennent en milieu rural parce qu’ils sont nés sur ce territoire et aspirent à autre chose. »

Une génération très fortement marquée par des préoccupations environnementales et qui, plus généralement, aspire à construire de la cohérence entre ses idées et ses activités. « Il y a une quête de sens mais aussi d’impact, détaille Chloé. Et donc l’envie de faire quelque chose à l’échelle locale. Aujourd’hui, la réussite ne se mesure plus à une reconnaissance, à une notoriété nationale ou internationale, à des retombées économiques faramineuses. C’est tout l’inverse, on veut faire petit, du local, avec un impact concret, mesurable. On retrouve cette volonté d’action sociale et environnementale chez tous les porteurs de projets. » Des projets très variés en fonction des géographies, mais qui partagent un même souci de l’intérêt général et l’objectif de créer un bien commun sur un territoire où manquent cruellement activités et services.

Vers une transition éco-holistique

« Quelque chose est en train d’émerger, juge Laetitia Blondel. Je suis très connectée, donc forcément il y a autour de moi beaucoup de gens engagés dans cette transformation. Mais j’ai vraiment l’impression qu’il y en a de plus en plus. Plus qu’un changement générationnel, ce mouvement est porté par une prise de conscience générale. » Avant de rejoindre le Quai des Possibles, tiers-lieu appartient au réseau national des Ruches, ouvert en 2018 à Saint-Germain-en-Laye, Laetitia avait travaillé pendant vingt ans dans l’industrie. Jusqu’au jour où, elle aussi, a ressenti la nécessité d’autre chose. « J’ai voulu redonner du sens à ce que je faisais, m’engager dans une carrière à impact. J’ai donc choisi d’accompagner des personnes dans leur transition écologique. Un jour, on m’a dit qu’il y avait à St-Germain-en-Laye un endroit qui pourrait me plaire. J’y suis donc allée faire un tour. Et quand j’ai vu les valeurs portées au Quai des Possibles – et à la Ruche, où je suis devenue coworkeuse –, j’ai tout de suite matché. Depuis deux ans, je viens ici très régulièrement pour travailler, mais aussi pour participer à des projets et à la programmation. »

Laetitia a ainsi créé Vers un coin de paradis, une structure d’accompagnement personnalisé vers la transition écologique. Désormais « accompagnatrice en écologie holistique », la jeune femme n’avait pourtant auparavant aucune expérience de ce type de lieu. Ce fut donc une épiphanie. « Les animations proposées, toutes en lien avec l’ESS, me parlaient beaucoup. Et puis, il y a la mise en connexion, le lien. C’est un lieu très inspirant, de rencontres, de partage, de collaborations… Et j’y trouve beaucoup de soutiens. Aujourd’hui, je ne peux pas envisager de ne plus y venir. » Son projet lui-même s’en est trouvé transformé, enrichi : « Ça a changé la donne. Je n’aurais pas trouvé ce que je cherchais et dont j’avais besoin dans un espace de coworking ne partageant pas les valeurs qui me portent. Ici, j’ai bénéficié de différents mode de soutien, notamment du mentorat et de l’incubation – j’ai été lauréate du premier parcours d’incubation lancé par la Ruche Saint-Germain-en-Laye. Cela m’a permis de poser les bases de mon projet avec des techniques et des méthodes sortant du cadre, différentes de celles que l’on peut aborder dans d’autres structures plus conventionnelles. »

Le chantier d’un monde à réenchanter

En avant-propos d’une étude réalisée en 2019 sur le phénomène tiers-lieu, Samuel Roumeau, l’ex-boss de Ouishare, souligne une de leurs plus-values essentielles : les « usages non anticipés ». Ce potentiel de surprise tient évidemment moins à l’espace en lui-même qu’à sa fréquentation. Auteur en 2017 d’une thèse sur le sujet, Antoine Burret insiste sur ce point. Pour ce sociologue, ce sont bien moins les lieux physiques qui importent que les dynamiques collectives qui les investissent, les animent et les font vivre. Ces pôles de vie communautaire favorisent au niveau local des échanges plus ouverts et créatifs, souples et non hiérarchisés, entre des personnes d’horizons divers. Ils tentent ainsi, comme le revendique le manifeste des tiers-lieux, de faire « cohabiter localement des mondes différents et parfois contradictoires ». Antoine Burret a co-initié le programme Pouvoir d'Agir en Tiers-Lieux (PATL), soutenu notamment par la Fondation de France. Dans « Refaire le monde en tiers-lieu » (article paru en 2018 dans le n°58 l'Observatoire, la revue des politiques culturelles), il écrit : « Le lieu devient tiers-lieu parce que des polarités s’unissent progressivement dans une même trajectoire d’action. La récurrence des relations dans un même lieu peut faire apparaître des liens qui n’existaient pas auparavant, qui peuvent aller de la reconnaissance, de l’amitié, à l’esprit de corps, voire à l’amour. C’est parce qu’elles se découvrent un intérêt commun, ou parce qu’elles sont confrontées à une même situation, que les personnes décident de s’engager ensemble. L'essentiel n'est pas la forme que cela prend mais l'intention initiale d'une communauté de se rencontrer. »

L’un des deux fondateurs (avec Gilles Berhault) de l’association Les Transitionneurs, Richard Collin résume ainsi la nouvelle philosophie de l’engagement qui sert de terreau au phénomène : « Le plaidoyer, c’est bien mais ça ne sert plus à rien ; le pourquoi, c’est certes utile mais la vraie question aujourd’hui, c’est comment agir. Et cela passe forcément par de l’incarnation. Quand on parle d’engagement, on parle d’abord de personnes qui incarnent un projet, des actions. C’est souvent une logique d’opportunité portée par des gens, avec des logiques d’aventure. L’engagement c’est forcément une aventure à la fois personnelle et partagée, une aventure collective. Et ces lieux deviennent les lieux du rassemblement. » Avec l’idée que cet engagement permettra de retisser quelque bout d’un lien social dangereusement effiloché, d’inventer de nouvelles façons d’être et de faire ensemble, de panser le monde. Bref, de « (re)faire société ».

(Lire également le premier volet de notre enquête, ainsi que le second plus historique)

En savoir plus

Données en plus

La majorité des tiers-lieux ont un modèle économique hybride avec 50 % de recettes propres (location d’espaces, vente de services) et 50 % de subventions.

134 000 personnes ont bénéficié d’une formation professionnelle dans un tiers-lieu en 2019. 20 % ont accueilli des volontaires en service civique. 69 % ont un facilitateur, pilote ou animateur. 62 % sont de statut associatif, 26 % SARL, SAS et SA, 8 % SCIC et SCOP.

30 % étaient en déficit financier en 2019. Mais les structures portant ces tiers-lieux auraient aussi généré un CA cumulé de 248 millions d’euros cette même année, 6 300 emplois directs auraient été créés et près de 150 000 personnes auraient travaillé quotidiennement dans ces espaces.