Dossier / Empowerment

Tiers-lieux : là où l’open coule de source (2)

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Après cinq ans d’occupation temporaire, c’est le 26 septembre 2020 qu’a été officiellement fermé le tiers-lieu pionnier des Grands Voisins, avenue Denfert-Rochereau dans le quatorzième arrondissement de Paris. Prise en 2019 dans le cadre d’un reportage sur cette expérience pionnière, cette photo montre la préparation avant le début du service au restaurant L’Oratoire, dont Chloé était coordinatrice, avec le renfort de Nabil, ancien résident, et de Jean-Luc, animateur culturel et figure des Grands Voisins. ©© Sylvie Legoupi

Après un premier chapitre détaillant au travers de témoignages les raisons qui motivent de plus en plus de citoyens à s’investir dans les tiers-lieux, le deuxième volet de notre enquête revient sur la genèse de ces espaces d’un nouveau genre, qui se sont développés avec l’avènement de la civilisation numérique et l’essor de l’économie collaborative.sur le territoire fleurissent ces espaces d’un nouveau genre, à la fois laboratoires de la ville, du terroir et du travail de demain.

Si les tiers-lieux sont désormais partout, leur définition n’est nulle part. Comme c’est souvent le cas en matière d’innovation sociale, la pratique a précédé la théorie, et la chose a existé avant le nom. Le concept a néanmoins une généalogie que l’on peut tenter de retracer sommairement. Le nom de « tiers lieu » vient de la traduction d’un livre de l’Américain Ray Oldenburg (« The Great Good Place », New York, Paragon House, 1989), dans lequel ce sociologue urbain analysait le développement de commerces favorisant relations et échanges entre individus dans le contexte du déclin de la socialisation des banlieues étasuniennes. Cette « third place », ou « troisième lieu » de la vie sociale, offrait à ses yeux un « espace intermédiaire entre le domicile et le travail, un lieu hybride permettant les rencontres dans un cadre convivial et accessible, créateur de lien ». Des substituts modernes de l’agora en quelque sorte, qu’Oldenburg percevait déjà comme très importants pour la société civile, la démocratie et l’engagement civique.

Le théâtre à l’œuvre d’une « hétérotopie »

Mais en traversant l’Atlantique, le terme a évidemment un peu changé de signification. La version européenne du tiers-lieu s’est peut-être en effet cristallisée un peu plus tôt, lorsque Michel Foucault forgea, dès 1967, le concept d'« hétérotopie ». Le philosophe désignait ainsi un « autre lieu », clos ou enclavé, caractérisé par une discontinuité avec le milieu ambiant. Et choisissait un terme exprimant à la fois la différence, l'altérité de ces endroits, mais aussi leur dimension utopique. « Si l'utopie offre un idéal “sans lieu réel”, l'hétérotopie, elle, correspond à un lieu réel », expliquent Jacques Lévy et Michel Lussault dans leur Dictionnaire de géographie et de l'espace des sociétés (Belin, 2013).

Ce concept a ensuite librement essaimé, inspirant notamment le mouvement des squats, florissant dans les capitales d’Europe de l’Ouest (Berlin, Londres, Paris, Rome…) à la fin des années 1970. Dans ces espaces « pirates », autogérés, et volontiers chaotiques, une communauté désirante cherchait à créer mais aussi à tisser des liens humains au moment où l’hyper-capitalisme entreprenait de les détruire (« La société n’existe pas », affirmait alors Margaret Thatcher). La plupart de ces lieux, où s’exerçait une solidarité informelle (résidents/artistes en forte précarité, refuge de migrants, de sans-papier, de marginaux, etc.), ont succombé à la pression immobilière ou se sont autodétruits dans l’anomie libertaire. Cette version « sauvage » du « lieu autre » a ensuite irrigué la culture techno, et subsiste aujourd’hui dans des mouvements d’occupation, forcément éphémères, de friches urbaines ou de Zones à défendre.

Entre-temps, l’idée a aussi nourri, au mitan des années 1990, les pionniers de la révolution numérique. Considérant justement l’Internet comme une hétérotopie dématérialisée, ces « geeks » de la première génération ont alors créé de premiers endroits physiques. Pour s’y rassembler, mais aussi pour y imaginer des actions construites sur les valeurs de partage, de collaboration et d’open source. C’est ainsi qu’en 1995 à Berlin, C-base, une association réunissant plus de 500 informaticiens, inaugura un modèle de coworking qui a, depuis, fleuri un peu partout en Europe, servant d’expression et de foyer à une nouvelle culture et à de nouvelles pratiques du travail.

Manifeste d’un tiers-lieu et hackerspaces

En France, c’est au cours de la première décennie de notre siècle que ce type de tiers-lieux a commencé à se matérialiser. Yoann Duriaux s’occupe aujourd’hui de soigner les arbres, mais cet ancien geek a été à la fois le témoin et l’acteur de cette genèse. Il a notamment initié en 2012 la rédaction commune d’un « Manifeste des Tiers-lieux » (consultable sur Movilab, le « Wikipédia des tiers lieux » ), avant de fonder avec quelques complices TILIOS, « le réseau des Tiers-lieux libres et open source ».

Au départ, Yoann s’occupait de formation numérique pour artisans et petites entreprises, tout en travaillant sur une problématique émergente : la fracture numérique. « On ne parlait pas alors de “tiers-lieux”. Mais vers 2008, on a fait un constat. Lorsqu’on faisait venir les gens dans un lieu numérique, ça ne marchait pas. Mais si on chargeait le matériel dans un camion, et qu’on se déplaçait vers les publics pour déployer le numérique, là ça fonctionnait. C’est comme ça que j’ai d’abord appréhendé la notion d’un “tiers-lieux” : comme un endroit où l’on peut accéder à des pratiques numériques, et apprendre des choses qu’ensuite on pourra rapporter chez soi. Sauf qu’alors ce n’était pas du tout conceptualisé, personne n’utilisait ce terme. Et puis en 2009, j’ai découvert La Ruche au canal Saint Martin, à Paris, l’un des premiers espaces de coworking en France, mais ayant la particularité d’être basé sur l’entreprenariat social. Au lieu de louer son bien pour faire du profit, un propriétaire avait décidé de le louer à Ashoka [qui est aujourd’hui l’un “communauté d’innovateurs sociaux” parmi les plus importantes en France voire dans le monde]. Là-bas, je me suis aperçu qu’autour de la table, il n’y avait pas que des gens de l’ESS, mais aussi des gars en costume. Et j’ai commencé à saisir tout l’intérêt de la chose : la rencontre de gens qui, d’ordinaire, ne se rencontrent pas. Et donc, quand on a ouvert ensuite le Comptoir numérique, on a ajouté un espace de coworking, une imprimante 3D, une boite à dons, une cuisine collective… C’était déjà un tiers-lieu, même si on ne connaissait pas encore le mot. »

Yoann s’est alors mis en mouvement, pour aller prêcher la bonne nouvelle. « À l’époque, les acteurs de l’Internet se réunissaient deux fois par an, l’été dans le Vercors et l’hiver à Brest. C’est ainsi qu’une belle nuit, on a créé la « communauté des tiers-lieux » (à ce moment-là, on structurait Coworking France, La Cantine à Paris, des “fablabs” dans l’esprit hackerspace de l’époque…). Et, immédiatement, pour avoir adopté ce terme, on s’est fait critiquer, des scientifiques ou des journalistes nous expliquant que ça existait depuis mille ans, que c’était ceci ou cela… Alors même qu'on développait notre lieu à Saint-Étienne, je suis donc parti sur les routes de France pour essayer de comprendre de quoi il s’agissait vraiment. Et, naturellement, ça m’a conduit à Lille, une ville semblable à Saint-Etienne, avec ce même caractère ouvrier et mineur d’ancien bassin industriel. Ces deux villes sont à ce moment-là dans la “loose” et cherchent un nouveau souffle. Mais elles ont aussi en commun une énorme vie associative, et une très forte culture de la solidarité. C'est donc là que le terme “tiers-lieux” s’est d’abord imposé. »

Des Arches de Noé pour la « diversalité »

Alors même que les villes et l’espace public en général se font de plus en plus cloisonnés et ségrégués, pour paraphraser Michel Lussault, des espaces se créent ainsi dans le but que s’y côtoient des gens venus d'univers complètement différents. « On y trouvait aussi bien le petit vieux isolé du quartier que le jeune chômeur débarqué après s’être inscrit à Pôle emploi et les deux Asperger dyslexiques et bipolaires, qui s’y sentaient vraiment bien grâce au fonctionnement horizontal, transversal. On devenait ainsi des sortes d'Arche de Noé, mais de façon spontanée. » Et soudain, vers 2012, l’émergence des nouveaux acteurs de la consommation collaborative impulsa un second souffle à l’histoire. « A Ouishare, ils faisaient ce qu'on faisait au Comptoir numérique mais sans se prendre la tête, se souvient Yoann. C'est comme ça que les tiers-lieux ont commencé à devenir vraiment intéressants. Pour cette belle communauté, il y avait l'envie de changer le monde – et de rompre avec l’ESS traditionnel. »Une envie largement partagée par cette génération, qui va donc vite semer ces idées alternatives. A Marseille, les friches de l’Estaque deviennent ainsi le terrain d’une expérimentation particulièrement féconde. En 2013, année où la ville se fait « capitale européenne de la culture », une mini-ville éphémère, faites de bric et de potes, s’invente huit mois durant. Yes We Camp est construit, habité et animé par des centaines de volontaires venus de plusieurs pays, attirant dans une ambiance résolument festive des centaines de personnes aux profils divers. Partage des tâches, gestion collégiale, gratuité, mixité sociale et solidarité… Cette recette gagnante sera reprise et développée de façon emblématique entre 2015 et 2020 à Paris pour l’aventure des Grands Voisins, un « petit village bienveillant » où se côtoyaient personnes en situation de précarité, hébergés d’urgence, associations et entreprises de l’ESS et visiteurs en quête de culture et de solidarité. Cette façon inédite de lutter contre le cloisonnement social et l’invisibilisation des plus fragiles sert aujourd’hui de modèle à d’autres projets.

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À la fin du printemps 2019, l’une des places du tiers-lieu social et solidaire des Grands Voisins, fermé depuis septembre 2020, mais dont les principes et initiatives en ont inspiré beaucoup d’autres. ©© Sylvie Legoupi

Des lieux inspirants plus que de simples modèles réplicables

« À l’époque, j'étais à Paris, raconte Éloïse Broc'h, 30 ans, responsable du Pôle communication (Yes We Camp) de Coco Velten, à Marseille. Je connaissais donc les Grands Voisins, où l’on voyait bien cette articulation entre le travail social de l'association Aurore et les événements engagés qui avaient lieu en permanence. Et comme j'avais des copains bretons ayant fait partie du groupe de l’Estaque en 2013, j'ai suivi de près le parcours de Yes We Camp, ainsi que l’évolution du discours et des valeurs politiques qui se sont tissés au fur et à mesure. En passant d'un camping festif, participatif et très joyeux, à une vision bien plus globale du tiers-lieu et de l’action sociale. »

Projet d’occupation temporaire d’un bâtiment de 4000 mètres carrés en cours de rachat par la ville, Coco Velten s’est inspiré du modèle des Grands Voisins au cœur du quartier populaire de Belzunce. Avec la même ambition de lutter contre l’exclusion et d’expérimenter de nouvelles manières de cohabiter, il héberge 80 personnes en résidence sociale, tout en louant des espaces de travail, ou « ateliers bureau », à une quarantaine d’associations, artistes, artisans et autres entrepreneurs partageant tous la même fibre sociale et solidaires. Puis il mixe le tout avec les visiteurs extérieurs venus flâner, manger ou assister à une conférence, une expo, un concert… Pour Ambre Jouve, 24 ans, chargée de communication de Coco Velten, ce qui prime ici, c’est précisément ce caractère hybride. A la baguette, trois associations – SOS solidarité, Yes We Camp et Plateau urbain –, animent le lieu et s’emploient à favoriser les synergies entre cette multitude d'acteurs qui tentent de produire un peu de mixité sociale, mais aussi de nouvelles idées.

Lire également le premier volet de l’enquête, ainsi que le troisième volet autour de la motivation de ceux qui "font" les tiers-lieux.

En savoir plus

Données en plus

50 % des tiers-lieux ont recours au bénévolat pour gérer le lieu, mais 60 % ont des salariés en CDI pour la gestion et l’animation.

55 % développent des politiques tarifaires adaptées aux publics fragiles. 7,4 % ont un agrément CAF en tant que Centre social ou EVS (Espace de vie sociale).

En 2019, la moitié de ces lieux ont travaillé en France sur des problématiques sociales : 58 % sur les questions de précarité/pauvreté ; 52 % sur la citoyenneté ; 43 % sur la parentalité/famille ; 33 % sur l’exclusion générationnelle ; 32 % sur l’inégalité de genre.