À Bukavu, la réinsertion des enfants marginalisés

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Le 14 décembre 2020 au centre Heri Kwetu, en salle de classe, un élève non voyant se sert de sa tablette pour faire quelques exercices de mathématiques, entouré de ses camarades voyants qui l’aident si nécessaire. © Anaclet Zamusafiri

En Afrique, la situation des enfants en situation de handicap ou accusés de sorcellerie est souvent très difficile. Ils sont marginalisés, exclus de leur communauté. Des associations se mobilisent pour les aider, les inclure de nouveau dans la société, si possible au sein de leur famille. Illustration au travers de deux organismes de la ville de Bukavu, en République démocratique du Congo : le centre Heri Kwetu qui s’occupe d’enfants en situation de handicap, physique ou psychique, et le foyer social Eka’Bana, qui prend soin des enfants accusés de sorcellerie.

À Bukavu, une ville de l’Est de la République démocratique du Congo, l’atelier du centre Heri Kwetu fabrique des produits comme des meubles, des habits ou encore quelques œuvres d’art. Somme toute des produits classiques. Ce qui l’est bien moins, c’est le profil de ceux qui les fabriquent : de jeunes adultes sourds-muets, personnes malvoyantes, déficients mentaux et personnes souffrant de plusieurs autres types de handicaps, qui ont acquis des compétences pouvant leur permettre d’exercer des métiers tels que la menuiserie, la coupe ou la couture, etc. À quelques kilomètres de là, le foyer Social Eka’Bana accueille quant à lui des enfants accusés de sorcellerie, afin qu’ils puissent reprendre la place qu’ils ont perdue, au sein de la société et plus particulièrement dans leur communauté, grâce à différents programmes comme l’initiation au théâtre ou à la danse, la scolarisation des enfants ou la formation professionnelle.

Le point commun entre ces deux institutions ? Utiliser le levier de l’éducation pour faire un mauvais sort aux croyances d’un autre temps, et réinsérer des enfants qui, parce qu’ils sont différents, sont marginalisés voire ostracisés dans la société congolaise. Les uns parce qu’ils seraient possédés par des esprits maléfiques, les autres parce qu’ils sont handicapés, ce qui est « vécu » comme une malédiction selon des usages traditionnels. Tous ces enfants sont sujets à de nombreuses discriminations dans la communauté, au risque de devoir vivre dans la rue, où des adultes les exploiteront en les envoyant mendier. Le centre Heri Kwetu et le foyer Social Eka’Bana tentent de remédier à ces maux tenaces, loin d’avoir disparu de la société congolaise comme d’ailleurs de la plupart de celles de la planète – y compris quand elles se veulent « développées ». Ces centres exemplaires permettent à ces enfants non seulement de soigner leur traumatisme, mais aussi d’exercer certains métiers ou de poursuivre un cursus scolaire normal.

Heri Kwetu, l’école de l’inclusion

« Nous recevons plusieurs types d’enfants. Il peut arriver qu’un enfant sache écrire mais qu’il ait des difficultés liées au langage. Le contraire est aussi possible. Certains n’ont pas la capacité de prononcer certains sons », confient Apollinaire Amuli et Rugendabanga Félicité, deux enseignants spécialisés dans la prise en charge des déficients mentaux. Pour y arriver, les deux enseignants ont conçu des méthodes adaptées aux réalités locales. « J’ai un tableau, mais il m’arrive d’écrire ou de dessiner parterre pour mettre à l’aise mes élèves et leur permettre d’assimiler facilement une leçon. Aussi, avant d’entamer une leçon en français, je l’aborde d’abord en swahili, la langue locale, pour leur permettre de l’assimiler facilement », reprend Apollinaire Amuli. Une méthode appliquée également par Félicité Rugendabanga, qui exerce ce métier depuis 2004. « Trois jeunes déficients mentaux que j’ai formés viennent de recevoir des machines à coudre. Ils peuvent désormais coudre des habits et contribuer au développement de la communauté. »

Véritable école inclusive, le centre Heri Kwetu encadre les personnes avec un déficit visuel ou auditif, ainsi que les personnes amputées, tout en leur permettant d’être intégrées dans les mêmes classes que les enfants dits « normaux ». Lesquels aident les premiers, comme lors des lectures. « Il arrive qu’un enfant malvoyant ne puisse pas bien saisir une consigne. Son collègue qui voit au tableau pourra, dans ce cas, l’aider en relisant la phrase que l’enseignant a écrite », confie Nsimire Barhongo, directrice de cette école. Le principe de cette méthode est d’instruire une solidarité entre les enfants. La base essentielle pour une inclusion aboutie.

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Le bâtiment du centre Heri Kwetu, à Bukavu, dans l’Est de la République démocratique du Congo. © Anaclet Zamusafiri

Partage d’expériences des aînés et des parents

L’autre axe est de proposer aux parents des personnes avec un déficit mental de bénéficier de l’accompagnement psychologique de l’école. Grâce au groupe Foi et Lumière, qui intègre les parents mais également les anciens élèves du Centre Heri Kwetu qui ont déjà réussi leur intégration, des conférences, des activités culturelles et sportives sont organisées en présence des enfants et de leurs parents. Objectif visé : se servir de ces activités pour passer un message d’espoir aux cadets en leur montrant, qu’à l’exemple de leurs ainés handicapés, ils peuvent réussir leur réinsertion et servir utilement la communauté. Une collaboration entre le groupe Foi et Lumière et la Ligue Paralympique a ainsi permis de mettre en place une équipe de basket de personnes vivant avec un handicap.

Antenne congolaise d’une association internationale d’accompagnement des personnes handicapées, d’origine confessionnelle comme son nom l’indique, mais non prosélyte et qui accueille toutes les personnes sans distinction de religion, Foi et Lumière offre également un cadre permettant aux parents d’échanger leurs expériences sur l’intégration des enfants afin de se soutenir mutuellement. « Il y a des parents qui nous disent qu’ils avaient déjà perdu tout espoir à cause de l’état de leurs enfants. D’autres disent qu’ils pensaient que Dieu ne les aimait pas en leur donnant des enfants ayant des déficiences mentales. Grâce aux partages d’expériences, ils arrivent à accepter leur situation et à aimer ces enfants comme tout autre », analyse Félicité Rugendabanga.

Pour l’année scolaire 2019-2020, 199 enfants aux handicaps divers, dont l’âge varie entre 7 et 12 ans, ont été formés à Heri Kwetu, une école dont 22 des 25 enseignants sont pris en charge par l’État. En plus de la rémunération de 100 dollars américains par mois, payés à chacun de ces 23 enseignants, l’école reçoit aussi pour son fonctionnement une subvention mensuelle du gouvernement congolais, estimée à 300 dollars américains.

Religion et traditions, deux grands facteurs de la discrimination

Professeur à la faculté des sciences sociales de l’Université Officielle de Bukavu, Dieu-Merci Aksanti mène des recherches sur les questions relatives à la protection des groupes marginalisés. Pour lui, plusieurs traditions sont porteuses des germes de la discrimination des enfants vivant avec un handicap. « La société traditionnelle a toujours considéré l’enfant comme l’élément qui vient cimenter les liens de mariage. L’enfant doit avoir toutes ses facultés car les considérations traditionnelles excluent tout ce qui est malformation, que l’on a tendance à associer à une malédiction. » D’autres personnes, comme les albinos que certaines traditions considèrent dans le monde comme porteurs de pouvoirs magiques, souffrent d’ailleurs de ce type de marginalisation.

Si les traditions jouent un rôle important dans la discrimination des enfants vivant avec handicap, les églises dites « de réveil » sont, quant à elles, les principaux vecteurs de la discrimination des enfants accusés de sorcellerie. « À cause de la récurrence de la pauvreté, les familles se sentent obligées de recourir à ce type d’églises pour chercher la cause de leur malheur, car la plupart de gens ne parviennent pas à expliquer la dynamique de la pauvreté. Là-bas, on explique tout le malheur de la famille par des phénomènes mystico-religieux », explique Dieu-Merci pour qui ces églises très répandues en République démocratique du Congo sont à la base de plusieurs abus. Ces pratiques-là, parfois très dégradantes, sont l’une des principales causes du phénomène des « enfants de la rue » : une fois rejetés, les jeunes accusés de sorcellerie n’ont en effet d’autres solutions que de trouver refuge dans la rue, où ils vivent de rapines ou de mendicité, dans un grand dénuement.

Eka’Bana, un havre de paix pour enfants accusés de sorcellerie

Recueillir les enfants accusés de sorcellerie et leur offrir un avenir meilleur, c’est aussi le cheval de bataille du foyer social Eka’Bana. Créée en 2002, cette maison d’accueil accompagne les enfants accusés de sorcellerie en les réinscrivant à l’école après leur avoir apporté un soutien psychologique. Dans une société où les accusations de sorcellerie proviennent généralement des hommes d’église, ce centre créé par une religieuse catholique recourt également à la religion pour faire face à ces accusations. Chaque dernier samedi du mois de juillet, une messe, dite de réunification familiale et de réinsertion sociale des enfants, est organisée à l’occasion de la fête d’anniversaire du foyer social où les parents viennent récupérer leurs enfants. « On ne sait pas réintégrer les enfants sans le consentement des parents, estime Joseph Banywesize, coordinateur adjoint de Eka’Bana. Chaque deuxième samedi du mois nous organisons des rencontres avec les parents afin de leur faire comprendre ce qui est arrivé à leurs enfants. » Le but de ces réunions est de préparer les parents à accueillir une nouvelle fois leur enfant au sein de la famille et à les traiter correctement.

Prenant en charge quotidiennement entre vingt-cinq et trente enfants, le foyer social Eka’Bana bénéficie du soutien financier de plusieurs associations, dont Action contre la Faim. En outre, plusieurs paroisses et philanthropes italiens lui apportent un soutien financier. Et pour ses factures d’électricité, le foyer social Eka’Bana bénéfice d’une exonération offerte par le gouvernement congolais. Celle-ci est estimée à environ 300 dollars américains par an. Le centre dispose d’un internat où les enfants rejetés sont hébergés pendant une période de six mois avant de retourner dans leur famille d’origine ou d’aller dans une famille d’accueil. « Ici, nous avons des personnes qui jouent le rôle des oncles, des tantes, des frères et sœurs, des parents et nous faisons en sorte que, en recourant à eux, un enfant puisse obtenir ce qu’il obtiendrait des membres de sa famille biologique », reprend Joseph Banywesize.

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Des enfants du foyer social Eka’Bana exécutent quelques pas de danse traditionnelle avec l’un des membres d’une association des jeunes de Bukavu, venue leur apporter des vivres dans le cadre d’un programme dénommé Cum Patire. Janvier 2020. © Euphrem Mulikuza

 

Dans cet internat, ces enfants pratiquent également une série d’activités culturelles comme la poésie, la danse, le champ et le théâtre, à travers lesquelles il s’agit de « se soigner ». « Quand l’enfant atteint la résilience, il écrit une lettre dans laquelle il annonce avoir pardonné sa famille et toutes les personnes qui l’avaient accusées faussement. Dans la même lettre il demande également pardon à ses parents pour toutes les fautes qu’il a commises précédemment », confie Joseph Banywesize. Cette lettre est lue lors d’une messe organisée le premier dimanche du mois de juin dans laquelle les parents demandent aussi pardon à l’enfant et se réconcilient avec lui. Tout se conclut par une accolade, qui devient le signe de la réconciliation entre le parent et son enfant.

Vue depuis une société laïque comme la France, la démarche du foyer social Eka’Bana peut sembler aux limites du prosélytisme religieux. Les enfants en internat, par exemple, apprennent des histoires de personnages bibliques comme Joseph, le fils de Jacob, qui finira premier ministre en Egypte après avoir été vendu comme esclave par ses frères. Mais ce genre de récits a pour objectif premier de redonner de l’espoir à ces enfants en leur montrant que rien n’est encore perdu malgré les difficultés qu’ils traversent. Conscient du fait que les croyances religieuses des parents sont souvent la cause des discriminations de ces enfants, le foyer social Eka’Bana s’appuie sur cette même religion pour assurer l’intégration des enfants dans la société. La démarche, qui se clôt comme mentionné par une messe de réconciliation, pourrait être jugée là encore comme très ambiguë. C’est oublier que dans ces régions pauvres du Congo, où la foi est vécue comme une évidence irréfutable, cette façon de répondre aux abus de la religion par une vision plus ouverte et tolérante de la foi est la seule voie qui semble fonctionner. Et ce d’autant qu’il s’agit, pour sauver ces enfants, de répondre à d’autres croyances, irrationnelles et parfois violentes, justement par exemple celle dans la puissance absolue et sans appel de la sorcellerie…

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Toujours à Bukavu, l’entrée du foyer social Eka’Bana. © Anaclet Zamusafiri

La pauvreté, premier facteur d’exclusion

Publié en 2009, un article rédigé par Jérôme Ballet, Claudine Dumbi et Benoit Lallau dont le titre est Enfants sorciers à Kinshasa (RD Congo) et développement des églises de réveil  explique que « dans un contexte où la survie familiale est peu garantie, les adultes de la famille voient des enfants non-biologiques comme une bouche en plus à nourrir dont ils se passeraient bien ». Selon cet article, sur un échantillon de 350 enfants accusés de sorcellerie, 80 % ont vécu dans des familles où le chef de ménage n’était pas leur parent biologique. Ce qui explique les accusations qui pèsent souvent sur eux. « Quand un pasteur vient procéder à une séance d’exorcisme, il cherche des informations sur tous les enfants. Sachant que la famille ne peut pas facilement accuser son enfant biologique, le pasteur choisit un enfant qui n’est pas issu de la famille biologique, car il sait que la famille ne doutera pas étant donné que l’enfant ne lui appartient pas », poursuit celui que les enfants appellent Papa Joseph.

Pour Joseph Banywesize, l’accusation de sorcellerie n’est pas sans rapport avec des mobiles économiques. « Je travaille ici depuis plus de quinze ans et je n’ai jamais vu un enfant d’un homme politique influent ou d’un homme d’affaires prospère être accusé de sorcellerie. On n’accuse que les enfants des familles pauvres et très souvent des orphelins qui vivent dans des familles d’accueil », insiste-t-il. Une thèse confirmée par le témoignage d’une mère dont la fille de 15 ans est accompagnée par le foyer social Eka’Bana.  « Ma fille est tombée gravement malade. À deux reprises, elle a échoué à son examen de fin d’étude. J’ai alors décidé de l’envoyer chez sa tante maternelle. Un jour, sa tante m’a appelé pour me dire que des gens qui étaient venus prier chez elle avaient dit que tout cela était causé par des pratiques mystiques auxquelles ma fille se livrait. »

Des premiers résultats malgré l’ampleur de la mission

Le centre Heri Kwetu connaît plusieurs difficultés depuis l’instauration de la gratuité de l’enseignement de base prônée par le gouvernement congolais, très bonne nouvelle qui a eu malheureusement comme conséquence une baisse très substantielle des aides qui étaient apportées jusqu’ici à d’autres organisations, en particulier les associations de soutien aux enfants et à leurs familles pour leur scolarité ou répondre à des situations sociales parfois très graves. « Avec le peu d’argent que le gouvernement nous donne désormais chaque mois pour le fonctionnement, nous ne sommes plus en mesure d’acquérir du matériel comme les prothèses, les papiers braille, les pinceaux et bien d’autres. Aussi, les médecins qui s’occupaient du contrôle médical des enfants avec des déficiences ont tous quitté l’école », se plaint la directrice. Des problèmes qu’elle contourne en recourant aux producteurs locaux pour la fabrication des matériels pouvant permettre aux élèves avec des déficiences de se former sans difficulté.

De son côté, le centre Eka’Bana peut compter sur un vaste réseau des familles d’accueil. Plus de 500 enfants ont ainsi été encadrés depuis sa création en 2002. En témoigne une mère du réseau des familles d’accueil de Eka’Bana, ayant accueilli une jeune fille du centre : « On m’a confié cet enfant il y a quelques mois. Contrairement aux accusations qui pesaient sur elle, je n’ai jamais remarqué aucun comportement suspect chez elle. Je la considère d’ailleurs comme l’aînée de ma famille. » Autre cas : âgée de 18 ans, Martha a été accusée de sorcellerie alors qu’elle n’avait que 10 ans. « J’avais déjà abandonné les études. Grâce à Eka’Bana, j’ai pu reprendre les études que j’avais abandonnées. Également, j’ai appris à pardonner tous ceux qui m’ont accusée et à aller de l’avant », explique Martha. Aujourd’hui, celle qui était la risée de tout le monde rêve de devenir médecin.

Déficient visuel, Ciza Banyanga a quant à lui été accueilli au Centre Heri Kwetu à l’âge de 3 ans. Après y avoir passé plus de 10 ans, il a fini ses études secondaires en obtenant un diplôme d’Etat (Bac) en Pédagogie générale. Grâce à une formation en journalisme et en anglais, Ciza Banyanga travaille actuellement comme journaliste dans une radio locale. « L’éducation est la plus grande richesse qu’un parent puisse léguer à son enfant. Heri Kwetu m’a donné cette richesse, de quoi me permettre de m’intégrer dans la société aujourd’hui », estime Ciza qui a désormais 25 ans. Pour lui, seule la formation peut mettre fin à la discrimination des porteurs de handicap, associée à la connaissance des droits de chacun face à ce type de situation. Des rêves, il n’en manque pas, à commencer par rejoindre la rédaction d’un grand media international pour y porter la voix de tous ceux qui vivent avec un handicap.

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Données en plus

Centre Heri Kwetu
Nombre d’enfants encadrés : pour l’année scolaire 2019-2020, le centre a accueilli 199 enfants handicapés. Pour l’année 2020-2021, l’école compte environ 300 élèves inscrits. Depuis sa création, en 2003, l’école a déjà encadré autour de 2000 élèves.

Foyer Social Eka’Bana
Environ 500 enfants ont été encadrés depuis la création de ce centre, en 2002.
Début 2021, 32 enfants sont accueillis à l’internat et 46 vivent dans des familles d’accueil, au nombre de 44.