Covid-19 : les makers pansent déjà le monde d’après

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À Lomé au Togo, une équipe de Makers regroupant plusieurs espaces: EcoTecLab, la start-up TIDD, et M. AKAKPO de L’ENSI ont prototypé un respirateur artificiel et fabriqué des visières de protection. Crédit : ReFAAO

Au début de l’été 2020, la pandémie de Covid-19 continue de sévir, notamment en Amérique latine et en Afrique. D’un côté se développent localement des initiatives, par exemple en Guyane ou en Cameroun. De l’autre se montent des programmes d’aide internationaux et se mobilisent des groupes de makers, dont des français ou espagnols, pour exporter leurs savoir-faire.

Force est de reconnaître que la pandémie est loin d’avoir disparu alors que débutent en France les vacances d’été : les inquiétudes se tournent aujourd’hui vers les pays du Sud, l’Afrique, l’Inde, et l’Amérique latine, dont surtout Brésil, le Chili, le Pérou et le Mexique, durement touchés.

Exporter les savoir-faire pour guérir la pandémie

La communauté espagnole, très active dans son pays depuis mars, se mobilise depuis juin auprès des groupes de makers luttant contre le coronavirus dans d’autres pays hispanophones, tentant de reproduire certains procédés développés durant le strict confinement espagnol. De leur côté, les « makers » français des groupes citoyens Visière Solidaire et Makers contre le Covid ont fait parvenir à la Bolivie, depuis début juin, près de 16 000 visières anti-projection fabriquées par des bénévoles français via des vols humanitaires, coordonnés par les ambassades boliviennes à Paris et à Madrid pour l’initiative locale Misión AntiCovid et l’ONG Una Mano. Le 6 juin, Anthony Seddiki, initiateur et coordinateur de Visière Solidaire, en partenariat avec l’association Je sauve des vies, déclarait : « Nous allons pouvoir augmenter nos offres communes en y ajoutant du gel hydroalcoolique, des sur-blouses, et des gants, mais également partager nos contacts. (…) Ainsi, fort de la mobilisation des makers, nous avons réussi le tour de force de rassembler, en un peu plus d’une semaine, quelques 30 000 visières, parties, ou en passe de l’être, vers la Bolivie, Haïti et la semaine prochaine le Brésil. Après le Burkina Faso, c’est maintenant d’autres régions du monde qui s’ouvrent à nous… sans négliger notre pays. Nous nous préparons d’ailleurs pour des envois vers la Guyane. C’est là le premier résultat des négociations initiées depuis quelques temps dans la perspective de “l’Après”. »

Car côté Guyane française, frontalière avec le Brésil, la situation est au possible « reconfinement ». Elu cet hiver « fabrique de territoire » par le programme du ministère de la Cohésion des Territoires, le fablab La KazLab de Saint-Laurent du Maroni, à la frontière du Surinam, est sur le pont depuis de nombreuses semaines… « Saint-Laurent du Maroni, dont les quartiers sont tous classés en quartiers politique de la ville (traduire prioritaires), affiche officiellement 50 000 habitants mais en compte certainement le double, car les « informels » sont nombreux dans cette zone frontière avec le Brésil et le Surinam », explique Rudi Floquet, son « fab manageur ». La KazLab travaille en étroite relation avec le personnel du Centre hospitalier de l’Ouest guyanais et a équipé en visières trois hôpitaux du territoire et de nombreuses collectivités, dont les policiers municipaux. Plus de 6000 visières ont ainsi été produites sur place durant le confinement, selon Rudi Floquet. Fin juin, le groupe Visière Solidaire de métropole a pu faire parvenir  en Guyane 5000 visières à monter sur place, en partenariat avec le groupe Facebook « Un masque pour la Guyane », initié par les collèges Gérard Hölder de Cayenne et Saint-Pierre de Cogneau-Lamirande à Matoury qui ont organisé leurs locaux en fabrique numérique depuis deux mois.

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Des visières, de la fabrication la plus simple à la plus complexe, ont été proposées par La KazLab de Saint-Laurent du Maroni pour équiper le personnel du Centre hospitalier de l’Ouest Guyanais. © service communication du CHOG

 

En Guadeloupe, le fablab de Jarry fabrique lui aussi de multiples équipements de protection pour limiter les contacts avec le virus. Dans l’Océan indien, Mayotte est tout autant sous tension Covid, et les makers Visière Solidaire de La Réunion ont également pu y faire livrer 5000 visières anti-projection. Les makers mobilisés estiment aujourd’hui à près de 2 millions le nombre cumulé de visières ayant été produites par les 800 000 bénévoles des différents groupes français pour la métropole, l’outre-mer et l’international.

Des transferts de compétences vers l’Afrique

De manière générale, devant la pandémie mondiale de Covid-19, chaque pays fait face à des besoins en masques et visières de protection, respirateurs, lits, personnels formés à la réanimation, en particulier les pays d’Afrique, déjà sous dotés en infrastructures et matériel sanitaires. Pour répondre aux besoins, les makers africains se mobilisent depuis mars afin d’apporter des solutions simples, peu coûteuses et efficaces dans la détection, le traitement et la prévention du Covid-19.

À la mi-juin, plus de 6000 visières ont été imprimées et montées par les fablabs du ReFFAO (Réseau Francophone des Fablabs d’Afrique de l’Ouest) au profit des hôpitaux et centres de santé, plus de 200 systèmes de lavage de mains automatiques à partir de matériels recyclés, six respirateurs artificiels développés, plus de 9000 masques alternatifs cousus et distribués - De nombreux exemples sont donnés sur le site du ReFFAO.

Issue de la coopération entre le Réseau Français des Fablabs et le ReFFAO, l’initiative Makers Nord Sud contre le coronavirus s’est développée pour augmenter les capacités des fablabs locaux de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (CDEAO). Makers Nord-Sud rapporte qu’à Abidjan, en Côte d’Ivoire, le BabyLab a fourni des centaines de visières aux personnels soignants et à tous les professionnels en contact avec des publics (commerce, forces de sécurité, ambulanciers), avec une capacité de production de 200 visières par jour.  À Dakar, le Senfablab a fabriqué et distribué gratuitement près de 3000 masques de protection aux habitants d’un quartier populaire. Avec les artisans du quartier, des étudiants et des jeunes filles du lycée professionnel voisin, ils ont à ce jour fabriqué et installé dans les espaces publics 30 stations de lavage des mains adaptables (petits et grands modèles). À Cotonou au Bénin, le BloLab a reçu quant à lui une commande de 1000 visières de protection du ministère de la Santé pour équiper les personnels de santé, et il contribue au développement d’une application de traçage pour faciliter le suivi des contaminations et un premier dépistage, sur la base d’un questionnaire succint.

Les besoins sont importants, mais les équipements et matières premières font souvent défaut, comme cela a pu aussi être le cas en France durant le confinement. L’impression 3D nécessite des bobines de fil plastique coûteuses et les machines supposent de la maintenance, le remplacement de pièces, et parfois le renouvellement du parc. C’est pourquoi un projet a été conçu pour aider huit pays de la CDEAO pour deux actions programmées par l’initiative Makers Nord-Sud. La première vise le soutien en équipement de dix fablabs, pour épauler les fabrications et prototypages en cours. Une liste détaillée de matériels a été établie à cet effet après un appel aux fablabs ouest-africains. La deuxième action consiste dans le montage, avec l’appui d’Indiens Dans la Ville (Rennes) d’une machine Precious Plastic à Cotonou, d’une machine pour la transformation de déchets plastiques, notamment pour l’impression 3D et le moulage.

L’objectif du programme Makers Nord-Sud est de soutenir les systèmes de santé en permettant une production locale plus durable de dispositifs sanitaires de manière à garantir les approvisionnements aux établissements de santé, tout en appuyant les actions plus structurelles des fablabs africains. Il y a urgence. L’enjeu sera demain de faire perdurer ses initiatives, qui peuvent s’avérer essentielles pour l’Afrique.

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Situé au Centre des Métiers de l’Électricité de Bingerville près d’Abidjan en Côte d’Ivoire, le Te-chLab a prototypé des masques à imprimer en 3D. Crédit : ReFAAO

 

Nord-Sud : les bienfaits d’une synergie collaborative

Au cœur du projet Makers Nord-Sud, opère également une organisation ancienne, peu familière du monde des « makers », mais réunissant plus de 40 associations solidaires Nord-Sud connaissant la réalité du terrain, les villes et les campagnes d’Afrique et d’Asie, et les arcanes diplomatiques : le Réseau Bretagne Solidaire. A son actif : des dizaines de projets de coopération…  D’autres acteurs d’envergure se positionnent comme moteurs dans la dynamique en proposant leurs ressources : la plateforme internationale Just One Giant Lab (JOGL) et ses 5000 développeurs pour l’organisation de communautés de recherche et de conception ouverte ; l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (AP-HP) avec Roman Khonsari et Philippe Cochin, architectes de la plateforme Covid3d pour la partie de mise en relation avec le milieu médical et la validation scientifique des prototypes. Ils ont été, avec l’entreprise Bone 3D, les chevilles ouvrières de la première ferme d’imprimantes 3D professionnelle installée à Cochin-Port-Royal durant le confinement en France (20 000 objets fabriqués, dont des dispositifs médicaux utilisés sur le terrain).

Makers Nord-Sud contre le coronavirus peut aussi compter sur l’African Airbus Community, un réseau informel et puissant de bonnes volontés maillant le grand continent pour soutenir des projets humanistes. Il ne s’agit pas là d’argent, mais de mise en relation de compétences multiples, de possibilités d’usiner des pièces rares ou chères. Cette communauté appuyée par le Conseil Présidentiel pour l’Afrique partage contacts, ouvre des portes, et porte elle-même le projet SN3DCOVID19 sur Dakar, un collectif citoyen réunissant une dizaine d’organisations sénégalaises (startups, associations, écoles, universités) pour s’entraider et collaborer dans la lutte contre la Covid-19. Le projet associe donc les réseaux francophones de fablabs (240 lieux dans 11 pays au total), professionnels de la santé, plateformes de développement open-source collaboratives, acteurs de la solidarité internationale, des makers-artistes et une grande entreprise industrielle.

Côté soutien du Réseau Français des Fablabs, Le Labsud, fablab de Montpellier, offre ses plateformes numériques pour travailler, et son carnet d’adresses dans le monde médical et à la Région Occitanie. Indiens Dans la Ville, fondateur de l’Atelier commun à Rennes, apporte sa connaissance du surcyclage plastique. Les Rennais de My Human Kit, pionnier international – notamment en Inde - dans le croisement makers et handicap avec Nicolas Huchet, sont aussi de la partie… Le projet vient d'être soutenu par la Fondation de France au 1er juillet.

L’inventivité des makers africains dans l’urgence

Certains makers, comme au Cameroun, montrent la voie en mettant au point des outils abordables et fiables dans la lutte contre la Covid-19. Ces outils vont d'innovations frugales comme les respirateurs de fortune, à des traitements innovants, en passant par des méthodes de tests moins gourmandes en ressources. Just One Giant Lab (JOGL), la plateforme internationale de recherche distribuée, née en France, a ainsi ouvert également début avril une branche Afrique de son Initiative OpenCovid19, sous l’impulsion du Mboa Lab de Yaoundé au Cameroun, s’appuyant notamment sur le réseau Africa Open Science Hardware, une communauté de makers, hackers, praticiens, biologistes et chercheurs africains souhaitant faciliter l’accès au soin et le développement local de matériel scientifique.

Le Cameroun est parmi les pays les plus touchés par la pandémie de Covid-19 (12270 cas au 25 juin) et « les réalités socio-économiques du pays rendent impossible le respect des mesures de confinement proposées », explique Thomas Mboa Nkoudou, Mowoh Nadine et Stéphane Fadanka du Mboa Lab le 4 juin dans une tribune pour Open African Innovation Research. « Dans les zones pauvres, l'espace est déjà mis à rude épreuve (zones surpeuplées / semi-urbaines) et il a donc été difficile de mettre en place des mesures de distanciation sociale et d'hygiène renforcée pour ralentir la propagation de la Covid-19. De nombreuses personnes vivent avec un salaire journalier et sont souvent confrontées à la décision de mourir de faim ou au risque de contracter la Covid-19 quotidiennement ; ils ne peuvent tout simplement pas se permettre de rester chez eux. L'accès à des équipements de protection individuelle abordables fait une différence significative dans la vie de ces personnes. » L'équipe du  Mboa Lab a ainsi décidé de « passer au crible et d'évaluer des protocoles simples et open source pour la fabrication Do-It-Yourself de gel hydroalcoolique (suivant les recommandations de la FDA) et des prototypes de visières médicales, de masques faciaux et de distributeurs automatiques de désinfectant pour les mains afin de contribuer à limiter la propagation du virus », expliquent-ils.

Par ailleurs, si le gouvernement a pris un certain nombre de mesures pour la prévention, le diagnostic et le traitement du virus, l'État camerounais ne dispose pas de moyens suffisants pour procéder à des tests de masse auprès de la population. « Comme de nombreux pays ils sont en effet confrontés à une pénurie de réactifs et n'ont pas la capacité d'effectuer le nombre de tests requis pour dépister et tester leur population », poursuit le Mboa Lab. La complexité et le coût des tests de ce nouveau coronavirus ont créé un besoin de stratégies de test alternatives à des niveaux plus localisés.

Pour cette raison le Mboa Lab collabore avec JOGL au projet « Do-It-Together SARS CoV-2 Detective ». Avec des partenaires aux États-Unis, en Suisse, en France, en Espagne et au Chili, ce projet vise à concevoir un test de diagnostic sûr, simple, spécifique, peu coûteux, prêt et facile à utiliser (même dans des environnements à ressources limitées), ainsi que des kits TROD (tests rapides d’orientation diagnostique) pour détecter le virus. Pour Thomas Landrain, initiateur de la plateforme JOGL, « Il y a un enjeu sur comment on mobilise ce type de communautés et comment on s’adapte au contexte culturel local. Nous travaillons avec des hubs locaux qui connaissent les problématiques locales. L’objectif est d’écouter les besoins des communautés et de mettre en place les outils nécessaires pour que cela puisse se faire. JOGL crée cette interface entre les gens qui sont sur le terrain et qui ont des besoins, des demandes, et les autres membres de la plateforme à l’international qui peuvent contribuer. »

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La communauté des Makers au Bénin à travers le BloLab, a imprimé de masques et des visières afin de les distribuer aux centres de santé de la ville de Cotonou. Crédit : ReFAAO

 

Pour une santé participative et mieux distribuée dans le monde

Déterminés à ouvrir les solutions de santé au niveau planétaire et à en permettre une fabrication distribuée, la toute nouvelle plateforme américaine Open Source Medical Supplies (OSMS), née de l’alliance des makers durant la crise du coronavirus aux États-Unis et désormais appuyée par la FDA, déploie dans le monde entier un projet similaire au projet francophone Makers Nord-Sud, notamment en direction de l’Afrique anglophone. OSMS propose notamment avec Translation Commons l’aide de 600 traducteurs et un guide des aides médicales open source réalisé outre-Atlantique. Le recoupement des deux projets (Makers Nord-Sud et OSMS), issus de l’invention de circuits nouveaux dans des cadres légaux dérogatoires pendant la crise, adresse potentiellement une cinquantaine de pays. Ce n’est pas rien.

Ces multiples initiatives portent l’espoir d’une nouvelle ère où la production résiliente de matériel de santé en proximité dans les territoires ouvre également à une distribution planétaire des savoirs et bonnes pratiques, de manière à incarner pour l’avenir une santé plus ouverte, participative et surtout mieux distribuée. L’exemple des makers pourrait libérer les imaginations. Il s’agit de tirer le meilleur des dispositifs de la crise pour inventer non seulement des objets nécessaires au soin, mais aussi un environnement qui puisse contribuer à changer la donne, notamment en matière de santé où les besoins sont nombreux dans les pays du Sud. Comme un signe d’espoir, histoire de panser le monde au-delà de la crise actuelle.

 

Ewen Chardronnet tient à remercier Hugues Aubin, Vice-président du Réseau Français des Fablabs pour le partage continu d’informations ces trois derniers mois.