Quelle ouverture pour les publics vulnérables et dépendants ?

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La place du Théâtre du tout premier « village Alzheimer » du monde, De Hogeweyk aux Pays-Bas, modèle d’ouverture d’un espace dédié aux personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer. ©© Vivium Zorggroep / De Hogeweyk

La priorité, pour des personnes fragilisées par le très grand âge ou un handicap psychique ou mental invalidant, a longtemps été de leur assurer une protection maximale. À cet impératif s’ajoute de plus en plus une nécessité d’ouverture, des ESAT aux EHPAD, portée notamment par les pouvoirs publics. Comment cet enjeu de perméabilité avec la vie ordinaire, qui concourt en effet à un véritable « vivre-ensemble », se concrétise-t-il en pratique dans des établissements aux contraintes diverses ? Et avec quelles limites ? Cet article d’analyse et de questionnement prospectif a été écrit pour le numéro 5 de la revue Visions solidaires pour demain, actuellement disponible en librairie.

« Au village, l ’ESAT permet notamment à l ’école communale d’avoir une cantine, ce n’est pas négligeable », constate Georges Jubal, habitant d’Enveitg dans les Pyrénées- Orientales à propos de l’Établissement et service d’aide par le travail Cal Cavaller. Cette initiative permet à des publics en situation de handicap mental ou psychique, travailleurs pour beaucoup en cours de resocialisation, de côtoyer au quotidien des élèves de 2 à 8 ans dans le restaurant scolaire de l’établissement. Ainsi s’effacent « un petit peu tous ces regards, ces clivages que l’on a ou que l’on pourrait avoir sur le statut de l’adulte handicapé, dit Damien Laffont, directeur de l’école. Je trouve cela très intéressant pour l’avenir des enfants. »

À l’image d’autres ESAT, comme celui de l’association l’Essor à Mézin, au sud-ouest d’Agen, qui a transformé son restaurant collectif en self-service ouvert à tous les habitants, Cal Cavaller a redynamisé son village ainsi que d’autres alentours grâce à son épicerie, ses services de boulangerie ou de blanchisserie. En prenant le temps nécessaire, malgré les craintes de certains à ses débuts en 1983, il a progressivement réussi l’intégration « naturelle » de ses résidents, jusqu’à contribuer à créer de l’emploi saisonnier dans la région pour des personnes n’étant pas en situation de handicap.

L’approche d’un ESAT comme Cal Cavaller pourrait-elle inspirer d’autres lieux d’accueil et d’accompagnement de publics vulnérables, avec des contraintes et dans des contextes différents ? Ce type de pratiques, expérimentant via des démarches spécifiques de nouvelles modalités d’ouverture sur le terrain, serait-il envisageable, là pour des résidents de Maisons d’accueil spécialisées (MAS), de Foyers ou Établissements d’accueil médicalisés (FAM ou EAM), ici pour certaines des populations d’Établissements d’hébergement pour per- sonnes âgées dépendantes (EHPAD) ?

 

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Exemple d’ouverture : le restaurant de l’ESAT de Cal Cavaller est utilisé comme cantine par les élèves de l’école primaire d’Enveigt, village de 630 habitants dans les Pyrénées Orientales. Sur la photo, à la sortie de l’établissement, l’un de ses résidents, assis sur un banc, vient d’échanger des salutations avec les enfants et leurs accompagnatrices. ©© Pierre Mérimée

Des recommandations 
pour mettre en pratique 
l’ouverture des établissements


Porté par les pouvoirs publics, ce vœu d’ouverture semble de plus en plus aller de soi. « Depuis le début des années 2000, plusieurs textes juridiques ont posé et réaffirmé le principe d’un établissement ouvert sur son environnement, garantissant aux usagers une participation à la vie sociale et un accès aux services présents dans la cité. Ce droit d’être des habitants et des citoyens “comme les autres” se traduit autant par une plus grande ouverture des établissements spécialisés eux-mêmes que par des initiatives de la cité pour se rendre plus accueillante vis-à-vis des personnes fragilisées par la vieillesse, une situation de handicap, un accident de la vie... », rappelait déjà en 2008 la recommandation « Ouverture de l’établissement à et sur son environnement », visant à donner des clés de mise en pratique.

Depuis, la Haute Autorité de santé (HAS) a engagé certains travaux intégrant cet enjeu. L’ouverture fait ainsi partie des critères du premier référentiel d’évaluation national de la qualité des prestations des Établissements et services sociaux et médico-sociaux, dont la consultation publique s’est terminée le 21 février 2021.


Mais l’objectif de protection varie au sein d’un même établissement. Ainsi, sur le principe, les résidents d’un EHPAD ont la liberté d’aller et venir comme tout un chacun, dès lors qu’ils ne se mettent pas en danger, mais ceux hébergés dans l’unité Alzheimer sécurisée de ce même EHPAD n’ont pas cette possibilité du fait des risques encourus. Si chaque personne accompagnée doit disposer d’un cadre de vie sécurisé, sécurisant et respectueux de son intimité et de sa dignité, tous les bénéficiaires d’un même établissement ne sont donc pas toujours logés à la même enseigne. De plus, le principe de précaution ne concerne pas seulement les risques qu’une personne pourrait prendre pour elle-même, mais aussi celui d’intrusion venant de l’extérieur, de comportements dangereux entre personnes accueillies, de sécurité pendant les trajets, etc.

La mise en œuvre de l’ouverture nécessite par ailleurs d’en adapter les modalités au contexte statutaire, sanitaire, économique ou géographique de chaque établissement, ainsi qu’à sa diversité d’acteurs, résidents ou bénéficiaires, professionnels, collectivités territoriales et autres partenaires, etc. Sous ce regard, la situation des EHPAD semble plus complexe que celle, par exemple, d’ESAT accueillant des personnes « stabilisées ». D’où l’intérêt de s’intéresser à la façon dont des EHPAD peuvent ou non, sur leur terrain, initier des pratiques d’ouverture. Quelles expérimentations-phares pourraient inspirer d’autres établissements approchants ? Et quels enseignements s’en dégagent ? Avec quels potentiels ? Mais aussi quelles limites ?

Quand l’extérieur entre dans l’établissement


La crise sanitaire a porté un éclairage particulier sur l’importance du lien social des résidents d’EHPAD avec l’extérieur. S’il fallait garantir leur isolement en suspendant les visites, il s’est vite avéré indispensable de trouver des solutions pour maintenir les échanges, en particulier avec les proches. Dès le 10 mars 2020, l’EHPAD de la Fondation Cognacq-Jay a ainsi instauré des rendez-vous par tablettes numériques, embauchant pour cela un étudiant, puis aménageant à partir du 23 avril un salon de convivialité protégé pour les visites. Cet établissement propose habituellement de nombreuses activités dans son enceinte, du bridge à l’art-thérapie, mais également dans la ville de Rueil-Malmaison : marché, cinéma, théâtre, etc., ainsi que des prestations d’artistes dans ses murs. « Mais ça, note son directeur Jacques Alonso, ce sont des animations. Pour moi, ce n’est pas de l’ouverture. » L'ouverture, ce serait plutôt selon lui la venue d’habitants du quartier dans la chapelle de l’établissement ou l’organisation de rencontres entre résidents et enfants de la crèche située à proximité.


Cette pratique intergénérationnelle fait écho aux échanges vécus par certains des résidents de l’EHPAD Repotel d’Issy-les-Moulineaux avec de jeunes enfants, tels que les montre la série documentaire Une vie d’écart diffusée par Canal+ en octobre 2020. Sauf que ce mode d’ouverture pose des difficultés pour des résidents d’EHPAD trop dépendants, malades ou fatigués, du fait qu’ils n’intègrent de plus en plus souvent l’établissement qu’une fois arrivés au bout des possibilités de maintien à domicile. C’est pour cette raison que l’EHPAD de Rueil-Malmaison, par exemple, a abandonné cette pratique.


La nature et l’intensité de l’ouverture d’un établissement dépendent d’une pluralité de facteurs : des attentes des résidents eux-mêmes et de leur état de santé ; des conditions pratiques de l’accueil dans des lieux pas nécessairement pensés pour cela ; des opportunités liées au contexte ; des politiques mises en œuvre, etc.

L’EHPAD Saint Antoine de Padoue, lieu de vie et de soins de l’association Feron-Vrau faisant partie de l’Université catholique de Lille (surnommée « La Catho »), reconfiguré et rouvert en 2018, s’organise lui aussi pour permettre les visites de bambins de la crèche d’à côté, mais on y trouve une autre illustration d’ouverture, liée à la proximité d’une résidence étudiante, elle aussi gérée par La Catho : dans la salle de sport de cet EHPAD, des professeurs d’éducation physique et sportive, des étudiants, des personnes âgées, des soignants en pause et des personnes de l’extérieur partagent des activités. Ce qu’explique Thérèse Lebrun, présidente-rectrice déléguée santé-social de l’Université catholique de Lille : « Nous avions le lieu, la balnéothérapie, la salle de sport, et nous nous sommes dit : c’est l’occasion d’ouvrir l’EHPAD. »

 

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Prestation d’un saxophoniste bénévole à l’EHPAD de la Fondation Cognacq-Jay, à Rueil-Malmaison, en avril 2020. ©© Fondation Cognacq-Jay

Quand l’EHPAD sort de ses murs

L’ouverture, au sein de l’EHPAD Saint Antoine de Padoue, se joue également dans l’autre sens : de l’établissement vers l’extérieur. L’une de ses salariées est en effet chargée d’accompagner 72 locataires âgés du Service d’accompagnement du vieillissement en logement adapté (SAVELA) de la métropole de Lille, qui cherche à favoriser l’autonomie et le maintien de la vie sociale. Ces personnes profitent d’une solution innovante et expérimentale, entre habitat ordinaire et établissement spécialisé, dans des ensembles de huit logements adaptés appelés « octaves » et répartis sur neuf sites.

D’autres expérimentations d’EHPAD « hors les murs » fleurissent pour offrir une prise en charge à domicile similaire à celle d’un établissement, en externalisant différentes prestations. Le dispositif lancé en septembre 2020 par la Croix-Rouge française, l’Hospitalité Saint-Thomas de Villeneuve et la Mutualité française sur 23 projets, comprenant de l’accompagnement mais aussi des objets connectés, en est une illustration. S’agit-il de solutions vraiment inclusives ? L’autonomisation ne peut-elle pas parfois déboucher sur de l’isolement ? Ne doit-on pas plutôt y voir un souci de rationalisation économique car les places en établissement coûtent cher à la collectivité ? Les EHPAD, notamment, vont-ils alors n’être plus que des lieux de fin de vie ? Les démarches « hors les murs » soulèvent nombre de questions, de celle de savoir si cela va changer la donne à l’intérieur des établissements eux-mêmes après la crise sanitaire, à celle des dotations budgétaires, car une prise en charge de qualité à l’extérieur, en particulier pour des personnes physiquement et plus encore psychologiquement très vulnérables, ne coûtera pas forcément moins cher qu’une place.

Créer des « sas » entre 
l’intérieur et l’extérieur ?


L’enjeu ne serait-il pas dans la perméabilité entre l’établissement et son environnement plutôt que dans la mise en place de simples prestations « hors les murs » ? Autrement dit : dans un écosystème à faire vivre, au sein duquel chaque entité et chaque participant trouverait de l’intérêt à s’ouvrir vers d’autres structures et personnes. Cultiver de tels liens fait partie de la mission du living lab Moulins, dispositif participatif, à visée inclusive, pour différentes parties prenantes : l’EHPAD Saint Antoine de Padoue, une Maison des aidants qui partage les mêmes locaux, la résidence de 100 chambres juste au-dessus pour des étudiants d’une vingtaine de nationalités, ainsi que d’autres organisations du voisinage travaillant en lien avec La Catho.
Ouvert en 2019, ce tiers-lieu s’appuie sur l’expérience du Lab Humanicité situé à une dizaine de kilomètres.

Dans l’enceinte du Lab Moulins se retrouvent, par exemple, des résidents de l’EHPAD, venant avec leur accompagnant, et des étudiants de même origine qu’eux, pour discuter dans leur langue, en particulier le polonais, et partager ensemble des moments culturels ou culinaires. Mais au-delà de ce type de rencontres s’expérimente ici un vaste écosystème orienté vers l’ouverture en format XL (centrifuge, centripète et intégrant aussi la recherche), reposant en particulier sur ses relations avec les structures de formation et universitaires de La Catho. L’offre de répit et de relayage d’aidants à domicile auprès de personnes âgées ou handicapées s’imbrique ainsi avec des travaux de recherche, dont une thèse en cours sur le burn out des aidants.

Vivre ensemble dans des espaces partagés


Si la mise en place d’interfaces dedans-dehors ne s’improvise pas, tant du point de vue réglementaire qu’au regard du principe de précaution, elle nécessite aussi une culture commune entre résidents, professionnels, habitants des alentours... Ce qui suppose une volonté partagée, des personnes pour la porter et un travail sur le long terme pour rendre concrète une vision, dans une démarche concertée. Est-il possible d’aller plus loin et d’imaginer d’autres formes d’intégration d’établissement dans la localité, à l’image de ce qu’ont réalisé les villages Alzheimer de De Hogeweyk aux Pays-Bas ou, plus récemment, celui de Dax, qui comprend aussi un Centre ressource et de recherche ? Peut-être, mais à quel coût et pour quels bénéfices ?


Ouvert de façon très contrôlée, De Hogeweyk compte 200 employés et 120 bénévoles, tous formés aux maladies neuro-dégénératives afin d’intervenir en cas de besoin, pour environ 170 personnes seulement. L’ampleur des moyens nécessaires à cet accompagnement ne rend-il pas ce type d’innovation déjà obsolète ? N’y aurait-il pas d’autres voies d’action à construire, avec moins de silos, plus de gouvernance partagée ou de pair à pair, en fonction de la spécificité de chaque établissement ?

La difficulté, là encore, tient à l’immense variété des situations de vulnérabilité selon les établissements : les perspectives de vie d’un travailleur en ESAT comme celui de Cal Cavaller n’ont rien à voir avec celles d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer demeurant en EHPAD ou dans un quartier dédié. Réinventer un accompagnement ouvert sur le village ou la cité suppose une démarche pragmatique – qui n’est pas toujours envisageable en pratique – et certainement à la fois du temps et des ressources financières et humaines pour la construire à la mesure des publics accueillis.

De nouvelles pratiques à adapter ou inventer

L’ouverture supprime ou atténue des écueils (le repli sur soi, l’étiolement des compétences potentielles, la désinsertion sociale et professionnelle, etc.) et en suscite de nouveaux (le risque de se perdre sur son chemin, de développer des angoisses face à des situations inhabituelles, etc.). Des pratiques d’autonomisation telle la réhabilitation psychosociale peuvent servir de levier, comme le montre l’exemple, construit dans le temps long, des familles d’accueil thérapeutique du centre hospitalier d’Ainay-le-Château dans l’Allier.

Autre cas, assez comparable dans sa démarche d’ouverture pragmatique, donc très progressive : des résidents de l’EAM du village de Monnetier-Mornex, situé à la montagne, travaillent d’abord sur ce qui les motive le plus aujourd’hui, comme surmonter leurs difficultés pour prendre la nouvelle ligne de bus afin de se rendre en ville. Les premiers concernés par les bénéfices de l’ouverture peuvent devenir des acteurs-clés, voire des moteurs des projets portés par des structures, à l’image également d’une initiative comme le Déstigma’Tour, monté avec des patients d’un pôle d’un hôpital psychiatrique de la Fondation Saint Jean de Dieu dans les Côtes- d’Armor : très motivés pour changer le regard sur la maladie mentale, ces personnes en souffrance psychique, hospitalisées, suivies en hôpital de jour ou en consultation s’investissent dans une tournée à travers la France, associant un spectacle de musique et de chant à une exposition de photos. À chaque public sa dynamique d’ouverture...

Dans un document de février 2021 sur les repères éthiques de l’accueil de personnes âgées en établissement, qui pointe les enjeux stigmatisés par la crise sanitaire, le sociologue Michel Billé résume une opinion largement partagée : « Cette période vient révéler quelque chose dont nous nous satisfaisons depuis des années : un enfermement déguisé qui, là, devient visible », avant de conclure, « mais il y a assurément, avec les moyens nécessaires, d’autres pratiques à inventer. » Espérons qu’il soit entendu.

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