Du cœur au ventre : quand le soin passe par l’assiette

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Il y a trois ans, le RECHO fait la cuisine au Petit-Château, centre d'accueil pour demandeurs d'asile de la région de Bruxelles. ©© Le RECHO.

Les structures d’aide alimentaire sont depuis longtemps sur la brèche pour que les plus défavorisés d’entre nous ne meurent pas de faim. De nouveaux acteurs tentent désormais de dépasser la problématique de cette urgence, dans le but de nourrir bien, et plus encore de faire du repas une occasion de sensibilisation et de construction de lien social. Partager un repas entre personnes venant d’univers sociaux ou culturels éloignés, dont bien sûr celles et ceux en situation de grande précarité, en devient une forme d’engagement… En la matière, quelques initiatives nous semblent mériter leurs trois étoiles.

Il est 12h30 et la petite salle est déjà bondée. Réunis en grandes ou petites tables, les convives découvrent les assiettes du jour. Depuis trois bonnes heures, des bénévoles se sont activés en cuisine pour les préparer à partir d’invendus des marchés ou des commerçants du coin. Les looks des clients indiquent une diversité de convives : le « prix libre » de l’addition permettra aux plus aisés de financer une part du repas des moins fortunés. Bienvenue aux Petites Cantines, un nouveau réseau de restaurants participatifs, qui cherche à lutter contre l’isolement touchant toujours plus d’urbains et à dynamiser la vie de quartier en invitant les riverains à faire table commune.

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En septembre 2019 à Strasbourg, une grande table des Petites cantines mêle des habitants aux profils multiples et des personnes en situation de précarité. ©© Sandra Mignot.

Bien manger pour mieux se rencontrer

Dans ces lieux, chacun peut venir cuisiner et manger, midi et soir, mettre la main à la pâte ou se contenter de la porter à sa bouche. Seule règle, un « maître de maison » s’occupe de l’accueil en veillant au mélange des gens et des genres. L’objectif est aussi de créer du lien entre des personnes d’âges, de classes sociales et d’origines différentes, ayant peu d’occasions de se rencontrer dans leur vie quotidienne, et qui, souvent, se frôlent des années durant sans jamais établir de contact. Manger ensemble est donc ici pensé comme un acte politique, au sens noble du mot, c’est-à-dire de construction du vivre ensemble au sein de la cité. Née à Lyon en 2016 dans le quartier populaire de Vaise (9e arrondissement), la formule a séduit au point que l’association propose maintenant des kits méthodologiques pour accompagner ceux qui souhaiteraient devenir porteurs de ce projet : six cantines sont déjà actives, trois autres sont en attente d’ouverture prochaine, l’ambition étant d’essaimer un peu partout sur le territoire…

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Aux Petites cantines, les habitants préparent aussi la cuisine, avant de manger puis de rendre le lieu propre – comme ici à Strasbourg. ©© Sandra Mignot.

 

En France, ce n’est pas la seule initiative qui propose de telles tables ouvertes. Cela fait par exemple très longtemps (depuis 1969) que la crypte de l’église de la Madeleine à Paris abrite le « Foyer », un restaurant associatif qui sert chaque jour des déjeuners complets pour moins de 10 euros, et où des personnes en grande difficulté, prises en charge par des associations, peuvent se restaurer pour une somme bien plus modique encore (1 euro symbolique). Depuis peu, la crypte accueille aussi un nouveau concept, qu’on pourrait résumer ainsi : de la grande cuisine pour combattre la grande précarité. Plusieurs chefs s’y relaient chaque soir pour concocter des plats de qualité à des personnes en situation d’exclusion.

Éviter le gaspillage pour lutter contre la malbouffe

A l’origine de ce « Réfectoire » accueilli par la paroisse, l’Italien Massimo Bottura, une star de la gastronomie mondiale (trois étoiles au Michelin pour son restaurant de Modène) qui entend lutter contre la malbouffe. En 2015, il a créé avec Lara Gilmore « Food for Soul », association à but non lucratif visant à sensibiliser au gaspillage alimentaire et à permettre aux communautés locales d’agir contre ce désastre, tout en soutenant l’inclusion sociale. En France, chaque année, 5,5 millions de personnes ont recours, de façon ponctuelle, régulière ou permanente, aux aides alimentaires, et dans le même temps 10 millions de tonnes de produits alimentaires sont perdues ou gaspillées, soit une honteuse moyenne 29 kilos par an et par personne ! Un gâchis aberrant, mais aussi immoral quand tant de personnes souffrent de la faim. Chaque jour de la semaine, le Refettorio sauve donc de la benne près de 100 kilos de nourriture, à partir desquels des chefs venus de France et du monde cuisinent une centaine de repas complets et équilibrés, servis par des bénévoles à des personnes sans-abris et des migrants, hommes, femmes, familles.

« Nourrir la planète, ce n'est pas produire plus, insiste Massimo, c'est combattre le gaspillage. Comment ? Avec la beauté de l'imagination des chefs, des artistes. Avec la beauté, on va reconstruire la dignité de ceux qui viennent manger ici. » Née à Milan à l’occasion de l’Expo universelle de 2015 avant de se diffuser à Modène, Bologne, Rio de Janeiro, Londres et enfin Paris, l’idée du « Réfectoire » est en effet non seulement de cuisiner les surplus alimentaires des restaurants pour des personnes vulnérables, mais aussi de travailler avec des artistes (tel le plasticien JR), des architectes et des designers afin de créer à leur intention des espaces accueillants et inspirants, où les personnes en situation d’exclusion se sentent à la fois bienvenues et considérées. Bienveillance, hospitalité, beauté du cadre et plaisir de l’assiette se combinent dans une approche résolument holistique : lutter contre l’isolement social en nourrissant l’esprit en même temps que le corps.

Solliciter quelques centimes pour offrir des centaines de plateaux garnis

Signataire de l’appel international de juin 2020 en faveur de « l’économie mauve » (la valorisation culturelle des biens et des services), Massimo Bottura est persuadé que « le seul acte de s’asseoir autour d’une table et de partager un repas ensemble est un premier pas vers la reconstruction de sa dignité et pour recréer une vie sociale en communauté. » Plus qu’un « simple » projet caritatif, son Réfectoire (qui accueille aussi, à l’occasion, ateliers culturels et programmes de formation ou d’insertion professionnelle) revendique donc une dimension culturelle, fruit du credo de Food for Soul : mélanger éthique et esthétique, et laisser mijoter à feu doux.

Une recette que l’on retrouve sur d’autres cartes récemment surgies des cuisines professionnelles pour lutter contre la « malvie ». Citons, par exemple, le réseau de restaurateurs solidaires Hello Ernest, qui a mis en place en 2015 un système baptisé « pourmanger » consistant en une majoration de quelques centimes appliquée sur les additions pour financer des programmes d’aide alimentaire, soit une variante du fameux système des cafés ou plats « suspendus » qui permet une redistribution citoyenne spontanée et volontaire. Depuis, plus de 200 restaurants à Paris et Bordeaux l’ont adopté. En 2020, ce sont 140 familles fréquentant des centres d’action sociale ou d’hébergement partenaires qui, grâce à ce dispositif, ont pu recevoir chaque semaine un « panier solidaire » garni de légumes bio, cultivés dans le jardin d’insertion de Sevran ou par une coopérative d’agriculture raisonnée de Bordeaux. À l’achat de denrées à ces producteurs locaux s’ajoutent les dons de légumes et produits frais par les restaurateurs du réseau.

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Moment fort d’une action qui démarrait : un atelier de cuisine partagée organisé par Le RECHO au camp de la Linière à Grande-Synthe, à l’été 2016. © Alice Barbosa / Le RECHO.

Des petits plats pour partir à la découverte de l’autre

Pour faire face à une crise sanitaire qui a brusquement aggravé encore la situation des plus vulnérables, en saturant notamment les dispositifs classiques d’aide alimentaire, Ernest a mis les bouchées doubles. De mars à juillet 2020, tout en continuant à distribuer ses paniers solidaires, l’association a rallumé les fourneaux du réseau pour préparer en urgence 40 000 plats de qualité, qui ont ensuite été distribués par des bénévoles à des personnes sans domicile ou en grande précarité. Rebelote lors du second confinement, pendant lequel Ernest a investi les cuisines de la Rotonde Stalingrad, prêtées par le propriétaire Gustu Paris, pour concocter des plats, notamment à l’attention des « migrants » du campement de Saint Denis.

Ces mêmes personnes, que nos sociétés « développées » relèguent au rang d’invisibles, ont motivé en 2016 la naissance du RECHO. Scandalisées par l’accueil réservé dans notre pays aux réfugiés et autres exilés, les cheffes Vanessa Krycève et Élodie Hué ont décidé de construire pour eux un havre « de REfuge, de CHaleur et d’Optimisme ». Le financement participatif leur a vite permis de lever les 30 000 euros nécessaires à l’acquisition d’un « food-truck » qui, depuis, sillonne les centres d’accueil en France et en Europe. Dès l’été 2016, il ralliait le camp de la Linière de Grande-Synthe, près de Calais, pour produire 10 500 repas en trois semaines.

Depuis, le RECHO intervient aussi auprès de collectivités, mairies, centres culturels, théâtres, festivals, etc., pour faire découvrir la cuisine de chefs originaires du monde entier. Soutenue par quelques entreprises (Vinci, KellyDeli) et des chefs prestigieux (Michel et César Troisgros, Olivier Roellinger, Fatema Hal, etc.), l’association a signé une convention avec Terroirs d’Avenir scellant un partenariat exclusif pour la récupération d’invendus alimentaires (plusieurs tonnes ont été depuis revalorisées). La lutte contre le gaspillage alimentaire, et plus généralement la prise en compte de la crise écologique, est en effet commune à toutes ces nouvelles initiatives.

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Le « food-truck » du RECHO au camp de la Linière à Grande-Synthe, près de Calais : le symbole d’une action volontiers « mobile » qui s’est développée en France et en Europe depuis cinq ans. ©© Le RECHO.

Faire de la gastronomie un hors d’œuvre du savoir vivre ensemble

Mais l’enjeu, bien sûr, est avant tout humain. Les Cuistots Migrateurs, entreprise de restauration de la région parisienne créée en 2016, en pleine crise syrienne, faisait déjà le pari de l’universalité des papilles : embaucher et former des réfugiés aux métiers de la cuisine pour faciliter leur intégration en même temps que contribuer, par la diffusion de leur cuisine, à changer – au moins un peu… – les a priori défavorables sur les immigrés.

Le RECHO l’affirme encore plus clairement : « Cuisiner et manger sont des actes politiques ». Son action ne se limite donc pas aux estomacs. L’objectif est aussi, et surtout, d’établir un trait d’union entre accueillants et accueillis, hôtes et invités, eux et nous… Avec l’idée que la cuisine, langage universel grâce auquel tous les homo sapiens peuvent communiquer, quelles que soient leurs différences, est l’espace idéal pour créer du lien et développer du « savoir-vivre-ensemble ». « Le repas partagé et l'animation d'ateliers de cuisine gratuits, ouverts à tous, encadrés par des professionnels, permettent la rencontre et le partage dans un cadre structurant et convivial, insiste l’association. Mais bien au-delà, ils permettent de rendre des personnes en situation d'attente et d'assistanat à nouveau proactives en créant un environnement favorable dans des lieux pour le moins chaotiques. » La restauration représentant par ailleurs un gisement d’emplois, elle accompagne le parcours de demandeurs d’asile souhaitant y trouver un tremplin vers la pleine citoyenneté.

Restaurer le monde en restaurant les hommes 

En 2019, la Table du RECHO a donc été dressée de façon permanente aux Cinq Toits, le nouveau centre d'hébergement porté par l'association Aurore dans le 16ème arrondissement de Paris. Ce restaurant d'insertion, inclusif et solidaire, forme et accompagne des réfugiés aux métiers de la restauration, en proposant au public une cuisine saine et responsable. Le dernier ajout en date au menu d’une structure dont le beau slogan est : « Restaurer le monde en restaurant les hommes ».

Un monde en pleine crise, dont l’arrivée du Covid19 a encore aggravé l’intensité, tout en suscitant des élans de solidarité inédits et parfois prometteurs. Depuis le printemps 2020, un McDonald's abandonné des quartiers Nord de Marseille est devenu « L’après M », une ruche où s’inventent au quotidien des tas d’initiatives pour aider les habitants les plus démunis : aide alimentaire, soutien aux sans-abris, jardin partagé, collecte de vêtements, ateliers pour les enfants, etc. La prochaine étape est l’inauguration d’un restaurant social et solidaire pour, justement, dépasser la seule aide d’urgence… Ce qui devrait désormais se faire assez vite, la Mairie de Marseille ayant annoncé début juin 2021 qu’elle allait racheter l’espace à McDonald’s pour que le projet puisse se concrétiser

Utiliser le numérique pour créer une inédite émulsion

Le « mouvement #PourEux » est lui aussi né peu après le début du premier confinement, en mars 2020. Pour venir en aide à des personnes sans-abris brutalement affectées par la crise sanitaire (au bas mot 3 500 personnes pour la seule ville de Paris), ses initiateurs ont eu une idée toute simple : demander à des particuliers de cuisiner bénévolement des paniers repas, qui sont ensuite livrés à vélos, par d’autres bénévoles, aux personnes à la rue. Ces dernières bénéficient ainsi gratuitement d’une cuisine « familiale », préparée avec soin, marque d’une attention particulière qui tranche avec les soupes populaires standard, aussi indispensables soient-elles par ailleurs. Né à Lyon, le mouvement a vite fait tache d’huile, d’abord dans la capitale, puis à Lille, Toulouse, Strasbourg, Bordeaux Rennes, Rouen, Bruxelles… Puissance, vitesse et souplesse des outils numériques ont permis de mobiliser des milliers de citoyens (jusqu’à 9000 cuisiniers et 1200 livreurs dans 17 villes), qui pour beaucoup n’étaient pas auparavant engagés dans des pratiques solidaires, chacun apportant ses propres compétences et sa disponibilité. Au-delà de l’aide d’urgence, le projet a fait naître des rencontres et prises de conscience. Et c’est bien là le plus important pour Allan, l’un des fondateurs : « Ce qui compte, c’est d’avoir pu sensibiliser au “sans-abrisme” et fait comprendre que chacun peut contribuer à l’inclusion sociale. Le repas n’est qu’un prétexte. » L’essentiel est de changer notre regard sur ces « invisibles-là ».

La crise sanitaire en passe d’être surmontée, #PourEux cherche maintenant à pérenniser son modèle et à s’inscrire dans la durée, malgré le manque de temps de beaucoup de bénévoles ayant moins de disponibilités que lors du premier confinement. Alors d’autres projets s’efforcent de préserver la flamme, comme la mise en place à Lyon d’un rendez-vous hebdomadaire de cuisine collective, avec les personnes sans-abris, voire l’invitation ponctuelle de certains chez des bénévoles le temps d’un repas partagé. De quoi mettre un peu de cœur au ventre de chacun.

En savoir plus

Données en plus

En France, 5,5 millions de personnes ont recours, de façon ponctuelle, régulière ou permanente à l’aide alimentaire.
Selon une étude de l’ADEME parue en 2017, à chaque seconde dans le monde, 41,3 tonnes de nourriture invendue partent à la poubelle !...
Entre mars 2020 et mai 2021, plus de 80 000 repas ont été préparés et distribués pour l’aide alimentaire d’urgence par le réseau Hello Ernest, qui regroupe aujourd’hui plus de 200 restaurants à Paris et Bordeaux et a noué des partenariats avec 6 centres sociaux et d’hébergement partenaires.
À ce jour et grâce aux associations partenaires, Le Recho a revalorisé 6 tonnes d’invendus.
Depuis son lancement en 2018, plus de cent chefs se sont engagés dans l’aventure du Reffetorio
9000 citoyens cuisiniers, 1200 citoyens livreurs et plus de 25 mille repas distribués dans 17 villes, c’était le bilan du mouvement PourEux en mai 2020...

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