Dossier / Empowerment

Bou’Sol : des boulangeries solidaires pour les sortir du pétrin

Qu’ils soient primo-arrivants, sortant de détention ou en rupture dans leur parcours professionnel, les salariés en insertion à Bou’Sol viennent travailler et apprendre à faire du pain ensemble, du pain de qualité, bio et local, afin de reprendre prise sur leur avenir.

 

 

A l’image du pain, la solidarité chez Bou’Sol ça se partage. « C’est une chaîne de solidarité », témoigne Salah Tir, l’un des encadrants techniques, investi dans le projet depuis plus de vingt ans. Ainsi, lorsque les cantines scolaires de la ville — principal débouché du pain fabriqué par Bou’Sol — ont fermé leurs portes pendant le premier confinement, les salariés en insertion ont continué à faire tourner l’atelier. En effet, avec l’aide de la Métropole, d’associations caritatives et de donateurs, ils ont produit et distribué 130 189 pains, soit 21 tonnes pétries entre le 16 mars et le 31 juillet. Chaque jour près de 13 000 personnes en grande précarité ont alors pu recevoir du pain frais grâce à eux. « On a fait en sorte que tous les salariés en insertion puissent participer à cette opération de solidarité. C’était important et valorisant pour eux, ils étaient fiers de pouvoir aider des personnes qui sont comme eux dans la précarité, voire dans le dénuement le plus total », se souvient Salah Tir.

 

Solidaires à plus d’un titre

 

Le projet Bou’Sol démarre sous une forme associative dans les années 1990 sous le nom de Pain et Partage. Les membres de l’association se lancent à l’époque dans une action humanitaire afin de monter des boulangeries en Roumanie. Depuis, le projet s’est déployé à Marseille sous la forme de chantiers d’insertion coopératifs jusqu’à devenir la SCIC Bou’Sol, portée par Benjamin Borel (à droite sur la photo) et Samuel Mougin (au centre).

 

 

La boulangerie solidaire l’est, en fait, à plusieurs titres. En premier lieu, en tant que structure d’insertion, elle permet à des personnes éloignées de l’emploi de se former et de se remobiliser, renouant avec un cadre de travail et brisant l’isolement. Ensuite, elle participe toute l’année à des distributions alimentaires pour les plus démunis. Enfin, elle contribue à redonner de l’activité dans un territoire sinistré en y développant une « filière blé-farine-pain » bio et locale. En effet, à Marseille, l’atelier de boulangerie est installé au sein des anciens abattoirs de la ville, dans le 15e arrondissement, en d’autres termes plus médiatisés : au cœur des quartiers Nord. Dans cet ancien quartier ouvrier, se trouvaient autrefois des sucreries, à l’instar de la Générale Sucrière Saint-Louis. Aujourd’hui, c’est un des quartiers les plus pauvres d’Europe avec des taux de chômage qui dépassent les 30% et des barres d’immeubles en série, vestiges encombrants des politiques de reconstructions massives des années 1950. « Nous sommes au plus proche des populations qui ont besoin de structures d’insertion et qui manquent d’accès à l’emploi », explique Benjamin Borel, un des co-fondateurs de Bou’Sol.

 

Une boulangerie cosmopolite à l’image de la ville

 

Bou’Sol accueille dans son chantier d’insertion des personnes venant d’arriver en France, des personnes très éloignées de l’emploi et des personnes sortant de détention. « On voit passer beaucoup de nationalités : algérienne, tunisienne, marocaine, afghane, roumaine, cubaine, sénégalaise, ivoirienne, chinoise, turque… », s’amuse Salah Tir.  Ce mélange des cultures et ces parcours de vie chaotiques, il les connaît bien : « J’ai grandi dans les quartiers Nord, on y retrouve les mêmes populations que ceux qui viennent travailler à Bou’Sol. D’un côté, je comprends leurs difficultés, de l’autre côté, ils ne peuvent pas trop tricher avec moi. »

Faire travailler ensemble des communautés très différentes, voire parfois en conflit les unes avec les autres n’a rien d’évident, mais Salah, fort de son expertise dans l’humanitaire et le social, a sa façon bien à lui d’évacuer les tensions et de créer le dialogue. « Ma thérapie, c’est le rire. Je plaisante beaucoup. On travaille en musique aussi et je leur propose de passer la leur. La musique ne véhicule que des bonnes choses et puis on discute de la façon dont le pain se fait ici ou là, parfois dans des récipients d’argile ou de fonte, parfois à même la terre. » Le pain a un pouvoir de rassemblement, une portée universelle qui permet de dépasser les différents culturelles et de créer des passerelles. Benjamin Borel envisage même de monter une « panothèque » pour rassembler et préserver toutes les recettes à base de pain partagées par ceux qui sont venus travailler à Bou’Sol.

 

Reprendre confiance en soi, un ingrédient indispensable

 

Lorsque les personnes en insertion arrivent à Bou’Sol, elles sont abattues, souvent désinvesties. « J’entends régulièrement en entretien “c’est pôle emploi qui m’envoie" », rapporte Naïma Latamna, responsable de la gestion RH, de la formation et de l’accompagnement socio-professionnel des travailleurs en insertion à Bou’Sol. L’accompagnement a pour objet de les remettre au centre de leur projet de vie, de briser le sentiment de devoir forcément subir. « À la sortie de leur contrat d’insertion, j’espère les entendre parler à nouveau à la première personne, réaffirmer leur identité : “Je suis moi et j’ai envie de faire ça, d’être chauffeur livreur ou aide à domicile, etc.”, au lieu de faire les choses par obligation. » Pour y parvenir, Naïma sort des chemins cadrés et formels de l’insertion. Par exemple, elle organise des temps de partage avec les familles : « Quand on est parent et qu’on est resté inactif pendant très longtemps, montrer à ses enfants son lieu de travail, présenter ses collègues de travail, c’est très gratifiant. Le regard d’un enfant lorsqu’il exprime de la fierté et de l’émerveillement a un impact bien plus fort que nos paroles pour leur redonner confiance. Et pour les enfants, cela fonde un autre rapport au travail que celui qu’il côtoie la plupart du temps, cela leur ouvre des possibilités. »

 

 

Autre approche singulière, si Bou’Sol répond à tous les critères d’une structure d’insertion, elle veut tout autant être respectée pour la qualité de sa production. Le pain est bio, les fournisseurs sont locaux. Bou’Sol mène dès lors un double combat : contre le gaspillage dans la restauration collective, un aliment de mauvaise qualité restant trop souvent sur les plateaux ; et contre l’étiquette « low-cost » accolée à l’insertion. Travailler un pain de qualité contribue à reconnaître les capacités des salariés en insertion. Et cette qualité du pain produit est d’autant plus remarquable que les personnes qui arrivent à Bou’Sol n’ont pour la grande majorité aucune formation ou expérience liée à la boulangerie. « Produire du pain que l’on a envie de manger, d’acheter et de partager, c’est déjà une source de satisfaction, mais savoir en plus que ce pain sera mangé par les enfants des écoles de sa propre ville, c’est un motif de fierté », rapporte Benjamin Borel.

 

 

L’enjeu lié à la production est ainsi clé dans le processus de responsabilisation des salariés. Si une personne s’absente sans prévenir, elle peut bloquer tout le processus de production et priver de pain les enfants des écoles. Le fait de livrer des EPHAD demande également une attention particulière. Par exemple, certains pains doivent être sans sel au risque de détériorer l’état de santé des personnes âgées. « On a besoin qu’ils se sentent responsables, tout en leur assurant notre aide », résume Naïma Latamna. Depuis le deuxième confinement, les salariés échangent avec elle sur le futur de l’entreprise : « ils s’inquiètent de savoir si Bou’Sol va perdre des clients, réfléchissent à de nouveaux produits. Et là, on se dit qu’on a gagné, on a réussi à les fédérer autour d’un engagement commun, ils se sentent investis dans leur mission ».

 

Une approche qui valorise un accompagnement sur mesure et l’entraide entre salariés

 

Les difficultés que rencontrent les personnes en insertion sont souvent les mêmes, ce qui permet à Naïma Latamna d’imaginer des réponses communes qu’elle adapte à la spécificité du travail de boulanger. Dans le cas des primo-arrivants, qui, pour la plupart, maîtrisent peu le français, elle a mis en place une classe de français « Pain et partage » exclusivement pour les salariés de la boulangerie. Ainsi, la formation s’adapte à leurs horaires décalés, et le fait de suivre des cours avec des personnes qu’ils côtoient tous les jours les rassure et facilite l’apprentissage. Autre problématique commune : la mobilité. Les transports en commun sont, en effet, très insuffisants dans cette partie de Marseille. Elle encourage donc les salariés à « entreprendre » leur permis de conduire ensemble, afin de créer de l’émulation et un climat d’entraide. Elle les aide à trouver des financements, des solutions, à l’instar d’un code de la route en audio pour ceux qui sont en situation d’illettrisme. Naïma s’est positionnée comme une personne ressource, disponible lorsqu’ils en ont besoin, afin d’établir les conditions d’un dialogue permanent et d’agir plus rapidement quand des difficultés surgissent.

 

 

Enfin, Bou’Sol favorise une approche par les pairs. « Au sein de l’atelier, chacun passe sur tous les postes pour être autonome sur chaque étape de fabrication, mais aussi pour que tous aient le sentiment de former une équipe. Un encadrant nettoie par exemple tout autant le sol qu’un salarié en insertion », rapporte Naïma. Bou’Sol, dans son esprit de coopérative, tente ainsi d’éviter les hiérarchies trop verticales, ce qui permet aux encadrants de s’appuyer sur le groupe pour faire redescendre le stress propre aux enjeux de production et aux difficultés de chacun. Cet « entre pairs » se retrouve aussi dans les temps d’accompagnement : « Lorsque l’on repère des compétences, par exemple en informatique chez certains salariés en insertion, je leur propose d’animer des sessions d’initiation pour les autres salariés. Apprendre aux autres est une façon de reconnaître et de valoriser leurs savoirs, mais c’est aussi un moyen de renforcer l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes », estime-t-elle.

 

Sortir de Bou’Sol sans perdre le Nord ni le lien

 

Le passage par Bou’Sol est une étape importante de (re)création d’un réseau de connaissance et d’entraide. Ils sont nombreux à continuer à se voir en dehors de la boulangerie et une fois leur contrat arrivé à terme. Les encadrants de Bou’Sol maintiennent aussi le lien avec beaucoup d’anciens salariés. Naïma Latamna parle volontiers de ce jeune syrien qui a intégré la boulangerie en 2018, sans diplôme et maîtrisant difficilement le français. Au bout de deux ans de formation et de travail au sein de Bou’Sol, il a été embauché en CDI dans une boulangerie, a trouvé un logement et a passé son permis de conduire.

Elle raconte aussi l’histoire de cet homme qui intègre la structure d’insertion en sortie de détention, qui retourne en prison suite à un accident de parcours pour ensuite revenir à Bou’Sol au bout d’un an et qui finalement signe un CDI dans une boulangerie réputée de la ville. Elle poursuit avec un jeune homme qui se retrouve brusquement en situation de handicap et qui est alors convaincu qu’il ne pourra plus jamais travailler. Son passage dans la boulangerie solidaire lui a permis de l’aider à régler des problématiques financières et familiales et de reconsidérer son avenir professionnel. « Il a finalement été embauché en CDI par une entreprise adaptée à son handicap en tant que chauffeur livreur. »

 

 

Il y a aussi des liens qui sortent du cadre, des personnes qu’on ne veut surtout pas voir chuter à nouveau. « Je me souviens d’une jeune fille de 17 ans, livrée à elle-même, en rupture avec sa famille. Elle était accompagnée par des éducateurs qui avaient dû mal à la cerner, ils me l’ont présentée. On a tout de suite lié quelque chose de très fort », raconte Salah Tir. Elle a, alors, commencé à travailler dans la boulangerie, puis au bout de quelques mois, Salah l’a orientée vers une formation en pâtisserie. Son CAP de pâtisserie en poche, elle a trouvé des stages pour acquérir de l’expérience. « Puis, j’ai senti qu’elle glissait à nouveau. Alors, je lui ai parlé du centre de recrutement de l’armée à Marseille, je savais qu’ils avaient besoin de pâtissiers », poursuit l’encadrant. Elle réussit les tests et intègre le 21e régiment de Marine à Fréjus. « Elle m’appelle de temps en temps pour donner des nouvelles. Cela fait 11 ans qu’elle travaille là-bas en pâtisserie. Elle a fait des missions au Mali, en Centrafrique. En ce moment, elle est aux Antilles. C’est un beau parcours, il y a des personnes qui nous touchent beaucoup, on est contents d’avoir pu les aider, mais la réussite leur appartient. »

 

Faire, c’est « faire avec », il faut accepter les échecs

Bien sûr, les rencontres à Bou’Sol ne sont pas toutes aussi belles et déterminantes. « Certains arrivent et me disent ouvertement : “Moi je n’arrive pas à me lever le matin, je suis un gars de la nuit.” Je les prends au mot et je les bascule sur les horaires de nuit. Et si ça ne résout pas le problème, alors je n’insiste pas. On leur offre une chance, mais c’est important que ce soit eux qui la saisissent ! » Perce dans le discours de Salah Tir une certaine lassitude s’agissant de ceux qu’il nomme « les passagers clandestins », ceux qui acceptent des chantiers d’insertion uniquement pour maintenir leurs aides sociales. Naïma Latamna se sent elle aussi démunie face à ces personnes qui n’arrivent pas s’extraire du calcul entre les aides et les charges que peuvent induire le fait de travailler. « Mais j’ai compris que faire, c’est faire avec et non pas faire pour, il faut accepter nos limites et les limites de notre action », reconnaît-elle.

 

 

Néanmoins, il faut aussi savoir jongler avec les dispositifs, argumente Naïma. En effet, accompagner vers une recherche d’emploi une personne de 62 ans comme Ama, qui ne sait ni lire ni écrire, qui parle peu français, qui a enchaîné les jobs de ménage plus ou moins déclarés, aurait quelque chose d’hypocrite. « Alors, Ama, on l’accompagne vers la retraite, on va renouveler son contrat le plus longtemps possible pour améliorer la maigre pension qu’elle touchera et pour lui permettre d’économiser un peu pour plus tard. » C’est peu, mais ce n’est pas rien. Et à voir et entendre Ama, elle devrait y rester longtemps à Bou’Sol, car on dirait bien qu’elle y a trouvé une deuxième famille et un rôle qui lui tient à cœur : la propreté. « Je cherchais du travail, on m’a donné l’adresse de Pain et Partage, et puis j’ai rencontré Naïma. J’allais commencer à travailler mais le lendemain, il y a eu le confinement, ce n’était plus possible de venir à l’atelier. J’ai appelé Naïma plusieurs fois pour lui dire, si vous ouvrez à nouveau, ne m’oubliez pas. J’ai besoin de travailler, sinon je suis seule à la maison. » Si à la boulangerie, elle apprend les différentes étapes de fabrication du pain, elle se sent plus à l’aise avec le ménage. « J’aime bien que ce soit propre et sur le pain, j’ai peur de les ralentir, mais je participe quand-même au pétrin. »

 

Demain, des boulangeries solidaires partout en France ?

 

Bou’Sol essaime son modèle dans différentes villes de France, après Marseille et Montpellier, bientôt Calais et Bordeaux-Mérignac. Chaque boulangerie possède sa propre structure juridique SCIC et Bou’Sol est sociétaire de chacune d’entre elles. « Le réseau, on l’imagine dans une dynamique de systèmes productifs locaux, de la production de blé à la distribution du pain. Chacun a besoin de l’autre pour pouvoir fonctionner. Ce sont des systèmes vertueux qui permettent de répartir plus équitablement la valeur produite », défend Benjamin Borel. Des systèmes vertueux qui restent néanmoins fragiles face à la crise sanitaire actuelle et au développement du bio dans les grandes surfaces qui accentuent la pression sur les approvisionnements français. « A terme, nous risquons d’avoir de sérieuses difficultés pour sécuriser nos approvisionnements en local. Aussi, nous avons décidé d’aider et d’accompagner des producteurs de blé vers de l’agriculture biologique », reprend Benjamin. Sortir du pétrin, ce n’est jamais qu’une question de volonté individuelle, c’est toujours une histoire de solidarité.

En savoir plus

Données en plus

1993 : Création de l’association Pain et Partage pour créer des boulangeries en Roumaine après la chute du régime de Ceausescu, puis aux Philippines pour donner du travail aux enfants des rues en fournissant en pain les grands hôtels de Manille.
2005 : Pain et Partage devient un chantier d’insertion et distribue le pain produit à des associations caritatives.
Années 2010 : ateliers de production de pain dans le centre pénitentiaire de Toulon-La Farlède et au centre de détention de Tarascon, signature d’un contrat avec Sodexo pour alimenter en pain bio les cantines des écoles primaires et maternelles de Marseille.
2013 : création de la SCIC Bou’Sol pour Boulangerie Solidaire par Benjamin Borel et Samuel Mougin. Tous deux étaient investis à titre bénévole au sein de la gouvernance de l’association Pain et Partage. Les fondamentaux de Bou’Sol : bio, local à destination de la restauration collective dans une logique d’insertion et de développement d’activité économique.
La SCIC Bou’Sol compte aujourd’hui 17 sociétaires, siégeant dans différents collèges représentant les différentes parties prenantes : les salariés, les structures du réseau Bou’Sol, les producteurs, les clients et les partenaires/personnes ressources.