Quel avenir pour les Territoires zéro chômeur de longue durée ?

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Dans l’atelier du Bourg de l’EBE de Pipriac, Philippe trie les métaux issus des produits collectés à la ressourcerie et non destinés à la vente aux particuliers. Le produit de ce recyclage sera vendu à l’entreprise LG qui les transformera en matière première. ©© Sylvie Legoupi / TZCLD

Prolongée le 14 décembre 2020 pour cinq ans et étendue à 50 nouveaux territoires après une genèse de construction au sein de 10 quartiers, communes ou zones rurales, l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée est entrée dans sa deuxième phase : consolider les activités en conciliant rentabilité de l’entreprise et responsabilité des salariés pour devenir un véritable projet de transformation de territoire.

Quatre ans après leur démarrage, les entreprises à but d’emploi (EBE) de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée ont fortement restructuré leur organisation du travail. Se sont-elles éloignées pour autant de leur modèle initial, fondée sur le management horizontal et l’adaptation de l’activité au salarié ? Pour permettre un meilleur accompagnement, un encadrement intermédiaire plus proche des entreprises classiques a été mis en place sur chacun des dix sites. D’un côté, il convient mieux aux salariés qui souhaitaient une meilleure organisation ou qui ressentent le besoin du côté rassurant de la directive. Mais de l’autre, synonyme de hiérarchie plus ou moins contraignante, il est remis en cause par ceux qui ne veulent pas du retour à un système jugé trop pyramidal…

Quoi qu’il en soit des préférences des uns et des autres, le fait d’habiter le même quartier ou la même commune et d’avoir monté le projet ensemble a rendu les premiers embauchés extrêmement soudés et très attentifs à ceux qui intègrent désormais la structure. « Quand quelqu'un a des difficultés, chez lui ou à l’EBE 58, ou qu’il a un besoin discuter, il est aidé et soutenu, explique Thierry, 52 ans, ébéniste à la ressourcerie de Prémery. Des gens sont là pour les écouter, ce qui n'aurait pas lieu ailleurs. »

Le développement et la consolidation des activités utiles sont devenus la priorité des EBE. Regroupées par pôles, elles se sont professionnalisées, dans une recherche de rentabilité, mais continuent à être adaptées aux salariés, dans un souci de stabilité. L’accès aux formations progresse malgré la complexité de leur financement. Des partenariats avec les entreprises et les acteurs locaux (mairie, écoles, associations, etc.) se sont multipliés, permettant aux salariés d’effectuer des prestations de qualité qui les font évoluer. Beaucoup de salariés sont désormais en mono activité dans une démarche inclusive, participative, surtout les nouveaux arrivants qui n’ont pas pris part au montage de l’entreprise. « L’idée est de les faire rentrer avec un projet, pour qu’ils soient acteurs dans la structure et non consommateurs, insiste Christophe Boutin de l’ESIAM de Mauléon, qui revendique l’importance de ce modèle participatif. Les salariés doivent prendre leurs responsabilités. » La Fabrique de l’Emploi, qui favorise la prise d’initiative en mettant l’accent sur l’engagement et l’autonomie, a sauté le pas fin 2020 : forte de trois ans d’apprentissage, l’association s’est transformée en Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC), dont la gouvernance mobilise un tiers des 120 salariés.

La nécessité d’un accompagnement psychologique pour les plus fragiles

Néanmoins, participer au développement de son entreprise n’est pas à la portée de tous les anciens chômeurs de longue durée. Si la première vague de salariés semble avoir réussi son intégration, celle-ci est plus compliquée pour les personnes recrutées de fin 2018 à fin 2019, de plus en plus éloignées de l’emploi. Une population plus jeune, plus féminine, moins diplômée, en difficulté d’insertion ou en situation d’exclusion sociale.

« Mauléon est un bassin de plein emploi, explique Claire. Nombre de ceux qui n’avaient pas trouvé de travail sont atteints d’un handicap physique lourd, d’un handicap mental reconnu ou d’une addiction. » Résultat : c’est le bien-être de la personne qui est en jeu et non plus le bien-être au travail. « On est assez démuni, se plaint son collègue Christophe Boutin. Comme tous nos salariés, ils sont soumis au code du travail. Or nous n'avons pas d'autre solution en dehors de la sanction et du licenciement alors que c'est d'une autre aide dont ils ont besoin. »

Contrairement aux chantiers d’insertion, les EBE n’ont pas d’accompagnement psychologique et tous les territoires, a fortiori ruraux, ne possèdent pas d’endroits de travail protégé comme les ESAT. Dans ces conditions, rares sont les EBE qui ont réussi à monter un partenariat avec une structure hospitalière, comme à l’ESIAM, où une infirmière psychiatrique du Centre hospitalier des Deux-Sèvres intervient à la demande des salariés pour un rendez-vous sur leur temps de travail. Un médecin psychiatre passe également régulièrement dans les ateliers, pour rencontrer ceux qui le souhaitent et échanger sur leurs problématiques, à l’écart de l’encadrement. « Les salariés sont très contents de ces moments, constate le directeur. Ils apprennent à mieux communiquer entre eux, à se connaître et à se respecter. » Et pour lutter contre l’illectronisme, l’ESIAM a mis en place un partenariat avec un centre socio-culturel qui accueille ses salariés et les accompagne sur la gestion d’un budget, sur les démarches administratives ou sur le « bien manger ».

 

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Le nettoyage de véhicule, à l’atelier du Bourg de Pipriac, est une activité qui a trouvé son essor grâce à des partenaires comme des garages automobiles du coin ainsi que l’ADMR (Aide à domicile en milieu rural) de Pipriac. ©© Sylvie Legoupi / TZCLD

 

Un changement sociologique qui pose de nouvelles questions

Au début, Territoires zéro chômeur de longue durée concernait surtout des salariés séduits par le concept, la proximité et la stabilité, avec une surreprésentation de seniors, préretraités sans perspective de retrouver un emploi. Et pour ceux qui s’y sentaient mieux qu’au dehors, l’EBE s’est aussi transformée en entreprise refuge. La deuxième phase de recrutement a vu arriver des jeunes sans diplômes en recherche de motivation. Faut-il impliquer ces jeunes pour qu’ils portent l’expérimentation, comme en a fait le choix la Fabrique de l’Emploi à Lille, et de quelle façon, puisqu’ils n’ont pas participé au montage des activités ? Ou faut-il leur enseigner les codes du monde du travail et les former afin qu’ils trouvent leur voie ailleurs, comme le préconise la direction de l’EBE de Prémery ? « Le projet collectif de l’EBE n'est pas d'être un tremplin, argumente Ghislain De Muynck, directeur de la Fabrique de l’Emploi, mais un employeur qui porte les emplois supplémentaires. En revanche, notre responsabilité est aussi de permettre à chaque salarié d'être maître de son parcours professionnel, de pouvoir apprendre des choses, de développer des compétences professionnelles et d’évoluer. Si des envies d'ailleurs s'expriment, dans un projet individuel, à un moment choisi par le salarié, alors on doit l'accompagner vraiment et devenir pour lui un tremplin. »

 Confrontées aux difficultés de gérer des personnes de moins en moins impliquées ou de plus en plus fragilisées, certaines directions sont tentées par un recrutement plus sélectif, plus adapté aux besoins et au développement économique de l’entreprise, ciblant les demandeurs d’emploi en fonction de leurs compétences, au détriment du principe d’exhaustivité. D’autres renoncent peu à peu au temps choisi, réservant les temps partiels aux activités en développement. Se dirigent-elles inexorablement vers une logique d’entreprise classique ? Cet éloignement de la mission initiale de l’expérimentation est problématique et pose clairement la question des conditions de sa réussite. Aujourd’hui, toutes les EBE sont à la recherche d’un équilibre entre la poursuite effrénée de l’exhaustivité et les impératifs économiques liés au chiffre d’affaires – même si celui-ci est très inférieur à celui d’entreprises plus classiques. Mais Ghislain De Muynck, par exemple, continue de défendre l’embauche sans conditions, parfois même contre l’avis du fond d’expérimentation. « Je fais partie de ceux qui pensent qu'on ne connaît pas encore le modèle économique de l'expérimentation. On ne sait pas jusqu'où une EBE est capable de générer du chiffre d’affaires et les différences sont grandes selon les territoires. Le CA ne reste qu'un moyen. Ce qui compte, c'est que tous nos efforts, toute l'énergie de nos salariés, soient mis au service de la production de biens et de services utiles au territoire. »

 

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Les prestations extérieures représentent 35% de l’activité économique de l’EZIAM de Mauléon. À l’école de Saint-Aubin-de-Baubigné, Magali, en roulement avec d’autres salariés, nettoie les salles de classe quatre soirs par semaine. ©© Sylvie Legoupi / TZCLD

 

Renforcer les partenariats avec tous les acteurs locaux

Comme le souligne le directeur de la Fabrique de l’Emploi, la véritable innovation de Territoires zéro chômeur est d’être un projet de territoire, animé par un collectif d’acteurs, afin de créer les emplois qui manquent. La principale difficulté que rencontre l’expérimentation aujourd’hui est le désengagement progressif de ces comités locaux pour l’emploi (CLE), dont le travail se fait dans l’ombre des EBE et qui pâtissent d’un manque de ressources accordées par l’État. Les CLE sont la pierre angulaire de l’édifice. Ils assurent la gestion des listes de mobilisation, l’accompagnement des chômeurs de longue durée, le pilotage et l’orientation des activités des EBE et garantissent la légitimité de l’expérimentation vis à vis des acteurs économiques locaux privés et publics, renégociant notamment au cas par cas avec eux le principe de non-concurrence lorsqu’il s’avère difficile à respecter. Le désintéressement des CLE, qui oblige les EBE à multiplier les partenariats directs avec ces acteurs économiques locaux, pourrait être à l’origine du glissement de certaines EBE vers des logiques plus sélectives ou vers un modèle d’entreprise plus traditionnel. « Il est indispensable de trouver la voie et les moyens pour que ces CLE continuent d'exister », alerte Ghislain De Muynck.    

Ancien travailleur social et directeur de l’EBE TEZEA (nom dont personne ne sait le sens) depuis son ouverture à Pipriac le 1er janvier 2017, Serge Marhic partage cette vision de la territorialité, garant d’un accompagnement que les entreprises à but d’emploi ne peuvent pas fournir seules. « Ce n’est pas l’EBE qui gère la privation d’emploi sur un territoire, c’est l’ensemble des acteurs. Le regard partenarial des structures existantes et des entreprises classiques est fondamental. »

Or parmi ces acteurs, tous ne sont pas prêts à s’impliquer dans la démarche, par conviction, par intérêt ou juste par frilosité. Pourtant, leur mobilisation est décisive pour les communes et les quartiers, d’autant qu’en décembre 2020 l’expérimentation a été prolongée pour cinq ans supplémentaires et étendue à 50 nouveaux territoires minimum en France, par une loi relative au renforcement de l’inclusion dans l’emploi par l’activité économique, qui consolide les conditions d’habilitation. L’agrément obligatoire de Pôle Emploi est ainsi supprimé pour mettre fin aux lenteurs administratives et aux refus, mais l’accord du président du conseil départemental devient une condition nécessaire pour se porter candidat.

Pérenniser et développer les EBE exige un soutien « politique » comme financier

Très politique, cette obligation préalable ajoute une difficulté pour les futurs prétendants, déjà au nombre de 150. À Saints-en-Puisaye, petit village de l’Yonne, la projection du film de Marie-Monique Robin Nouvelle Cordée sur l’expérimentation à Mauléon a convaincu des membres d’associations locales de se lancer dans le projet. Soutenus par les communes environnantes, la Communauté de communes et la Région, ils ont créé l’association Ressources et Compétences afin de construire un Territoire zéro chômeur. Mais leur candidature, malgré l’appui de deux sénateurs, ne remporte pas l’adhésion du Département, déjà très impliqué dans l’insertion. Loin de se décourager, l’association de ce territoire rural très enclavé envisage de poursuivre coûte que coûte son action auprès des chômeurs de longue durée et de monter des activités utiles et non concurrentes répondant aux besoins des habitants : ressourcerie, ludothèque mobile, cours de français, groupes de paroles de femmes, accompagnement numérique, etc., en accord avec les valeurs et les principes de l’expérimentation. Sauf que sans habilitation, tout le montage financier est à revoir, et le projet s’en retrouve d’autant plus difficile à bâtir.

De fait, le manque de capitaux reste le point faible de l’expérimentation. L’association de fonds publics et privés et du chiffre d’affaires ne semblent pas suffire à assurer l’équilibre financier. ATD Quart Monde a donc demandé à l’État de renforcer son engagement. Les EBE doivent supporter des frais de structure importants et restent cantonnées dans des locaux inadaptés, à l’image de l’immense hangar situé au milieu de la zone industrielle et ouvert à tous vents qui abrite la ressourcerie de Prémery. Ou alors ils sont devenus trop exigus pour développer leurs activités, comme à Mauléon, où les salariés de l’atelier couture sont obligés de stocker leurs marchandises dans les locaux administratifs. Quant à la Fabrique de l’Emploi, en raison du manque de disponibilité du foncier, elle a dû répartir l’ensemble de ses activités entre Loos et Tourcoing, deux communes situées à 21 km l’une de l’autre.

 

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Le maraîchage est l’activité phare de la Fabrique de l’emploi à Loos. Les légumes sont vendus en direct sur le marché du quartier. Thomas (en photo) se prépare à un nouveau défi : faire pousser des légumes de manière « esthétique » pour les promeneurs d’un jardin paysager voisin. ©© Stéphane de Langenhagen

 

De réelles réussites malgré certaines limites

Malgré les obstacles, de petits salaires et trop souvent de dures conditions de travail, les bénéficiaires de l’expérimentation Territoires zéro chômeurs de longue durée ont indéniablement vu leur qualité de vie s’améliorer. Les territoires ont quant à eux bénéficié d’un appel d’air, culturel comme économique.

La proximité du lieu de travail et le temps choisi ont permis à beaucoup de consacrer plus de temps à leur famille. D’autres, comme Thomas, qui a intégré l’équipe du maraîchage à la Fabrique de l’Emploi en 2018, se sont découverts des compétences et de réels coups de cœur pour des activités utiles pour la collectivité. Encouragés par le résultat de leurs efforts, tous ont retrouvé des capacités à se projeter et à renouer du lien social.

« C’est une expérience qui a bouleversé ma vie et qui m’a montré le travail sous un autre angle, plus humain, témoigne Claire depuis son atelier couture de l’ESIAM à Mauléon. J’espère qu’elle restera en place le plus longtemps possible. »

Le comité scientifique de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, a lui aussi souligné l’effet positif de l’expérimentation sur l’emploi et le bien-être des personnes concernées dans son rapport d’avril 2021.

« Territoires zéro chômeurs de longue durée est une initiative de transformation économique, sociale et écologique, dont l’objectif est de supprimer la privation durable d’emploi grâce à la création d’activités nouvelles correspondant aux besoins des habitants ainsi qu’aux envies et possibilités des bénéficiaires », rappelle Laurent Grandguillaume. Pour les dix communes ou quartiers en cours d’expérimentation, l’exhaustivité est donc en passe d’être atteinte. Mais cette réussite, qui est à mettre sur le compte des territoires et des anciens chômeurs eux-mêmes, ne doit pas faire oublier que l’avenir de ce projet de transformation dépend du pouvoir d’agir et de la mobilisation de tous les acteurs de cette passionnante innovation sociale.

En savoir plus

Données en plus

Depuis son lancement fin 2016, l’expérimentation a profité à près de 1000 chômeurs de longue durée sur dix territoires regroupant de 5000 à 10 000 habitants.
D’après les chiffres du rapport final du comité scientifique d’avril 2021, les nouveaux entrants en EBE sont majoritairement des femmes (55,8% contre 42,2 % pour les bénéficiaires de la première vague), plus jeunes (25,8 % ont 33 ans ou moins, contre 17,8 % en vague 1) et seulement 20,9 % d’entre eux ont 52 ans ou plus (contre 34,7 % en vague 1). La majorité d’entre eux n’ont aucun diplôme (28,3 % contre 18,4 % en vague 1) et sont deux fois moins nombreux à vivre dans un foyer individuel (13,7 % contre 25,1 % en vague 1).
Selon les estimations réalisées, seuls 48,6 % d’entre eux auraient retrouvé un emploi sans l’expérimentation, contre 55,9 % pour les salariés embauchés précédemment, et à peine plus d’un tiers en CDI.