Vie, mort et résurrection d’une solidarité boulangère

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Au fur et à mesure du temps, la boulangerie La Conquête du pain est devenue un vrai lieu de vie à Montreuil.

Héritière de La Fraternelle, boulangerie coopérative créée à Paris au début du XXe siècle, La Conquête du pain a ouvert à la rentrée 2010 à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Après six années de pratique de la solidarité au quotidien, l’expérience a bien failli s’arrêter net.

L’histoire débute comme un conte. Il était une fois une boulangerie pas comme les autres. À La Conquête du pain, on vend deux types de baguettes (la Baobab et la Préhistorique, sorte de « super tradition »), quinze sortes de pains, quelques viennoiseries et pâtisseries, et même des sandwichs « maison ». La farine utilisée est issue de l’agriculture biologique : ni OGM ni pesticides, ni engrais chimiques. Mais d’autres produits – contenant des œufs, du lait et ses dérivés (beurre crème) – ne sont pas bio. Car l’engagement écologique se combine ici avec l’impératif social : parce que souvent plus cher, le bio est peu accessible aux moins fortunés. « L'écologie sans le social se réduirait à un produit de luxe. Nous qui rêvons d'une société meilleure, nous voulons le luxe pour tout le monde », peut-on lire sur le site Web.

Entraide, facteur d’évolution

À l’origine de cette société coopérative de production (SCOP), Pierre, boulanger de métier, s’est associé à Thomas, afin d’expérimenter une pratique autogestionnaire et d’éprouver les valeurs de solidarité et d’entraide : avant d’être une boulangerie, La conquête du pain est le titre d’un ouvrage publié en 1892 par Pierre Kropotkine. Cet aristocrate anarchiste russe a également écrit L'Entraide, un facteur de l'évolution en 1902, un livre dont le titre pourrait résumer le programme de cette petite entreprise à but non lucratif. Ici, chacun perçoit le même salaire et toutes les décisions sont prises lors d’assemblées générales.

La boulangerie étant située entre des cités populaires et des zones pavillonnaires à plus fort pouvoir d’achat, sa clientèle est très diverse : elle livre même quelques crèches, un lycée et une dizaine de restaurants et d'AMAP de Seine-Saint-Denis… La bonne santé économique – avec jusqu’à dix employés, une vraie réussite – a autorisé de nombreuses initiatives de solidarité, l’autre raison d’être du lieu.

Pratiquant les prix d'une boulangerie classique, la Conquête du pain se distingue ainsi par les tarifs sociaux pratiqués sur tous ses produits. Les « tarifs de crise » sont des réductions de 10 % (et 25 % sur la baguette, qui passe de 1 à 0,75 euro). Pour en bénéficier, il suffit de le demander. Aucun justificatif à fournir, aucune explication à donner. La même confiance, valeur cardinale du lieu, s’applique à une autre de ses innovations, les « baguettes en attente », acte de solidarité concrète inspiré des « cafés suspendus » : chaque client peut acheter un article qu’il laisse à disposition d’un plus démuni. Enfin, chaque soir, au moment de la fermeture, les invendus sont distribués gratuitement.

Les limites de l’autogestion

Mais l’autogestion est un sport d’endurance. Et pour enrichissante qu’elle soit, sa mise en œuvre pratique, au quotidien, peut être épineuse. Le succès même de la coopérative a entraîné des évolutions parfois faites au détriment des salariés. En octobre 2015, un préavis de grève a donc été lancé. La démarche peut paraître étonnante dans une telle structure. Mais comme l’expliquait le communiqué mis en ligne sur le site : « Notre coopérative est une expérience autogestionnaire, où nous considérons qu’aucun(e) d’entre nous n’est patron – ou bien que nous le sommes tou(te)s. Le simple fait de le déclarer ne nous garantit pas forcément des conditions de travail idylliques, une rémunération exceptionnelle ou l’abolissement total de toute forme d’enjeux de pouvoir. Le but de cette grève était pour nous de faire un pas de côté : nous exprimer en tant qu’ouvrier(e), employé(e), salarié(e) de la coopérative. Regarder objectivement ce qui nuit à nos conditions de travail, et donc ce qui doit être amélioré. » S’ensuivait l’énumération d’une série de revendications concrètes concernant horaires et conditions de travail, statuts et salaires. Bref, c’est tout l’édifice qui semblait devoir être amendé.
Les conflits internes se multipliant, les deux fondateurs ont fini par jeter l’éponge, et le lieu semblait condamné à fermer définitivement ses portes fin 2016. Mais, nouveau rebondissement, le succès d’une pétition locale réclamant son maintien a finalement convaincu une partie de l’équipe de poursuivre l’aventure, et d’organiser une transition, une « transmission » harmonieuse avec les « anciens ». Pour l’heure, ses coopérateurs lancent un appel aux dons : il leur faudra rassembler 35 mille euros pour apurer des dettes et réaliser les investissements nécessaires afin que la Conquête ne s’arrête pas en si bon chemin.