Comment vraiment prendre soin du métier d’infirmière ?

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Le métier d’infirmière suppose le sens de la relation. Démonstration ici au service de gériatrie de l’Hôpital Franco-Britannique à Levallois-Perret. ©© Erwann Le Gars

La profession infirmière est plurielle, et les opportunités de travail en dehors de l’hôpital sont nombreuses. Pour attirer et retenir ses soignants, l’institution pourrait repenser ses modes de fonctionnement. Parmi les pistes envisageables : mettre de la souplesse dans l’organisation des équipes et accorder plus de responsabilités aux professionnels paramédicaux dans l’organigramme des établissements. Après une première partie autour de l'engagement des infirmières, deuxième volet de notre enquête sur ce métier en tension.

« Je ne vais pas rester toute ma vie en mater’. Je m’estime plutôt bien lotie dans mon service, mais la néonat’ c’est assez dur sur le plan humain. J’aimerais passer en horaires de jour, puis ensuite en pédiatrie. Il y a plein de postes et en plus on peut y travailler en phases de douze heures, ce qui permet de plus grandes plages de temps libre. Puis encore plus tard, j’espère aller en Protection maternelle et infantile. » Infirmière diplômée depuis quatre ans et puéricultrice à l’hôpital de la Conception à Marseille, Mélodie Lefranc a déjà un plan de carrière. Certes l’avenir n’est pas tout tracé pour la jeune professionnelle, il n’en reste pas moins que bien des voies lui sont ouvertes. Même celle de quitter la fonction si l’ennui ou le surmenage la guettait.

Un métier qui attire des talents autant qu’il brise les élans

« Les infirmiers n’ont désormais plus envie d’avoir un fil à la patte », observe Florence Girard, directrice de l’IFSI (Institut de formation en soins infirmiers) d’Ussel. Métier aux missions variées, doté de perspectives de carrière multiples, le soin est une filière qui attire mais qui peut aussi briser des vocations. Les jeunes professionnels le savent bien ainsi que leurs cadres qui cherchent à mettre en œuvre des solutions pour garder cette ressource soignante si précieuse pour l’hôpital. « Et même si la rémunération compte, c’est loin d’être le levier le plus important », continue Florence Girard, qui est aussi présidente de l’Association nationale des directeurs d’écoles paramédicales (ANDEP).

Les offres d’emploi sont nombreuses, ce qui facilite autant les départs des plus expérimentés que cela permet aux plus jeunes de « papillonner ». « Les jeunes vont facilement commencer par faire de l’intérim (où ils trouveront des salaires majorés), prendre des vacations ici et là, tester plusieurs services ou intégrer un pôle de suppléance (dans lequel des infirmiers « volants » peuvent être appelés en remplacement sur une variété de postes), poursuit la directrice de l’IFSI d’Ussel. Ils ont intérêt à cette polyvalence, car cela leur permet de développer leurs compétences, tout en ménageant du temps pour leur vie personnelle. »

Ne plus sacrifier sa vie personnelle

L’exigence de conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle est une demande de plus en plus exprimée par les professionnels de santé. « L’hôpital doit absolument s’adapter, observe Sandrine Van Oost, cadre supérieur de santé du pôle soins critiques au centre hospitalier de Valenciennes. Là où autrefois on recrutait des jeunes dès la sortie de l’IFSI et on les postait où on en avait besoin, à présent ils demandent précisément tel ou tel poste. Et s’ils n’ont pas ce qu’ils souhaitent ils partent ailleurs. »

À Angers, l’hôpital public essaye de répondre de la façon la plus précise possible aux besoins de ses personnels, notamment en créant des postes où la charge horaire de nuit est moindre. « Les infirmiers ne veulent plus travailler de nuit, alors nous créons des postes où ils alternent, quatre mois de jour, quatre mois de nuit, mais en intégrant le service de leur choix, indique Laurence Laignel, coordinatrice générale des soins. Cela fonctionne, car les professionnels se réalisent, tout en acquérant de nouvelles compétences. » En clair, il s’agit de limiter les contraintes attachées au poste, pour s’attacher d’autant plus fortement leurs services.

Comment mieux concilier vie privée et vie professionnelle ? La plupart des établissements travaillent aussi sur les services complémentaires qu’ils peuvent offrir à leurs agents et salariés, afin justement de leur faciliter la vie. Les crèches sont particulièrement recherchées, les conciergeries (qui peuvent gérer le pressing, le dépôt des chaussures chez le cordonnier, les retouches à apporter à un vêtement, etc.) se déploient progressivement, des établissements mettent en place des points réfrigérés de livraison des courses achetées en ligne… « Beaucoup de DRH travaillent directement avec les communes sur ces éléments d’attractivité, par exemple pour les aides aux transports ou les places réservées en crèche », précise Laurence Laignel. Autant de petits plus qui, mis bout à bout, peuvent faire la différence.

 

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Une infirmière s’occupe d’un patient au service oncologie de l’Hôpital Forcilles en Seine-et-Marne. ©© Caroline Perrier

Privilégier l’esprit d’initiative face aux structures pyramidales

« Je ne suis pas certaine que réformer la démographie professionnelle suffise, mais je crois beaucoup aux initiatives locales, à larticulation politique entre ce qui est éthique et ce qui est important », résume Pascale Molinier, psychologue sociale et chercheuse en psychodynamique du travail. En la matière, des initiatives existent.

En France, un établissement privé s’était lancé en 2009 dans un programme dérivé de celui des Magnet Hospitals, dispositif de certification élaboré aux États-Unis par une organisation infirmière (American Nurses Association) afin d’identifier les caractéristiques des établissements qui attirent et retiennent le mieux leurs personnels soignants. Or les plus attractifs se sont révélés être ceux qui favorisent l’autonomie des professionnels, décentralisent leur organisation, en quelque sorte « débureaucratisent » leur fonctionnement et encouragent l’initiative, développent la formation continue, s’entourent d’effectifs plus élevés que la moyenne sans recourir à l’intérim… L’établissement privé en question – la clinique Pasteur de Toulouse – a été le seul en France à tenter cette expérience spécifique. La mise en place de la démarche lui avait permis notamment d’améliorer légèrement le score de satisfaction au travail de ses personnels, passant de 3,52 à 3,64 en trois ans. Il demeure stable depuis, et la clinique poursuit son engagement dans l’amélioration de la qualité de vie au travail via une démarche participative.

Parmi les principaux enseignements : la valorisation des soignants ne passe pas uniquement par leur salaire mais aussi par leur participation aux groupes de travail, la reconnaissance de leur expertise via des formations, leur participation à la recherche, etc. Il faut noter que cet établissement, bien que privé, ne verse pas de dividendes à ses actionnaires. Ce qui lui permet de bénéficier à la fois de la souplesse du privé et d’une moindre pression à la rentabilité. Un tel programme serait-il applicable dans un hôpital public ? Cela n’a pas été tenté en France. D’aucuns estiment que le principal obstacle à une expérimentation de la sorte serait la gestion trop pyramidale de la plupart de nos hôpitaux publics. « Habituellement, c’est la direction et la direction du personnel qui décident de tout », observe en effet Dominique Combarnous, directrice de l’Association nationale des cadres infirmiers et médico-techniques (Ancim). Cette cadre supérieure de santé à Lyon vient d’ailleurs de jeter l’éponge en devançant l’appel de la retraite de six mois... « Dans notre organisation, constate-t-elle comme pour expliquer son choix, les paramédicaux n’ont aucun pouvoir. »

Au centre hospitalier de Valenciennes, où certains de ces principes sont actuellement développés (large accès à la formation continue, services pour faciliter la conciliation vie professionnelle et vie personnelle...) il a d’abord été décidé d’« horizontaliser » davantage les modes de gestion. Les pôles (qui réunissent les services selon les spécialités) ont une responsabilité budgétaire plus importante que dans la plupart des établissements publics de soin. Environ 80 % du budget hospitalier est directement géré par le chef de pôle, médecin, adjoint d’un cadre supérieur (soignant de formation initiale) et d’un cadre administratif. Le circuit décisionnel est ainsi plus court et plus réactif. « Mais nous sommes vraiment sur un partage des responsabilités et du contrôle budgétaire », assure Sandrine Van Oost, qui y assure les fonctions de cadre supérieure de santé. Reste qu’il est toujours compliqué et long de mesurer précisément l’impact réel de telles mesures pour plus d’horizontalité, d’une part sur le bien-être des équipes, d’autre part sur l’attractivité des services concernés.

 

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Les infirmières et aides-soignantes ont de plus en plus de responsabilité au sein des hôpitaux, comme ici au service de radiothérapie de l’Hôpital Forcilles. ©© Caroline Perrier

Favoriser l’esprit d’équipe et redorer l’image du métier

Ce type de délégation de responsabilité se répercute à tous les niveaux. « Les professionnels ont besoin de se sentir moteur au quotidien, ils ne sont pas juste là pour accomplir une succession de petites missions, poursuit la cadre supérieure de santé. Par exemple nous venons de constituer un groupe de travail sur le développement de la formation par simulation : il réunit un médecin, un cadre et deux infirmiers, dont la parole et les propositions ont autant de valeur. Les idées les plus motivantes sont souvent celles qui viennent des équipes. » Et de citer une évolution des plannings des brancardiers, dans la façon dont sont organisés les heures de travail entre les équipes, récemment mise en expérimentation selon leurs propositions.

Malgré ce fonctionnement mis en avant par la direction, le taux d’absentéisme (9,97 % avant la crise du Covid) semble pourtant comparable à celui des autres établissements publics français. Surtout, depuis la crise sanitaire de 2020, cela ne suffit plus. L’établissement est lui aussi victime de la pénurie de professionnels. « L’information qui est passée sur l’hôpital public pendant la pandémie l’a rendu beaucoup moins attractif, juge Sandrine Van Oost. Je pense que l’image négative projetée par la médiatisation du manque d’équipement, des soignants épuisés, a eu un effet délétère sur le recrutement. » Puis il y a eu la vaccination, qui a capté certains des jeunes diplômés à la sortie de leur cursus, grâce à des rémunérations supérieures à un contrat de travail hospitalier. Néanmoins, ces vacations tendent à disparaître.

Sur un autre registre, l’accès facilité à la formation continue créé également un turn over dans l’établissement hospitalier de Valenciennes… « Mais c’est un choix dont nous pensons qu’il contribue à créer la confiance, et nous accompagnons nos agents dans leur projet, même quand leur objectif est de quitter le métier. »

Mieux considérer les étudiants

Si l’hôpital doit s’adapter à un nouveau rapport au travail, il a également la nécessité de mieux accueillir les étudiants en soins infirmiers. La Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers (FNESI) milite depuis de nombreuses années sur ce point, ce qui a abouti en 2018 à la signature d’une charte avec la Fédération hospitalière de France : accès aux espaces vestiaires, accès individuels aux logiciels utilisés par le personnel, conditions de restaurations similaires (cela paraît évident, et pourtant… ces conditions sont loin d’être toujours remplies), désignation d’un encadrant référent, temps d’accueil spécifique du stagiaire, etc. Il était temps.

Mieux accompagner les étudiants, cela concerne aussi les IFSI et organismes de formation apparentés. Le Centre de rééducation et d’insertion professionnelle (CRIP) de Montpellier, par exemple, agit pour que ça bouge dans le bon sens. Cet établissement forme au métier d’infirmier des personnes en reconversion présentant une invalidité évaluée. « Nous sommes très attentifs à ce que j’appellerais une “surmotivation” de nos étudiants », résume notamment Patrice Thuaud, directeur du CRIP. Souvent ce directeur constate que des étudiants se mettent en danger, en se consacrant corps et âme à leur formation, oubliant les temps de pause et de récupération indispensables à l’acquisition de nouvelles compétences et connaissances, ainsi qu’à leur équilibre personnel. « Or quand on est confronté à des personnes malades ou en fin de vie, continue-t-il, il faut absolument savoir se ressourcer. » Ce que confirme Mathilde Padilla, aujourd’hui présidente de la FNESI, par exemple lorsqu’elle se souvient de ses débuts en stage : « Je suis très empathique et je pouvais facilement pleurer avec un patient. Mais j’ai énormément travaillé sur ce point. J’ai du apprendre à prendre soin de moi pour prendre soin des autres. »

Lionel Regard, directeur d’IFSI à Ollioules, fait le même constat et en tire des enseignements : « Dès la formation nous devons montrer aux étudiants qu’il est important de prendre soin d’eux. » Il a décidé, face à la fatigue particulière ressentie suite à la récente pandémie, de leur proposer une journée « bien-être » composée d’une activité sportive, d’un temps de méditation et de thérapie par approche corporelle. « Il s’agit de leur donner d’emblée des outils qui leur permettront de se sentir mieux au travail et de prévenir le burn-out. » Avant même de travailler, savoir se préserver s’avère essentiel pour durer dans une profession où l’on donne beaucoup, voire trop de sa personne.

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Une infirmière en discussion avec deux patients diabétiques à l’Hôpital Forcilles. Le bien-être des soignantes passe aussi par la capacité des institutions à leur faire confiance, à leur laisser prendre des responsabilités. ©© Caroline Perrier

Apprendre à gérer son stress et éviter de s’épuiser

Des hôpitaux se penchent aussi sur le bien-être de leurs soignants. Séances de shiatsu ici, aménagement de véritables salles de repos là, activités sportives encadrées ailleurs, les établissements et leurs DRH ont bien compris que l’enjeu est de taille pour préserver leur personnel. En la matière, l’association SPS (Soins aux professionnels de santé) s’est d’abord constituée comme une ligne téléphonique offrant un accompagnement psychologique pour les soignants et étudiants de médecine en souffrance. Elle a ensuite développé des formations, des ateliers dédiés à la prévention en santé, identifié un réseau d’établissements permettant de prendre en charge ces professionnels de santé en difficulté et, pour finir, une Maison des soignants (à Paris), où chacun peut trouver des outils pour apprendre à se ressourcer, à gérer son stress et éviter de s’épuiser…

Le bien-être des professionnels de santé pourrait-il être la clef ? L’une d’entre elles en tout cas. Et pour Pascale Molinier, psychologue sociale et chercheuse en psychodynamique du travail, l’essentiel est aussi de savoir solliciter les soignants sur les changements attendus : « Il faut les faire accoucher des solutions qu’ils ont déjà quelque part. Ils ont montré pendant la crise sanitaire qu’ils étaient capables de s’adapter et se réorganiser sans que l’ordre vienne d’en haut. Il faut leur faire confiance pour dégager des solutions. »

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Données en plus

Magnet Hospitals

Il existe actuellement 530 établissements de soins inscrits dans la démarche Magnet Hospitals, dont 7 hors des États-Unis (Belgique, Japon, Canada, Taïwan, Chine, Émirats Arabes Unis, Arabie saoudite). Une étude de 2012 a montré que les infirmières y étaient 18 % moins nombreuses à se sentir insatisfaites au travail et 13 % moins nombreuses en situation de burn-out. Par ailleurs, le risque de mortalité dans ces établissements était évalué inférieur de 14 % à la moyenne des hôpitaux américains.