Et si les initiatives des makers enrichissaient le monde du soin ?

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Fabrique de visières au makerspace Mon Atelier en Ville dans le 2e arrondissement de Paris. Lors du premier confinement, elles ont été envoyées dans des hôpitaux parisiens. La visière n’y remplace pas le masque, mais s’y ajoute pour plus de sécurité, en complément. ©© Makerscovid.Paris

Au printemps 2020, des milliers de fabricants amateurs et connectés ont soutenu les équipes de soignants en créant des masques, des visières ou encore des respirateurs, devenant un chaînon essentiel en situation de crise. Puis l’industrie a « repris » le relais. Que reste-t-il de cette dynamique à fin 2021 ? Permettre à des bénévoles comme les makers d’enrichir de leurs pratiques solidaires le monde du soin ne pourrait-il pas s’avérer durablement bénéfique au-delà de l’urgence sanitaire ? Comment, dès lors, opérer ce rapprochement entre les deux univers ? Cet article a été écrit pour le numéro 5 de la revue Visions solidaires pour demain, disponible en librairie.

« La crise sanitaire a été un révélateur de la nécessité de développer une intelligence collective », selon Sandy Gil, directrice de l’offre « vie associative » à l’Adapei (Association départementale de parents et amis de personnes handicapées mentales) de Corrèze. La structure, qui souhaite construire un tiers-lieu à destination des aidants, collabore depuis plusieurs mois avec Homemade, un collectif unique de makers, fablabs et tiers-lieux créé en mars 2020 en Nouvelle-Aquitaine. « Ce n’est pas notre culture à la base, poursuit Sandy Gil, mais nous sommes incités à aller vers davantage d ’ouverture et d ’inclusion dans le médico- social : ce type de coopération apporte une vraie valeur ajoutée. » Le collectif d’acteurs d’Homemade a même proposé aux aidants ainsi qu’aux professionnels une formation gratuite pour créer des pièces en 3D pour fauteuil roulant, afin de mieux appréhender ce nouvel univers des fablabs et d’explorer leurs potentialités.

Se concrétisent donc en 2021 quelques rapprochements pérennes, via la mise en pratique de projets solidaires, entre les secteurs de la santé ou du médico-social et les makers, ces amateurs et artisans de la machine et du numérique. Mises en lumière par l’élan de solidarité jailli lors du premier confinement de mars 2020, ces nouvelles collaborations semblent néanmoins ne représenter qu’une petite minorité de tous les partenariats mis en œuvre l’année dernière, la plupart s’étant émoussés au l des mois, pour ensuite être mis en sommeil. Est-ce à dire que les institutions de santé ne sont pas prêtes à donner toute leur place à ces initiatives de makers, demandant souplesse et horizontalité ? Quelles seraient les conditions pour qu’une telle évolution soit envisageable ?

Au sein du collectif Homemade, qui a rassemblé au printemps 2020 une vingtaine de fablabs, six réseaux de couturières, dix coopératives, recycleries ou organisations collectives, trois chantiers d’insertion, deux laboratoires de recherche, deux centres de culture scientifique ainsi que le living lab Autonom’Lab en Limousin, le souci de structuration et de pérennisation des relations avec le monde du soin a rapidement émergé. « L’enjeu est de créer une filière de production locale, a n d’apporter des solutions pertinentes au monde de la santé et du médico-social et de les accompagner sur la durée », indique Lucile Aigron, gérante de La Coopérative Tiers-Lieux qui héberge le projet Homemade. Fort de sa quarantaine d’acteurs, le collectif dispose d’un riche maillage de compétences qu’il souhaite désormais mettre au service d’appels à projets identifiés « afin d’être au plus près des besoins de ce secteur », poursuit Lucile Aigron. Spécificité de la démarche : le soutien de la Région qui a déboursé un million d’euros. « Les collectivités commencent à prendre conscience de l’intérêt de nous soutenir et de prendre en compte ces formes nouvelles de partenariats », conclut la fondatrice.

Les makers : acteurs nécessaires
d’une solidarité d’urgence


« Grâce aux makers, on part sans investissement, sans prise de risque, avec uniquement des volontaires : c’est tout bénef », souligne Gilles Desve, médecin à la retraite et maker à La Rochelle. Dès le premier mois de confinement, 300 000 visières anti-postillons ont ainsi été fabriquées et livrées au personnel soignant en France, jusqu’à atteindre le million en à peine trois mois1. Fort de sa double casquette, Gilles Desve s’est positionné à l’interface des soignants et des makers rochelais. « Il n’y avait aucune norme existante pour ces nouveaux produits : j’étais le garant que ce qu’on produisait pouvait servir à un usage hospitalier », poursuit l’ancien épidémiologiste. Les makers ont ainsi pallié en urgence le manque de fournitures hospitalières indispensables. « C’était une vraie chance pour les équipes d’hôpitaux débordés : grâce aux makers, on a gagné deux mois. Ce ne sera plus comme avant : les soignants ont vu l’intérêt de notre réactivité », veut espérer l’ancien médecin.
Preuve de cet intérêt : la création en mars 2020 de la plate- forme covid3d.org, mêlant de manière inédite des professionnels de l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris) et des makers. « Il s’agissait de relayer les besoins des soignants en temps réel sur le site Internet, afin que les makers puissent ensuite concevoir des objets imprimables en 3D », explique Thomas Landrain, chercheur en biotechnologie et fondateur de la plateforme JOGL (Just One Giant Lab). Cette communauté de jeunes chercheurs du monde entier s’est aussi mobilisée sur le programme de recherche communautaire OpenCovid19, fédérant plus de 5 000 personnes dans 90 pays : chaque proposition de design émanant d’un maker a été validée par la communauté JOGL, puis évaluée par les médecins de l’AP-HP. Respirateurs, pousse-seringues, poignées sans contact ont ainsi été fabriqués, vérifiés en termes de conformité par l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé), puis très vite utilisés par les soignants. « Une vraie collaboration avec les institutions s’est mise en place », souligne Thomas Landrain.

Une transformation culturelle à opérer

L’initiative était inédite et prometteuse entre makers et système de soin. Mais « depuis le déconfinement, l’AP-HP a fait marche arrière, déplore Thomas Landrain. Les soignants ont moins besoin de petit matériel d’urgence fabriqué par les citoyens et aussi moins de nécessité de fabriquer sur place : c’est aussi pour ça qu’il n’y a pas eu de mobilisation des makers pendant la deuxième vague. Il faut une crise sanitaire majeure pour faire bouger les choses, je ne ressens pas une vraie volonté de changer d’approche : c’est trop compliqué de changer toutes les procédures. »

« L’hôpital est “risquophobe”, renchérit Marie Coirié, cofondatrice d’un laboratoire de design au GHU (Groupe hospitalier universitaire) psychiatrie & neurosciences à Paris. Les processus de certification imposés par la HAS (Haute Autorité de santé) sont si complexes que tout changement est rédhibitoire pour beaucoup : tout concourt à rendre le milieu hospitalier très frileux. » Cette politique de précaution, se rapprochant du risque zéro, est souvent la norme, au regard des contraintes fortes et souvent nécessaires des institutions de santé. Lors du premier confinement, Marie Coirié a été sollicitée par les soignants du GHU, en pénurie d’équipements de protection. Après une bouteille à la mer sur un forum de makers, elle a coordonné la livraison de 500 blouses pour les soignants de son unité. « Le département des achats s’est retrouvé débordé : ils ne savaient pas où stocker les tissus, se souvient-elle. Nous avons fait of ce de passeurs : c’était l’occasion de relier ces deux mondes, mais nous n’en sommes pas encore à des collaborations de long terme.» Pour la « designeuse », qui évolue au quotidien dans le milieu hospitalier, « il y a là un enjeu de transformation culturelle, ne pouvant s’opérer que progressivement. »

À l’instar de la plupart des bénévoles des nouvelles générations, les makers, dont l’aide immédiate se joue dans le temps court, pourraient-ils progressivement trouver les clés pour concrétiser leurs actions dans le temps long des organismes de soins ? La rigueur des processus, dans les grandes institutions de santé, peut-elle être un obstacle durable pour ces nouveaux artisans de la technique ? « La norme n’est pas le problème : ça doit être une information de plus à prendre en compte pour les makers », soutient Claire Fauchille, du fablab Héphaïstos. Installé à l’hôpital Bicêtre à Paris depuis 2019, ce dernier se pose en complément de l’industrie, qu’il n’a ni vocation ni objectif de remplacer : « Il faut se baser sur les usages et besoins sur le terrain », poursuit Claire Fauchille, rejoignant ainsi la position de Lucile Aigron de Homemade. « Il est nécessaire de prendre du temps, de solliciter les acteurs concernés et de comprendre leurs problèmes au quotidien. Il n’existe pas un système applicable partout : l’important, c’est le local », conclut-elle.

Répondre aux manques d’infrastructures sanitaires


Si le goutte-à-goutte semble être une réalité pour la plupart de ces initiatives, des opportunités de coopérations plus fréquentes entre le monde de la santé et les makers pourraient s’avérer fructueuses, notamment là où les infrastructures et le matériel sanitaire sont encore précaires ou insuffisants. Les makers africains se mobilisent ainsi depuis mars 2020 afin d’apporter des solutions simples, peu coûteuses et efficaces dans la détection, le traitement et la prévention du Covid-19. Issue de la coopération entre le Réseau français des fablabs et le ReFFAO (Réseau francophone des fablabs d’Afrique de l’Ouest), l’initiative Makers Nord Sud contre le coronavirus s’est développée pour augmenter les capacités des fablabs d’Afrique de l’Ouest. L’objectif de son programme est de soutenir les systèmes de santé en permettant une production locale plus durable de dispositifs sanitaires, de manière à garantir les approvisionnements aux établissements de santé, tout en appuyant les actions plus structurelles des fablabs africains. L’enjeu est clair : faire perdurer les initiatives. Le projet d’un dispositif médical d’échographie connecté à un smartphone de l’association EchOpen montre à quel point l’univers des makers, incluant des développeurs et des soignants bien sûr, mais aussi des chercheurs et des juristes, peut s’avérer utile dans des démarches de solidarité au cœur de territoires. Notamment grâce à son ultra-portabilité, la technique révolutionnaire que développe et expérimente EchOpen permet en effet de réaliser plus rapidement et plus facilement un diagnostic, et ainsi de sauver des vies, en particulier dans les déserts médicaux, de l’Europe à l’Afrique, en passant par l’Inde ou l’Amérique latine. De fait, c’est bel et bien la mobilisation bénévole d’une très large communauté internationale qui permet peu à peu de concrétiser aujourd’hui à bas prix, en open source, ce type de technologie dont le coût reste sinon prohibitif.

Construire des ponts entre les deux univers du soin et des makers


Rapprocher les deux mondes, eux-mêmes pluriels, du soin au sens large et des bénévoles comme les makers, voulant « faire » pour plus de solidarité, semble d’autant plus nécessaire que d’autres crises sanitaires pourraient suivre la pandémie de Covid-19. Mais un tel mouvement, si l’on souhaite qu’il perdure au-delà des conjonctures d’urgence, ne peut s’improviser. Les exemples d’EchOpen, s’appuyant au départ sur un grand hôpital parisien, ou plus encore du collectif Homemade que soutient ouvertement la Région Nouvelle-Aquitaine montrent la nécessité d’une volonté institutionnelle pour engager peu à peu la « transformation culturelle » qu’appelle de ses vœux Marie Coirié, elle- même cofondatrice d’un laboratoire de design au sein d’un groupe hospitalier. De par leurs publics, certaines organisations des secteurs du social et du médico-social, à l’image de l’Adapei de Corrèze qui est désormais partenaire de la pluralité d’acteurs de Homemade, ont plus de facilité à mener ce type d’évolution. S’appuyer sur la démarche de plus en plus « holistique » des soins, recherchant le bien- être des patients et plus largement des « destinataires », pourrait être une autre piste pour opérer en pratique un déplacement culturel du côté des institutions, a n de mettre en place demain de véritables collaborations durables et solidaires.