À São Paulo, ville chère et tentaculaire, des familles investissent des immeubles abandonnés et inventent d’autres manières de vivre ensemble, plus solidaires, plus écologiques et plus ouvertes sur le quartier. Comment fonctionnent ces nouveaux modèles d’urbanisme qui replacent les citoyens les plus modestes au cœur de la cité ? Reportage et analyse au cœur de l’édifice Nove de Julho, devenu l’emblème de ces aventures collectives.
À l’entrée du grand immeuble Nove de Julho où elle réside, dans le quartier de Bela Vista à São Paulo, l'une de ses résidentes rentre de l’école avec sa fille. Comme tous les occupants de l’ancien siège de l’INSS (la sécu brésilienne), qu’ils soient travailleurs pauvres, familles monoparentales, jeunes étudiants ou réfugiés, elle a rejoint le mouvement dans l’espoir d’une vie meilleure.
Penchée sur sa machine qu’elle vient tout juste de huiler, entourée de bobines et de tissus colorés, Maria das Neves replie l’ourlet de la robe qu’elle est en train de confectionner pour une nouvelle résidente de son immeuble. Cela fait dix ans que la couturière habite le quartier populaire de Bela Vista où elle exerce son métier. Situé en plein centre de la plus grande ville du Brésil, c’est l’endroit idéal pour vivre, flâner, se cultiver. Surnommé « Petite Italie » du fait des origines de sa population, il aligne des immeubles résidentiels plantés au milieu de petits pavillons colorés, des théâtres traditionnels et de prestigieux musées, des bars branchés et restaurants appréciés, des écoles et universités, des parcs et centres commerciaux, et même des hôpitaux.
Avenue Nove de Julho, l’édifice de 14 étages recouvert de graffitis où elle loge avec sa petite fille offre bien plus de services que les luxueux complexes du quartier : soutien scolaire, ludothèque, dispensaire, jardin potager, terrain de sport, menuiserie, friperie et expositions figurent parmi les activités mises en place et gérées par les habitants eux-mêmes : des familles du Mouvement des Sans-Toit du Centre (MSTC) qui occupent le bâtiment depuis 2016. L’immeuble héberge aujourd’hui 129 familles, soit environ 600 personnes, essentiellement des travailleurs pauvres, de jeunes étudiants et même quelques réfugiés venus de pays africains (Angola, Congo), répartis dans des appartements de 2, 3 et 4 pièces qui possèdent chacun leur salle de bain. Et la façon dont toutes et tous cohabitent, ensemble et en lien avec le quartier, est en quelque sorte un modèle de pratiques de « vivre ensemble » en toute diversité et sur un mode totalement solidaire…
Droits et devoirs d’une juste cohabitation
Pour faire cohabiter tout ce petit monde, le MSTC a en effet établi toute une série de règlements, de normes, de droits et de devoirs, notamment en ce qui concerne la vie collective et les parties communes. Un représentant des familles est ainsi nommé pour chaque étage avec un rôle de médiateur. Porte-voix de l’organisation auprès des habitants, il gère l’emploi du temps et des tâches dans les aires communes. « Ce n’est pas comme une copropriété, qui engage des entreprises pour le ménage ou les réparations. Nous faisons tout nous-mêmes », souligne Márcia, l’une des deux assistantes sociales présente dans l’occupation. Néanmoins, si l’entretien des parties communes est effectué de manière collective, chaque famille est responsable des rénovations effectuées dans son logement. « Le but de cette gestion horizontale est de donner aux gens l’autonomie. »
Habiter à la Nove de Julho n’est pas non plus gratuit. Une fois qu’elles se sont adaptées aux règles, les familles sont tenues de payer leurs factures (eau, gaz, électricité) et doivent pouvoir se débrouiller seules pour se nourrir ou se vêtir. Elles doivent également s’acquitter d’une taxe mensuelle de 220 R$ (45 € environ), indispensable à l’achat du matériel de sécurité (caméras, extincteurs) et au paiement des impôts et des factures d’énergie de l’immeuble. Cette petite contribution permet à l’association de régler les salaires des assistantes sociales, des comptables et de l’administration, ainsi que celui des deux gardiens, des habitants de l’immeuble qui se relaient 24h/24. Ce loyer peu élevé donne même la possibilité à quelques familles de faire des économies et d’obtenir un financement pour s’acheter à terme leur propre lieu de vie.
Actions collectives d’entraide
C’est la troisième fois que le mouvement investit l’ancien siège de la sécurité sociale (INSS), depuis son abandon par les pouvoirs publics au mitan des années 1970 et, à chaque fois, il a fallu tout reconstruire. Pour effectuer les travaux de rénovation, amener l’eau courante, l’électricité et accueillir dignement les familles, des mutirões (chantiers communautaires) ont été mis en place par le MSTC avec des habitants des autres occupations du mouvement, épaulés par des architectes et des ingénieurs bénévoles. Aujourd’hui, il ne reste plus un seul fil ni un seul tuyau apparent dans les parties communes, et les couloirs, ornés de plantes et de décorations, sont d’une propreté parfaite.
Le principe de ces actions collectives d’entraide qui fait appel aux compétences de chacun est devenu la règle dans la résidence. Tous les voisins y participent dans un esprit de solidarité. « Quand il faut refaire la peinture d’un étage, les familles qui y habitent se cotisent pour acheter la peinture et se mettent ensemble au travail, explique Maria das Neves. Nous apprenons à vivre en communauté, à gérer le quotidien, à nous adapter les uns aux autres. »
Exemple parmi d’autres de ce système d’entraide communautaire : originaire de l’État du Maranhão au Nordeste du Brésil, celle que l’on surnomme Dadá tient depuis trois ans dans le bâtiment un atelier couture qui lui permet d’avoir un revenu et de s’offrir ce dont elle a besoin, tout en favorisant l’échange avec les autres occupants lorsque ceux-ci n’ont pas les moyens de payer ses services.
Un mouvement de réappropriation nécessaire
Le prix très élevé des locations à São Paulo est à l’origine de la démarche de Maria das Neves comme de bien des familles, qui bénéficient au MSTC d’une meilleure qualité de vie. Mais si la mission première de l’organisation est d’accueillir des personnes au chômage ou qui n’arrivent plus à payer leur loyer, leur hébergement dans l’occupation n’est pas automatique. Plusieurs réunions d’évaluation et d’information sont nécessaires avant qu’elles puissent y poser leurs valises. « Les habitants doivent d’abord apprendre comment fonctionne le mouvement avant d’y adhérer ; il faut qu’ils comprennent dans quoi ils vont vivre et dans quelles conditions ; et surtout savoir ce qui les attend : c’est une lutte, ils vont devoir s’impliquer », insiste Márcia. À la précarité des lieux à rénover et au manque de moyens financiers s’ajoute en effet l’incertitude des familles concernant leur avenir : suspendues aux décisions de justice concernant le bien-fondé de l’occupation, elles risquent d’être expulsées à tout moment.
Un territoire en partage d’idées et échanges de compétences
Pour Carmen Silva, la fondatrice du MSTC qui porte le collectif à bout de bras, il faut considérer l’édifice comme un lieu relié au territoire, avec des habitants qui y travaillent, participent au commerce et à la vie des entreprises, utilisent les services des écoles, crèches et hôpitaux, situés à proximité pour la plupart, et même des guichets de la loterie nationale pour payer leurs factures. En retour, l’occupation est ouverte à tous, curieux ou volontaires pour participer aux différentes activités dont certaines sont élaborées et organisées par un collectif de collaborateurs externes. C’est le cas d’Eduardo. Ce professeur à la retraite qui habite le quartier s’occupe de la ludothèque et du soutien scolaire « pour être utile à mes voisins ». Quant à Jacqueline, qui travaille au secrétariat à la Culture, elle fait tous les samedis une heure de métro pour venir enseigner la science à la vingtaine d’enfants inscrits aux différentes activités.
Des interactions de ce genre ont définitivement changé le regard du voisinage sur l’occupation. Nombreux sont désormais ceux qui viennent en renfort aider les familles après leur journée de travail, assister à des expositions ou faire la queue un week-end sur deux pour déguster le repas servi par Madame Carmen et son équipe, concocté dans la cuisine collective à partir de produits frais cueillis dans le jardin potager. Le chef vient souvent de l’extérieur, contrairement aux cuisiniers, dont la plupart sont rémunérés pour leur travail. « Ici, tout le monde participe. Certains sont volontaires mais personne ne travaille contre son gré » sourit Denise, une habitante de Bela Vista qui a intégré elle aussi l’occupation suite à des problèmes financiers. « C’est une école d’apprentissage de la vie et c’est très gratifiant. » La recette du week-end permet surtout à l’organisation de distribuer entre 200 et 300 paniers repas à la population du quartier dans le besoin, « des plats élaborés avec exactement les mêmes produits », insiste Denise. Selon les derniers chiffres officiels du SES (le Secrétariat à la santé), ils seraient actuellement plus de 32 000 personnes dans le centre de São Paulo à vivre dans la rue.
Consolider ces occupations précaires en logements sociaux
Malgré l’absence de soutien des pouvoirs publics et des pressions politiques et policières récurrentes, plusieurs autres édifices inoccupés investis à la suite de l’expérience réussie de la Nove de Julho ne cessent de se consolider. Des architectes et des universitaires viennent maintenant du monde entier découvrir ces nouveaux modèles d’habitat partagé. L’objectif du MSTC est d’obtenir la rénovation officielle de ces bâtiments, qui permettra aux familles qui y vivent déjà d’y habiter définitivement. Après des années de lutte et de mobilisation collective, le mouvement a ainsi réussi à faire transformer en logements sociaux l’un des plus grands hôtels de la ville, le Cambridge, situé sur la même avenue et entièrement désaffecté. À l’image de Maria das Neves, de nombreux résidents de la Nove de Julho sont des anciens occupants du Cambridge, qu’ils vont bientôt pouvoir réintégrer après deux ans de travaux. Les familles ont été concrètement impliquées, via des réunions, dans toute la rénovation, de l’achat d’un robinet au choix du lavabo des appartements, du carrelage des aires communes au plâtre utilisé.
L’habilitation, obtenue en 2016, du MSTC à promouvoir le développement de logements sociaux dans l’agglomération de São Paulo est à l’origine de la victoire des familles de l’hôtel Cambridge et de celle toute récente des occupants d’un immeuble de 23 étages sur l’avenue Rio Branco qui, une fois rénové, devrait abriter 287 appartements. La Nove de Julho, qui a été réinvestie avec une offre de réurbanisation et un projet social où les personnes réinventent un « vivre-ensemble » à la fois citoyen, ouvert et solidaire, suivra-t-elle le même chemin ? L’espoir est grand chez les résidents, comme chez Fernando, 41 ans, qui habite l’immeuble avec sa mère : « S’il y en a qui y arrivent, pourquoi pas nous ? »
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Données en plus
À São Paulo, métropole de plus de 12 millions d’habitants, 360 000 familles, soit 1,2 million de personnes vivent en situation de précarité.
170 000 habitants sont en attente de logement social.
La plus grande ville du Brésil compte près de 290 000 bâtiments abandonnés, dont 33 000 dans le centre-ville.
Le MSTC coordonne 5 occupations, qui abritent plus de 800 familles, dont 129 résident à la Nove de Julho. Une fois les travaux terminés à l’hôtel Cambridge, ce sont 120 familles qui vont pouvoir réintégrer leurs appartements.