Depuis le milieu des années 1990, plusieurs maires calabrais ont pris le pari d’accueillir des réfugiés. Un geste solidaire qui a permis de redonner vie à des communes qui se mouraient, abandonnées par leurs habitants partis chercher du travail ailleurs, en Europe ou aux États-Unis.
Silhouette frêle mais regard noir profond et déterminé, Doha Alokla, 19 ans, s’exprime dans un italien impeccable. « Je me sens ici comme dans une deuxième famille, un deuxième pays. Aujourd’hui mon souhait est de contribuer à développer ce village, à le faire avancer », insiste la jeune syrienne, débarquée à Camini voici quatre ans. Pourtant, les débuts dans ce bourg calabrais de 700 âmes furent loin d’être évidents. « Quand je suis arrivée à l’école, les autres élèves n’acceptaient pas que je porte le voile, ils critiquaient ma religion, mes différences. Je me suis sentie faible et vulnérable, mais avec le temps j’ai compris que c’était à moi d’aller vers les gens et d’expliquer qui je suis et d’où je viens », raconte cette étudiante en tourisme. En parallèle de ses études, elle travaille comme assistante sur l’un des projets de la coopérative Jungi Mundu, qui gère les fonds consacrés par le ministère de l’Intérieur à la prise en charge des demandeurs d’asile.
Des villages vidés par l’émigration
Comme Doha, une centaine de demandeurs d’asile et de réfugiés sont désormais installés à Camini, une majorité de familles mais aussi des femmes et des hommes seuls. Les premières arrivées remontent à 2011, alors que de nombreux bateaux de réfugiés arrivent sur les côtes italiennes et grecques, à la suite des printemps arabes qui secouent plusieurs pays du Moyen-Orient. Pour répartir la prise en charge des rescapés sur l’ensemble du territoire, le ministère de l’Intérieur italien lance un appel d’offre à destination des maires, en particulier ceux de villages dits « dépeuplés ». « À cette époque, Camini était en pleine crise, les maisons abandonnées par les émigrants tombaient en ruine… Nous cherchions des solutions pour faire renaître notre village », se souvient Giuseppe Alfarano, actuel maire de Camini.
En effet, des quelque 2 000 habitants que comptait le bourg à la fin du XIXe siècle, il n’en reste plus qu’un tiers un siècle plus tard, et le déclin se poursuit au début des années 2000. « L’émigration s’est déroulée en plusieurs étapes, mais toujours en lien avec le manque d’opportunités professionnelles. À la fin du XIXe, les Calabrais partent vers les Amériques, pendant l’entre-deux guerres dans les pays du nord de l’Europe, dans les années 1950 et 1960 en France et en Allemagne, puis à partir des années 1980 en direction de l’Italie du Nord », détaille Rosario Zurzulo, président de la coopérative Jungi Mundu. Créée dans les années 1990 pour favoriser l’insertion dans le monde du travail des personnes les plus vulnérables, la coopérative de Camini ne suffit pas à stopper l’hémorragie démographique. « Quand les gens partent, les services suivent le même chemin. L’école maternelle avait fermé, l’école primaire était sur le point de le faire faute d’élèves et la poste aussi », poursuit le quadragénaire, lui-même né à Camini.
Une terre de croisements des cultures
Ce qui convainc la mairie de Camini de répondre en 2011 à l’appel d’offre du ministère de l’Intérieur ? La tradition calabraise, selon l’édile, celle d’une terre de passage et de rencontres des cultures, où coexistent toujours des centaines de dialectes, dérivés notamment du grec et de l’albanais. Mais aussi l’exemple des villages voisins, qui se sont lancés dans l’accueil une dizaine d’années plus tôt. Posée à 240 mètres au-dessus de la mer ionienne, la belle cité médiévale de Badolato, située à une vingtaine de kilomètres de Camini, surplombe une nature sauvage entourée d’une mer bleu azur. Le 26 décembre 1997, c’est à quelques kilomètres de là que s’échoue un radeau d’infortune, l’Ararat, avec à son bord 826 réfugiés, majoritairement des Kurdes ayant fui la Turquie ou l’Irak.
Hommes, femmes et enfants, ils pensaient arriver en Allemagne, mais débarquent sur la côte ionienne, après un périple de huit jours en mer Méditerranée. À l’époque, les réfugiés, surtout les clandestins, sont séparés lorsqu’ils arrivent en Italie, les hommes enfermés dans des camps, les femmes et les enfants dans d’autres. Le maire de Badolato, Gerardo Mannello, fait un autre choix : celui de faire revivre son village dépeuplé – de 6 930 habitants il y a un peu plus d’un siècle, il n’en demeurait plus que 624 en 1997, dont 40 % de retraités – en accueillant ces immigrés, dans lesquels il reconnaît des semblables. « La différence entre le sud et le nord de l’Italie, où ce type de projets fonctionne moins, c’est que l’accueil est plus naturel pour nous qui avons dû quitter notre terre natale pour chercher du travail. Nous savons ce que c’est que de se sentir étranger quelque part. » L’empathie reste le premier geste pour comprendre l’autre.
Un projet de cohabitation qui essaime
Certes, mais au départ la population sera divisée sur l’arrivée de ces nouveaux habitants. « Alors, j’ai convoqué le conseil communal à la veille de Nouvel An. Je ne savais presque rien du problème kurde. J’ai fait venir des livres de Rome, je me suis documenté et j’ai expliqué à mes concitoyens pourquoi ces Kurdes fuyaient, leur histoire, l’aide que nous pouvions leur apporter », raconte le maire au journal belge la Der en 1998. C’est alors que naît la solidarité. La municipalité reçoit les clés de quatre-vingts appartements vides prêtés par les propriétaires émigrés à l’étranger, les habitants de Badolato et les nouveaux arrivés s’engagent de concert pour les rénover. La ministre de la Solidarité sociale, Livia Turco, débloque des fonds pour la construction de vingt logements supplémentaires. Un an plus tard, le premier restaurant kurde, Ararat, ouvre à Badolato, et bientôt les communautés prennent langue. « Nous avons déjà fêté trois fiançailles entre Kurdes et Badolataises. Et trois femmes kurdes arrivées enceintes ont eu leurs bébés ici », se réjouit à l’époque Gerardo Mannello.
Le projet ne pourra se poursuivre après 2001, des dissensions au sein de l’équipe municipale sur d’autres sujets amenant le maire à quitter son poste. Si l’accueil des réfugiés s’interrompt, certaines familles s’intègrent néanmoins au village, où elles vivent toujours. Surtout, l’initiative de Gerardo Mannello donne des idées à Domenico Lucano, qui deviendra en 2004 maire de Riace, une commune située à trois kilomètres de Camini. Ce dernier fait le pari d’un accueil important, jusqu’à 600 migrants pour une population de 1800 habitants. Le maire charismatique et haut en couleur, qui inspirera notamment un documentaire au cinéaste Wim Wenders, multiplie les projets comme la restauration de maisons anciennes et l’ouverture de boutiques d’artisanat. À partir de 2016, cet homme devenu l’emblème de l’accueil des migrants dans le monde entier est pris pour cible par l’ancien ministre de l’Intérieur Matteo Salvini, qui l’accuse d’irrégularités dans la gestion des fonds. S’il sera finalement innocenté à l’issue de son procès, Domenico Lucano a néanmoins dû céder sa municipalité à la Ligue du Nord. La majorité de ses administrés a en effet voté pour son opposant, jugeant son projet d’accueil démesuré par rapport à la taille du village.
Le choix d’une intégration douce et progressive à Camini
Soutien indéfectible de Domenico Lucano qui a « montré l’exemple » et a réussi à faire renaître son village, le maire de Camini a toutefois fait le choix d’une intégration plus modeste et progressive, débutant par une petite dizaine de réfugiés, avant d’en accueillir aujourd’hui cent vingt. Il a par ailleurs délégué la gestion des activités liées à l’accueil à la coopérative Jungi Mundu, constituée des enfants ou neveux des habitants historiques de Camini. « La force de la coopérative est sa capacité à dialoguer avec la communauté », estime Serena Tallarico, ethno-psychologue pour la coopérative et fondatrice du projet Ama-La, qui accompagne des femmes migrantes victimes de violence et les forme au tissage traditionnel calabrais. « Les personnes qui arrivent se voient d’emblée confier un rôle au sein du village. C’est le cas déjà des premiers migrants à Camini, des hommes de la Côte d’Ivoire qui ont été immédiatement impliqués dans la production d’huile d’olive. La coopérative s’est appuyée sur cette première expérience positive pour bâtir son programme d’accueil », complète-t-elle.
Ce projet global comprend à la fois l’apprentissage de la langue italienne, la prise en charge administrative, médicale, psychologique, mais aussi la formation professionnelle. Si des oppositions existent au sein du village, Rosario Zurzulo affirme avoir été plutôt surpris dans le bon sens : « Au début nous craignions la réaction des citoyens âgés par rapport à l’intégration d’étrangers. À tort, car en fait ce sont eux qui ressentaient le plus le besoin d’échanger, et d’aller à la rencontre de personnes d’autres cultures. L’avantage d’un village par rapport à une grande ville est l’intégration dans le tissu même du bourg. Les gens se croisent tout au long de la journée et se saluent, les enfants vont ensemble à l’école… »
Et finalement le village reprend vie
Dix ans plus tard, les résultats sont en tout cas indéniables. Une vingtaine de maisons abandonnées par les émigrés ont été reconstruites et rénovées par un maçon calabrais accompagné d’apprentis locaux et de migrants qu’il a formés, dont un Sénégalais qui travaille à ses côtés depuis plus de cinq ans. Elles servent aujourd’hui à la location touristique. Grâce à l’accueil de familles, notamment syriennes, l’école primaire a rouvert, tout comme un restaurant qui emploie un jeune cuisinier du village, auparavant expatrié en Angleterre. « Entre 2016 et 2017 il y a eu vingt naissances… et pas seulement des naissances de familles migrantes, mais aussi des familles de Camini. Grâce à la coopérative, les jeunes d’ici ont pu trouver du travail et une petite stabilité économique », se réjouit Giuseppe Alfarano.
La preuve par le parcours exemplaire de Filmon : ce réfugié Erythréen formé à l’agriculture, apporte depuis plusieurs années ses compétences à Camini et fournit notamment le bar en fruits et légumes frais. Arrivé en Italie avec sa femme, il a depuis fondé une famille et n’imagine plus repartir. Pour la plupart des réfugiés cependant, Camini ne sera qu’une étape dans leurs parcours migratoire, l’objectif restant de s’installer dans une grande ville du Nord, quand ce n’est pas dans un autre pays. Quelle que soit la suite de leur parcours, les réfugiés qui sont passés par la petite ville calabraise auront pu, l’espace de quelques semaines, mois ou années, poser leurs valises et se sentir bienvenus. En un mot, trouver les bases d’un nouveau départ.
Données en plus
Nombre de migrants/réfugiés accueillis à Camini : 120.
Début du projet d’accueil : 2011.
Nombre d’habitants à Camini : 250 dans le bourg, 700 en y ajoutant Marina.