En 2014, Pli Bel Lari, c’était quelques Guadeloupéens rompant leur isolement pour repeindre les façades des murs du quartier Vatable de Pointe-à-Pitre, alors en déshérence. Sept ans plus tard, c’est une méthode de vie et d’entraide pour faire revivre la cité grâce au soutien de toutes les populations. Cet article a été écrit pour le numéro 5 de la revue Visions solidaires pour demain, disponible en librairie. Sylvie Adélaïde, à l’origine du projet avec son association Atelier Odyssée, interviendra le 1er octobre après-midi dans les Rencontres solidaires au 104-Paris.
En ce début d’année 2021, toutes les générations se croisent entre le visage d’un Bouddha, les plantes et les pierres d’un jardin zen, qui a poussé pendant la crise sanitaire au cœur du quartier Vatable. Au sein d’une « dent creuse », terrain vague encastré entre deux bâtisses, ce havre de paix est l’un des derniers projets de Pli Bel Lari. Un bénévole de l’association, le paysagiste Jean-Bernard Lamasse, en a eu l’idée. D’autres membres de tous âges ont nettoyé, l’entreprise Jardin et Paysage a gracieusement terrassé le lieu, puis d’autres volontaires ont repeint les murs.
« Rien qu’en protégeant les lieux, notamment les jardins et fresques, certains jeunes contribuent désormais à l’effort collectif initié par Pli Bel Lari. Ça n’a pas toujours été facile, il a fallu en passer par des phases d’incompréhension », explique l’artiste graffeur Pacman, quasi quadragénaire dont la famille est originaire de la Dominique voisine. Ce n’est pas le moindre tour de force de cette opération que d’être parvenue à faire se parler des générations en levant des années de malentendus : les adolescents qui tenaient les murs ne sont désormais pas les derniers à donner des coups de mains aux anciens.
Ravalement de façades qui faisaient grise mine
Tout a commencé un week-end de mars 2014. Quelques seaux de peinture, pas mal de pinceaux et beaucoup d’huile de coude… Une poignée d’habitants du quartier Vatable de Pointe-à-Pitre décident de se prendre en mains, histoire de redonner des couleurs aux rues et façades qui font grise mine quand d’autres s’écroulent. « J’étais très triste de voir mon quartier se délabrer, ça allait de mal en pis », se remémore Maxe Custos, née au 47, rue Dugommier, là même où cette septuagénaire réside toujours. Très vite, cinq maisons sont repeintes, dix, vingt… Et ainsi de suite. « D’autres s’y mettaient d’eux-mêmes et retapaient leur intérieur », reprend la doyenne, aux abords du centre historique et de l’usine Darboussier, l’ancien poumon économique de la ville. Autrefois très commerçantes et animées, ces rues emblématiques du centre-ville tombaient en décrépitude, abandonnées au marché de la drogue et à la prostitution. « Alors, pour notre dignité, parce qu’on connaît la valeur de ce quartier, on a initié ce projet », reprend Sylvie Adelaïde, présidente de l'association Atelier Odyssée. Cette architecte urbaniste et artiste peintre va du coup fédérer les premières bonnes volontés pour ce projet qui prend pour nom Pli Bel Lari. Un slogan, doublé d’un objectif : remettre de la couleur dans le quotidien.
« Et les questions sont vite arrivées : pourquoi faire ceci ? La mairie était-elle derrière ? Il a fallu faire effort de pédagogie, en leur disant que ce n’était que le fruit de notre bonne volonté ! » Dans ce quartier peuplé de précaires, de personnes âgées, de migrants débarqués des îles voisines, il a fallu lever les suspicions avant que les habitants ouvrent leurs portes. Sylvie Adelaïde a misé sur le temps, juste soutenue par deux partenaires : un fournisseur de peintures et l’autre de matériel. « L’idée n’est pas de faire forcément beaucoup, c’est surtout le faire bien. Le chemin pour y parvenir est aussi important que l’objectif », résume-t-elle.
Avec son pinceau ou sa bombe de peinture, agir sans attendre
Plus que les grands mots, il s’agit ici de petites actions dont la pierre angulaire repose sur un principe basique : la mise en action, sans attendre. « Dans cette opération, les bénéficiaires sont les prescripteurs. On décide le mardi et on réalise le dimanche, tout le monde peut apporter sa pierre à l’édifice. Cette immédiateté est d’une grande efficacité », se félicite Sylvie Adelaïde qui, sept ans plus tard, mesure la réussite de leur action au recul du sentiment d’insécurité et au sentiment de fierté qui a regagné les habitants. « L’état d’esprit, renchérit le street artist Pacman, c’est de développer une cohésion, de donner une autre image de nos rues, de notre île… Bref, de transformer des visions négatives en vibrations positives. » Poteaux, pylônes, sols éreintés, tout est prétexte à redonner de la vie dans l’asphalte jungle.
Et les clichés d’antan s’effacent : longtemps le graffiti fut décrié, ses artistes perçus comme des salisseurs. « Aujourd’hui nous faisons partie des solutions », en rit Pacman. Bien des graffitis du quartier ont été posés lors du Wole Creole Art, un festival qu’il a mis en place en mai 2019 avec Pli Bel Lari.
« Un jour, Sylvie m’a demandé de venir peindre une parcelle abandonnée. Et depuis on avance ensemble. Je suis 100% sur leur démarche. D’abord parce qu’ils font, là où trop de Guadeloupéens disent qu’ils vont faire et s’arrêtent là ! », s’exclame Steek, triple champion du monde de Body Painting qui a œuvré dans la réinsertion. « En prenant soin de leur rue, les gars du quartier se donnent les moyens d’aller plus loin. Toutes ces petites choses permettent des connexions qui bout à bout renforcent le bien-être de tous. Mettre de la couleur sur les murs c’est comme mettre un lampadaire dans une rue sombre, ça change tout. » Jérôme Jean-Charles, sculpteur et street performeur qui signe JCH, a quant à lui planté dans une « dent creuse » deux fleurs, jaune et blanche, fabriquées à partir de la tôle, du métal et de l’acier récupérés après les incendies qui créent ces espaces défoncés. « Nou kalé, on y va en créole ! », c’est de la résilience par l’action, « même si tout n’est pas rose »… et qu’ici, la crise sanitaire a aggravé la situation sociale, notamment des jeunes.
Des liens se tissent à nouveau
Aloa, Guadeloupéenne de 27 ans, et Francesca, Portugaise de 30 ans récemment émigrée ici, se sont rencontrées lors d’une formation autour de l’ESS. Elles ont fondé l’association de médiation socio-culturelle Il Y A. Leur première idée a consisté à collecter les histoires des personnes âgées. Puis, à partir de ces témoignages, elles ont construit des récits afin de proposer en mars 2018 des visites guidées – « à prix libre » – de la ville aux touristes qui débarquent pour quelques heures à Pointe-à-Pitre. Le quartier de Pli Bel Lari, avec qui elles sont partenaires, est un passage obligé. « C’est un quartier victime de sa réputation, et nous démontrons que nous pouvons y marcher, s’y approprier les espaces. »
Après les ravalements de façade, de fond en comble, le nettoyage des espaces délaissés est l’une des actions participatives de Pli Bel Lari. Une fois « habitables » par tous, ils accueillent des animations, comme sur la parcelle qui fait face au local de l’association Atelier Odyssée, à la fois galerie d’art, lieu d’échanges et épicentre de Pli Bel Lari. Pli Bel Lari y propose des projections à ciel ouvert, avec un vaste mur blanc pour grand écran. Elles sont organisées par Jean-Marc Césaire, qui a fondé il y a un quart de siècle Ciné Woulé, association d’éducation populaire à l’image. « Notre façon d’envisager la diffusion de la culture, en lien avec les associations d’habitants, leurs demandes, s’insère parfaitement dans le projet Pli Bel Lari qui conjugue convivialité et réflexion. » Au menu de ces séances gratuites, des fictions et des documentaires sur la société guadeloupéenne, souvent sujets à débats.
Et que renaisse l’économie locale
« Il y a beaucoup plus de boutiques et de bars qui se sont ouverts ! » Dans sa minuscule épicerie ouverte tous les jours, de 6h30 à 20h, Madame Popotte atteste du changement. « Autrefois c’était tout de travers. Pli Bel Lari, ça met de la gaité ! » Le changement est durable. « Les propriétaires se sont réapproprié leur maison, d’autres veulent s’y installer, des entreprises y investissent… », dit Sylvie Adelaïde. Emblématique de cette revitalisation, la boutique San Mêlé s’est installée depuis cinq ans au 7, rue Victor Hugo. Bénévole à Pli Bel Lari, Catherine Delor – Kty pour tous ici – y représente les artisans et créateurs de mode locaux. Non loin, David Drumeaux, qui se définit « entrepreneur militant guadeloupéen », a ouvert le restaurant 1973 quand Pli Bel Lari sortait les premiers pinceaux. Dans la même rue, il a développé un second lieu, Bokit de luxe, dédié au sandwich local. Des clients de partout le dégustent de l’autre côté du trottoir, dans le square aménagé qui était encore voici deux ans un dépotoir. A quelques pas de là, un bar à soupes draine lui aussi une nouvelle clientèle, noctambule, qui se mêle aux habitants du quartier. « C’est une synergie globale, c’est pas l’un ou l’autre, c’est tout le monde ensemble », se félicite l’entrepreneur, raccord avec les bénévoles de Pli Bel Lari.
Chacun participe comme il peut, et les vies de tous changent
Ils étaient une petite douzaine au début de l’aventure, à se retrouver deux dimanches par mois. Désormais, l’association compte une cinquantaine de volontaires à part entière, auxquels s’ajoutent ceux, nombreux, qui donnent des coups de mains ponctuels : des Guadeloupéens mais aussi des gens de métropole, de l’Europe, du Canada ou des États-Unis. « Chacun participe selon ses moyens et ses envies, dit Sylvie Adelaïde. Le résultat nous dépasse, nos vies ont changé ». Et elles continuent à s’améliorer grâce à des bénévoles comme Martine Hugonin et son mari Daniel. Elle a la responsabilité du jardin créole de Pli Bel La Ri, terreau de convivialité où elle gère les graines qu’apportent les voisins pour les planter. « Les migrants de Saint Domingue participent volontiers, en nous donnant des fruits de chez eux à planter. » La greffe a donc prise. Plantes médicinales, aromatiques, épices… Cannelier, bananier, ananas, gumbo… « Tout le monde peut se servir pour faire sa cuisine, son thé. C’est un jardin partagé, non ? »
En 2020, la pandémie du Covid-19 a mis en suspens certains projets, à l’instar de la seconde édition du festival Wole Creole Art, annulée, mais d’autres initiatives comme le jardin zen ont vu le jour. Le Bibliofrigo, un espace de lecture publique pour les enfants, a été construit dans une autre dent creuse réaménagée, tandis que des bancs en bois de récupération de palettes ont été disséminés dans le quartier pour semer des espaces conviviaux.
Justement, la belle idée a essaimé dans plusieurs communes de Guadeloupe : Morne à l’Eau, Saint François, Les Abîmes ou encore Port Louis. « Nous donnons du cœur à l’ouvrage aux autres. Chacun s’approprie notre exemple à sa manière », se félicite Sylvie Adélaïde dont ce projet de trois fois rien est devenu au fil de l’expérience et à force de bienveillance, un acteur pivot dans le cadre des politiques de la ville. « Le ciment de notre démarche, c’est le lien humain. Le vivre ensemble, c’est le fondement de la citoyenneté », insistait-elle en novembre 2019. Au début de l’été 2020, suite aux élections municipales qui ont porté une liste « verte » en tête, elle est devenue directrice de cabinet à la mairie de Pointe-à-Pitre, et une autre bénévole de Pli Bel La Ri est désormais conseillère municipale, chargée du cadre de vie. Ce qui ne les empêche pas de rester impliquées dans les actions de terrain, le pinceau en main. « Ça nous fait garder les pieds sur terre ! » Ce qui laisse aussi augurer de lendemains autrement en chantier en ces temps trop souvent plombés. « Les citoyens qui se sont formés in situ et se retrouvent aux leviers politiques savent de quoi ils parlent. Ils font avant de dire. Ça donne de l’espoir pour changer la vie ! »