Dans son hangar de 3 500 m2, ICI Marseille se pose d’abord comme un chaînon manquant entre l’artisan et l’industrie : les résidents sont des indépendants, mais les machines, l’espace et certains clients sont mutualisés. Ce mode de fonctionnement réduit la précarité du métier d’artisan voire le réinvente grâce à une connexion avec des jeunes éloignés de l’emploi ainsi que des associations de l’économie sociale et solidaire. ICI Marseille est un espace de développement et de solidarité au sein du quartier, mais aussi de respect de l’environnement, car le caractère local de ses productions et le lien direct avec les producteurs réduit fortement l’empreinte carbone de ses activités.
- Agnès Mellon
Ici Marseille est une manufacture collective qui défend l’idée de circuit court industriel. Ce lieu expérimente une nouvelle approche du travail indépendant. Il fonctionne aussi comme une bourse à missions, car il porte des projets nécessitant plusieurs corps de métier. Mais à la différence du travail en régie, où le travailleur est en bout de chaîne, « ici c’est l’inverse, le travailleur choisit ses projets », précise David Ben-Haïm, le gérant d’Ici Marseille. Outre la mutualisation des machines, de l’espace et de certains clients, qui permet à des artisans de sortir d’une grande précarité et d’accéder à des conditions de travail respectueuses de leur santé, Ici Marseille est un terrain d’expérimentation pour toutes les structures sociales et solidaires à proximité.
- Agnès Mellon
L’ancien hangar de chauffeur-livreur DDS Méditerranée qu’occupe ICI Marseille se situe dans les quartiers Nord de la ville, à deux pas du marché aux puces et du port maritime. Il s’agit d’une zone de friches industrielles et d’habitats dégradés, abandonnée depuis des décennies par les pouvoirs publics et qui fait désormais l’objet d’un gigantesque programme de rénovation urbaine. Les aménageurs ont pour objectif de relancer une activité semi-industrielle et artisanale dans ce quartier où le chômage des jeunes dépasse les 50% et où l’économie informelle domine. Et les acteurs du lieu sont en train d’en faire également une sorte de carrefour du « faire » solidaire.
- Agnès Mellon
Autour de nous, il y a la maison des apprentis qui s’adresse à des publics très éloignés de l’emploi, des lycées professionnels et des ateliers d’artisan. L’idée, c’est de créer ce que j’appelle le mélange marseillais. Les artisans ont un intérêt à aider les jeunes à relancer l’artisanat, les jeunes peuvent trouver des systèmes d’apprentissage dans lesquels ils ne se sentent pas brimés, et les décrocheurs trouvent autre chose que l’habituelle poudre aux yeux. Ce modèle, qui a fait ses preuves à ICI Montreuil, peut paraître néo-bobo, mais nous faisons tout pour qu’il profite aux habitants du quartier, aux jeunes en filière pro, etc. », explique David Ben-Haïm, le gérant d’ICI Marseille.
- Agnès Mellon
Depuis son ouverture en octobre 2018, une quarantaine d’artisans ont rejoint le lieu, qui prévoit d’en accueillir deux cents. Ils évoluent aux côtés des jeunes des quartiers populaires en formation ou en reconversion, ainsi que des bénévoles d’un fablab solidaire. D’autres initiatives sont en courts d’intégration à ICI Marseille, à l’image de L’Établi, un « repair café » pour les particuliers qui a perdu ses locaux lors d’un incendie, ou encore de l’atelier d’insertion « Quartier Maro » de l’artisane en maroquinerie Nouria Nehari, qui était jusqu’ici hébergé par l’École de la Deuxième Chance à Marseille.
- Agnès Mellon
Le fablab Utopia Maker, lancé en Colombie en 2016 par Philippe Parmentier, est accueilli gracieusement par ICI Marseille. Dans ce fablab solidaire, enfants et adultes handicapés apprennent à fabriquer leur prothèse. « En Colombie, un enfant s’en est fabriqué une pour jouer de la guitare, un autre pour faire du vélo. Ils personnalisent leur prothèse, l’arrangent d’un point de vue esthétique mais aussi fonctionnel. On leur montre qu’ils ont la capacité de tout faire avec les modèles open source qu’on trouve sur Internet et les imprimantes 3D. Ils fabriquent tout, même les imprimantes 3D. », rapporte Philippe Parmentier.
- Agnès Mellon
Le colombien Mauricio Carrillo, un jeune ingénieur malentendant, en résidence à Utopia Maker Marseille, vient expliquer et partager son système de recyclage de déchets plastiques qu’il a installé sur une imprimante 3D. Nicolas Kraszewski, ayant perdu un bras et une jambe suite à un accident, participe aussi à la résidence : il cherche à réaliser, avec les autres résidents, un système de fixation de prothèse en open source adapté à son type d’amputation. Grâce à l’auto-fabrication des imprimantes 3D, au plastique recyclé et aux modèles open source, le coût de production d’une prothèse devient marginal, alors que les prothèses industrielles coûtent plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d’euros.
- Agnès Mellon
contretemps des discours d’inclusion ou même d’empowerment, qui tous deux postulent que les exclus ont envie d’intégrer le monde tel qu’il est, les membres d’Utopia Maker transforment le monde pour y prendre place : « L’innovation ne peut venir que de ceux qui sont en marge de la société, car ils sont les plus motivés à faire bouger les choses. Les exclus garantissent un renouvellement permanent de la société, c’est ce que j’appelle l’inclusion inversée », lance Philippe Parmentier. Ainsi, Utopia maker, au-delà de sa dimension de fablab, apporte à ICI Marseille une approche solidaire de l’innovation et de la production artisanale.
- Agnès Mellon
ICI Marseille est également un lieu d’apprentissage par le « faire » : formation en interne pour les résidents autour de l’utilisation des machines, notamment numériques, ou encore initiation à la production pour les non résidents. Par ailleurs, cette manufacture collective héberge Skola, un dispositif d’apprentissage en conditions réelles issu de la Fondation des Apprentis d’Auteuil. Depuis la rentrée 2018, Skola forme des jeunes des quartiers prioritaires au métier d’installateur en fibre optique. « L’avantage, c’est la souplesse du lieu. Pas besoin d’autorisation pour percer un trou, et on fabrique tout sur place avec l’aide des artisans : les tables, les chaises, même la devanture de la salle de formation », résume Jérémy, le formateur.
- Agnès Mellon
Ce qui est différent dans ce centre de formation, c’est qu’il y a des ouvriers. On peut aller voir d’autres métiers, on peut même participer, faire de la menuiserie par exemple », témoigne Okba, en formation avec Skola et habitant du quartier de la Belle de Mai, réputé pour être le quartier le plus pauvre d’Europe... « On sent, à ICI Marseille, le désir de rassembler les gens, tout y est mis en œuvre pour que l’intégration de chacun soit la meilleure possible. Donc je pense que c’est vraiment un endroit qui a vocation, justement, à développer humainement les personnes », ajoute Fabien, 23 ans et un parcours scolaire éclaté.
- Agnès Mellon
Après quelques mois d’activité, ICI Marseille héberge une quarantaine de résidents, majoritairement des artisans travaillant le bois et le métal : menuisiers, ébénistes, charpentiers, serruriers, ferronniers. Mais aussi des métiers plus atypiques : accessoiriste pour le cinéma (rail de travelling, etc.), scénographe lumière. La communauté se crée, des interactions se concrétisent : ceux qui font de la conception se forment par exemple sur les machines, tandis que les artisans s’initient au numérique...
- Agnès Mellon
En plus des machines de production habituelles, ICI Marseille s’est équipé d’une découpeuse et d’une fraiseuse numériques. « Ces machines sont primordiales dans notre conception de l’artisanat de demain : elles permettent à des prix abordables de fabriquer les outils des artisans pour produire plus vite, en petite et en moyenne séries dans des schémas de circuit court industriel. Et l’abonnement à ICI Marseille (200 euros par mois pour un poste de travail et l’accès aux machines) est un tarif très accessible et cohérent avec ce modèle », explique David Ben-Haïm. L’auto-fabrication s’applique aussi aux outils numériques, via l’open source pour les maîtriser et avoir la capacité de les modifier.
- Agnès Mellon
Les villes ont perdu leurs artisans, j’ai cinq à dix demandes par semaine venant de collectivités ou d’entreprises pour réimplanter de l’artisanat de production », commente Nicolas Bard, cofondateur d’ICI Montreuil et de Make ICI, la structure mère. « Ce n’est pas un effet de mode, c’est un raz-de-marée. Partout il manque de la place, et plus encore du sens, et les métiers de l’artisanat sont des métiers qui ont du sens. On va ouvrir des “chutothèques” dans nos lieux et les habitants pourront se servir. On va leur apprendre à réparer les objets, plutôt que les jeter. On va apprendre aux enfants, avec les écoles du quartier, à comprendre ce qu’est un artisan, à toucher le bois, une machine... », poursuit-il.
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L’histoire a commencé en 2012 avec la coopérative ICI Montreuil. Marseille a suivi en 2018 et ce sera bientôt le tour de Nantes, du Morvan, de Bordeaux et de Lille. L’ensemble se structure autour de la SAS Make ICI. « Plutôt que de faire un espace en région parisienne de 30 000 m2, on a préféré construire un réseau de lieux et de territoires, chacun apportant des savoir-faire que les autres n’ont pas. Les résidents auront accès, sans payer de supplément, à l’ensemble des lieux Make ICI. Cette facilité d’échange est fondamentale, car c’est en développant le réseau au niveau national qu’on pourra attirer des projets intéressants pour la production artisanale française », souligne Nicolas Bard.
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Les aménageurs de la zone des Fabriques, où se trouve ICI Marseille, mènent une stratégie d’urbanisation transitoire : tester de nouvelles activités en amont de la rénovation afin de faire évoluer progressivement les pratiques et les façons de faire des habitants du quartier. Transitoire, cela veut dire qu’ICI Marseille déménagera d’ici cinq ans après avoir servi de levier ou d’alibi, selon le point de vue. Conscients de l’instrumentalisation possible d’ICI Marseille, en cheval de Troie d’une « gentrification » trop bien connue, ses dirigeants espèrent que le réseau Make ICI pèsera suffisamment dans la balance politico-économique afin de garantir les conditions de survie d’un lieu ouvert et solidaire.
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ICI Marseille est le plus grand makerspace d'Europe. Un atelier partagé de 3 500 m2. 48 conteneurs aménagés, 165 postes de travail, plus de 50 machines mutualisées. Créé en 2018, Ici Marseille est membre du réseau Make ICI (ICI Montreuil, ICI Morvan, ICI Nantes, etc.).