Depuis la mi-mars 2020, la population est confinée pour lutter contre la pandémie de Covid19. Mais comment faire quand on n’a pas de toit ? Alors que pas mal d’établissements ferment ou réduisent fortement leur activité, le rôle des structures qui aident les personnes sans-abri s’avère crucial pour éviter que ne s’ajoute un désastre humain au drame sanitaire. Comment des associations dont Solidarum a déjà mis en lumière la générosité et l’inventivité s’organisent-elles pour continuer leur mission d’entraide envers celles et ceux qui vivent à la rue ? Petit état des lieux après bientôt un mois…
« Nous apportons aux personnes sans-abri des repas pour 48 heures, parce qu’il n’y a plus personne dans les rues et que la manche ne fonctionne plus. Nous leur proposons aussi des kits d’hygiène (savon, lingettes, gel hydro-alcoolique) ainsi qu’une douche dans notre camion mobile car ils ont de gros problèmes d’accès à l’eau. Et comme il n’y a plus d’endroit pour faire sa lessive, on lave aussi leur linge. » Fondatrice de La Maraude citoyenne rémoise, Zahia Nouri n’a pas hésité à l’annonce du confinement dû à l’épidémie de coronavirus, le samedi 14 mars 2020. « On fonce ! » Décision est prise de modifier le rythme des maraudes, pour les rendre régulières plutôt que de privilégier de grosses opérations ponctuelles : elle se déroulent désormais trois fois par semaine : lundi, mercredi et vendredi. Il faut également adopter de nouvelles mesures de prudence (gestes barrière, distanciation) et penser à protéger les bénévoles, souvent âgés. « On sort maintenant à quatre ou cinq en maraude, contre une dizaine d’habitude. » Pas question, pourtant, de suspendre les activités de l’association. « Les gars ont trop besoin de nous ! » Plus que jamais, c’est tellement vrai…
La double punition de ceux qui n’ont plus rien
Devant la porte des locaux de La Cloche, le paysage s’est figé. Les rues sont désertes, et la plupart des commerces, administrations, parcs, bains douches ou toilettes publiques, fermés. Les structures d’aide aux sans-abri, de distribution alimentaire, de services de première nécessité ou d’accueil de jour réduisent également leur activité. « Elles n'étaient plus en mesure d'accueillir les personnes, notamment parce qu’elles ne peuvent pas protéger à la fois leurs bénévoles, leurs salariés, et les personnes sans domicile, elles-mêmes considérées comme très à risque », détaille Laura Gruarin, co-directrice générale de La Cloche, qui tisse des réseaux de solidarité entre habitants, commerçants et sans-abri dans huit villes de France. Emmaus Défi doit ainsi fermer son chantier d’insertion et ses deux magasins parisiens, car « ils ne sont pas de première nécessité ». Mais sans couper le lien avec ses bénéficiaires. De la même façon, en cette période de confinement, l’association Carton Plein garde un lien téléphonique permanent avec les personnes sans-abri qui travaillaient sur la manutention et le reconditionnement des cartons dans le cadre du dispositif Premières heures avant la crise sanitaire. Mieux : elle veille à leur hébergement en hôtel ou en centre d’hébergement d’urgence, et leur assure si besoin une sorte d’acompte sur leur salaire pour qu’ils aient de quoi subvenir à leurs besoins.
Beaucoup de personnes sans-abri se retrouvent néanmoins, du jour au lendemain, sur-précarisés. « Ils ne peuvent plus compter sur le sandwich, pain, gâteau qu’on leur offrait spontanément, complète Claire Duizabo, responsable de la communication d’Entourage ; ils ne comprennent d’ailleurs pas pourquoi il n’y a plus personne dans les rues. » Certes, le « plan d’hébergement hivernal » des sans-abri a été prolongé jusqu’au 31 mai 2020 par le gouvernement, l’évacuation des squats repoussée, évitant à quelques milliers de personnes supplémentaires de dormir dehors. Mais cela ne suffit pas pour endiguer la saturation des centres d’hébergement et hôtels sociaux ; le 115 s’avère encore plus engorgé que d’habitude. Sans oublier, pour achever de déboussoler les personnes de la rue, cette soudaine attestation obligatoire de sortie – d’où, quand on n’a pas de toit ? Comment exercer ses devoirs de bon citoyen quand on n’a plus accès aux droits élémentaires ?
Numérisation, mutualisation
Comme toutes les structures d’aide, Entourage doit s’adapter dans l’urgence. Elle modernise immédiatement son application numérique qui coordonne les actions de solidarité à l’échelle d’un quartier (à Paris, Rennes, Lille et dans les Hauts-de-Seine). « Nous avons repensé toutes nos actions pour les décliner en trois missions. D’abord, maintenir le lien, en appelant chaque jour les 150 sans-domicile fixe qui ont laissé leurs coordonnées. Ensuite, informer : le Journal du confinement décrit chaque jour le confinement vu par un SDF tandis qu’une foire aux questions (FAQ) sur le coronavirus et les gestes à adopter est créée. Enfin, continuer à faire vivre la solidarité, par la numérisation de tous nos événements conviviaux habituels : petits déj’, pauses café, webinards, ateliers, etc. » Le téléphone et l’ordinateur chauffent en permanence. « La fréquentation de notre blog a été multipliée par dix ! Il fonctionne maintenant comme un guichet unique pour des gens qui se posent plein de questions, comme pour les SDF qui demandent ou proposent de l’aide. » De son côté, La Cloche actualise en permanence ses informations : « On a édité des listes des structures encore ouvertes qu'on met à jour quasiment heure par heure et qu'on diffuse sur nos réseaux sociaux », confie sa codirectrice générale.
Au Canada, lui aussi confiné, la réponse à la crise passe également par la communication virtuelle. Elle permet, comme pour toutes les structures qui fonctionnent désormais en effectif réduit, une coordination accrue avec les pairs. Moins de riverains, moins de salariés, moins de bénévoles ? Mutualisons ! « Notre local communautaire n’est plus ouvert, détaille Nomez Najac, chargé de mobilisation à Paroles d’excluEs, qui s’occupe des personnes précaires dans des quartiers de Montréal-Nord. On fait des tournées d’appels téléphoniques pour rester en lien avec les personnes avec qui on a un contact. Et on actualise en permanence les listes entre associations et services, pour voir les points et les commerces disponibles. Quand une personne m’appelle pour un besoin particulier, je navigue entre ces ressources pour trouver une réponse. Et pour les dons de nourriture, on fait des achats groupés de paniers standard avec la coopérative Panier futé. Ils sont livrés, au cas par cas, aux personnes que ne peuvent pas atteindre les banques alimentaires. »
La coordination des efforts, la faculté d’adaptation
La coordination s’avère déterminante dans la mise en place de la distribution alimentaire. D’autant qu’à Montréal comme à Paris, Reims ou Marseille, il n’y a pas de problème de stock au cours de ces premières semaines de confinement : les invendus des grandes surfaces et les fermetures de restaurant assurent des provisions suffisantes.
S’il a été contraint de fermer la plupart de ses dispositifs, Emmaüs Défi a néanmoins maintenu son projet Radis, c'est-à-dire ses collectes auprès de la grande distribution pour mettre à disposition des personnes sans-abri 450 repas quotidiens de qualité, cuisinés par Baluchon.
La Banque alimentaire fournit les colis de première nécessité aux 250 personnes du bidonville rom de Toulouse, qui sont distribués par l’association lauréate du prix de la Fondation Cognacq-Jay en février 2020 Rencontr’Roms nous – dont ce n’est pas la mission d’ordinaire. Et dans le camp rom de Montreuil, où officie l'association Quatorze (à l'origine du projet In my backyard), « les besoins en nourriture et produits d’hygiène sont assurés par la coordination avec le centre communal d’action sociale de la ville et des groupes citoyens ».
Certaines distributions s’avèrent même plus copieuses qu’à l’ordinaire. « Les repas que nous fournissons aux plus précaires proviennent de dons alimentaires de l’association We are phenix, qui récupère les invendus des supermarchés, détaille Émilie Prieu, cheffe de projet à Modulotoit, un camp de modules installé à Aubervilliers. Habituellement, ils nous fournissent une fois par semaine, mais en ce moment, ce sont trois livraisons hebdomadaires ! » À Reims, même « abondance » bien venue : « Nous avons récupéré beaucoup de stocks dans les restaurants. Le 27 mars, on a distribué 1500 sandwiches ! On en a même donné à la police, aux soignants… », raconte Zahia Nouri.
Faire face à une dégradation des conditions de survie
Pour autant, les responsables associatifs ne cachent pas leur inquiétude si le confinement devait se prolonger. « La fourniture de colis dépend très fortement des invendus offerts par nos partenaires, grossistes et grande distribution, qui sont aujourd’hui tombés au plus bas à cause de la ruée vers les supermarchés et de la fermeture des restaurants, analyse Emmaus Défi. Quant aux centres d’accueil, ils sont débordés par un afflux de plus en plus important de personnes à la rue pour qui le confinement n’est pas une option. Plus la crise avance, plus les besoins seront importants. »
Une inquiétude partagée par la responsable de la Maraude citoyenne rémoise : « Ça va se dégrader. Dimanche dernier, quelqu’un est venu toquer à ma porte parce qu’il avait faim. Ça n’était jamais arrivé. » Son association s’occupe de 80 sans-abri, sur 230 environ dans la capitale champenoise. Que deviendront les autres, celles et ceux qui n’apparaissent dans aucun listing, qui n’ont pas de téléphone (entre 20 et 30% des personnes à la rue) ou qui ne parlent pas (suffisamment) français ? « Une partie de la population est très isolée, voire complètement abandonnée, et aujourd’hui elle a faim, confirme une assistante sociale à Marseille. Auparavant, elle survivait grâce au système D, faisait des petits boulots au noir, etc. Mais plus rien ne fonctionne. Heureusement que les associations ont réagi très rapidement et se sont coordonnées avec efficacité ! »
Le confinement renforce le sentiment d’isolement des invisibles
Pour les personnes en dehors des radars, le Covid-19 n’est – hélas – pas une priorité. « Les gens qui nous appellent ne posent pas de questions sur la santé ou l’hygiène ; ils demandent du logement et de la nourriture », indique l’assistante sociale marseillaise. Elle pointe également « l’isolement social, plus cruel que jamais », de cette population très fragile. « Depuis deux semaines, nous effectuons un grand travail d’écoute psychologique. »
Un isolement également ressenti par Zahia Nouri, à Reims. « La première semaine, tout allait bien. Les gars respectaient la distanciation, faisaient attention aux règles d’hygiène. La semaine suivante, plus aucun respect des consignes. Ils se tenaient en groupe, comme avant. La situation était tendue, plus de blagues ou de chants, mais une tristesse poignante. Ils ont d’autres priorités que le confinement. Ils n’ont plus d’échanges avec personne et souffrent d’une très grande solitude. »
Dans les quartiers de Montréal Nord, Nomez Najac évoque des « grosses difficultés de santé mentale » dues au confinement. « On devient plus anxieux, on augmente les consommations de drogue ou d’alcool. Par ailleurs, ces personnes n’ont pas l’habitude de se projeter pour faire des provisions, c’est une situation très nouvelle pour elles. En errance, elles ont l’habitude de vivre au jour le jour ; tout à coup, elles doivent planifier l’achat de nourriture ou de médicaments. » Un véritable « choc psychologique », juge le médiateur.
Un choc qui n’épargne pas les personnes sans-abri qui ont trouvé refuge dans des centres d’hébergement ou des structures à taille humaine. La disparition des temps collectifs ainsi que le manque de contacts avec l’extérieur s’avèrent problématiques pour ces personnes aux parcours éreintés. « Le plus difficile, c’est de ne voir personne, quasiment personne », confie Gilles, sans-abri et bénévole à La Cloche.
Une population tout particulièrement à risques
Quant à « ceux qui ont l’habitude de sillonner la ville, ils éprouvent des difficultés à ne plus pouvoir déambuler », avoue Domitille, responsable de Lazare Nantes, qui héberge personnes sans-abri et jeunes salariés volontaires en appartements partagés. Pour les colocataires comme pour les personnes qui dorment dans la rue, « le confinement peut être anxiogène. La peur d’être malade touche particulièrement ceux, nombreux, qui ont une santé fragile et qui souffrent d’autres pathologies (diabète, hypertension notamment) ». Une anxiété aggravée par « la promiscuité, analyse Émilie Prieu, de Modulotoit. Six à huit personnes sont hébergées dans chacun de nos modules, ce qui rend la situation compliquée quant au respect des gestes barrière, notamment la distanciation. Bien sûr, nous invitons nos résidents à limiter les contacts au maximum et les réunions collectives sont interdites. »
Il en va de même dans les maisons Lazare, où l’on s’adapte autant que possible. « Nous faisons appliquer les précautions telles que préconisées, confie Domitille. Chaque appartement est confiné. Seuls les repas hebdomadaires de coloc sont maintenus, en gardant les distances. » À la différence de la rue ou des hébergements surpeuplés, ici comme à Modulotoit le confinement « se passe plutôt bien ». Domitille trouve même qu’il « crée du lien entre les résidents. Il faut trouver des jeux, des devinettes, des films à partager… Le groupe WhatsApp de la maison est très actif, il y a beaucoup de communication entre les colocs – une communication virtuelle, mais très active. Tout cela permet à nos résidents de vivre plus ensemble, de prendre davantage soin les uns des autres. »
De l’élan de solidarité d’aujourd’hui à une plus juste redistribution demain ?
Tous les acteurs qui aident les personnes sans-abri évoquent avec enthousiasme le formidable élan de solidarité qui a suivi l’annonce du confinement. « Ce week-end-là, mon téléphone n’a pas arrêté de sonner : des gens voulaient donner de la nourriture et préparer des plats ; il y en a même qui ont cuisiné chez eux et qui nous apporté ce qu’ils avaient fait », souligne Zahia à Reims. À Marseille, « il y a beaucoup de gestes de solidarité, ça fait du bien », témoigne l’assistante sociale. Au Canada, Nomez Najac apprécie « la grande générosité et l’aide énorme entre les voisins : des groupes d’entraide ont été créés par les citoyens eux-mêmes après l’apparition du coronavirus, comme Entraide Covid-19 Montréal-Nord. »
« On a le temps et l’envie d’aider, confirme Theo Guérini, de Unity Cube, qui propose des modules d’hébergement aux personnes sans-abri à partir de locaux vacants. Le week-end du confinement, nous avons mis les bouchées doubles pour finaliser l’installation d’une colocation. Aujourd’hui, nous mettons à disposition des centres d’hébergement notre expertise en matière d’isolation via des cloisons. Nous avons aussi proposé à la mairie de Toulouse des modules de recloisonnement, qui permettent de préserver un peu plus les résidents. » Les situations de crise seraient-elles des révélateurs ?
« On assiste à un grand élan d’entraide et de solidarité, avec des centaines de messages de gens qui prennent conscience de leur chance d’avoir le toit et le couvert, conclut Claire d’Entourage. Nombreux sont les citoyens qui réalisent à quel point il faut penser aux plus fragiles. Ce qui compte dans les moments que nous vivons, c’est d’abord le lien social : sur qui je peux compter, qui je peux appeler, etc. Ce que nous vivons actuellement peut être une chance, ne la laissons pas passer. Une fois le confinement terminé, espérons que c’est la solidarité qui sera contagieuse ! »