Depuis mai 2020, l’antenne nantaise de Repairs apporte aux jeunes qui sortent de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) un réseau d’aide « entre pairs » pour leur permettre de se construire une vie. Une nécessité quand on sait que 26% des personnes vivant dans la rue sont des anciens enfants placés à l’ASE. Portraits croisés d’aidants, de « pairs aidants » et de certains de ces jeunes qui tentent de s’en sortir.
10 avril 2021. Debout au centre de la yourte du Grand T, théâtre partenaire de Repairs 44! à Nantes, Vincent est « pair aidant » depuis peu. Placé à 16 ans par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), il n’a que 24 ans. Il participe ici au repas d’entraide bimensuel de l’association, intitulé « Les pieds dans le plat », où se retrouvent à la fois des bénévoles comme lui, de jeunes adultes ayant besoin d’aide après avoir quitté le giron de la protection de l’enfance, ainsi que d’autres acteurs de la solidarité. Soutenue par le département de la Loire-Atlantique qui désirait s’engager plus fortement sur le sujet, l’association est la dernière née des six antennes nationales Repairs. Sa première mission est de faciliter et d’accompagner l’intégration dans la société des jeunes qui sortent des foyers et familles d’accueil de l’ASE. Et elle mène un travail plus large d’écoute et de médiation, parfois auprès d’adolescents qui dépendent encore de la protection de l’enfance.
Manger tous ensemble une pizza dans un lieu aussi décalé qu’un théâtre, c’est l’occasion de partage d’expériences, entre des jeunes en désarroi et des personnes à peine plus âgées ayant connu des « galères » proches, de logement, de recherche d’emploi, de formation, d’isolement, etc. « En moyenne, un jeune pris en charge par la protection de l’enfance changera quatre ou cinq fois de foyer, de lieu de vie, de ville. Les relations ne peuvent pas perdurer. De fait, les anciens placés sont entre 20 % et 30 % sans liens amicaux », témoigne Alissa, la coordinatrice de Repairs !44 (au centre de la photo), elle-même pair aidante. « Pour les situations dramatiques, nous avons un fond d’urgence, précise-t-elle, nous ne laissons jamais un pair sans manger et dormir dehors. »
Seuls 36 % des enfants sous protection sont pris en charge au-delà de 18 ans en France. Rien qu’en Loire Atlantique, 870 jeunes vont atteindre l’âge de la majorité en 2021. Pourront-ils être financièrement aidés pour s’en sortir ? Et pour combien de temps ? Car la plupart des participants aux repas bimensuels de l’association ne peuvent plus prétendre au Contrat Jeune Majeur (CJM). Ils ne sont donc plus aidés et viennent sous le chapiteau du théâtre pour partager leurs difficultés. C’est notamment pour y répondre que Repairs !44 a participé à un groupe de réflexion avec le département et d’autres acteurs, au sein du collectif « Cause Majeur ! ». Il a permis d’acter en mars 2021 la possibilité d’un allongement du CMJ jusqu’à l’âge de 25 ans – au lieu de 21 ans selon l’article L222-5 du code de l’Action Sociale. Mais cette prestation sociale, non systématique et conditionnelle, est soumise chaque trimestre à un contrôle administratif strict et ne dure que très rarement au-delà d’un an. Pour Jean-Michel, le président de l’association, « c’est une épée de Damoclès sur la tête du jeune, comme si les parents devaient dire à leurs enfants : "On va voir tous les trois mois si nous continuons à t'aider”. Cela ressemble plus à une injonction qu’à un contrat, non ? »
Alissa, pair aidante de 26 ans et cofondatrice de Repairs !44
Lors des sessions « Les pieds dans le plat », la prise de parole est facilitée par des petits exercices ludiques pour favoriser la convivialité, à l’exemple de cette scène où Alissa tend à Sirra (à gauche sur la photo) un papier avec un mot.
Alissa, 26 ans, est la cofondatrice et la coordinatrice salariée à mi-temps de Repairs 44!, créée en mai 2020. « Placée dans trois foyers différents de 16 à 19 ans, se souvient-elle, j’aspirais à vivre mon indépendance et à claquer la porte de l’ASE. Jeune majeure, j’ai très vite affronté la précarité financière, ce qui m’a obligée à être accueillie chez les uns et les autres pour ne pas vivre dans la rue. » Le théâtre sera son sésame, « parce qu’il permet de lâcher prise et brasse différents milieux sociaux ». Grâce à un service civique et à l’embauche qui a suivi, elle est devenue administratrice du théâtre du Cyclope à Nantes. « J’ai eu de la chance. J’étais moins seule que beaucoup d’autres, mais j’aurais aimé trouver un espace de parole pendant mon placement et après ma sortie pour me rassurer, échanger avec des personnes vivant ou ayant vécu la même situation que moi. C’est la raison pour laquelle, en mai 2020, j’ai décidé de quitter mon poste d’administratrice et m’investir dans Repairs 44!. »
Sirra a retrouvé un toit grâce à Repairs !44
À 20 ans, le Contrat Jeune Majeur (CJM) de Sirra n’a pas été renouvelé, et sa vie a basculé. Elle s’est retrouvée à la rue. Elle a appelé à l’aide ses anciens éducateurs qui l’ont orientée vers Repairs !44. C’est ainsi qu’elle a retrouvé un toit, mais aussi une formation et un emploi en alternance en boulangerie. « J’étais à la rue avec pour seule alternative le 115 pour me sortir de là. Ici, on sent qu’il y a une chaîne de solidarité. On se sent en confiance et on peut parler librement, juste souffler et… voilà c’est ça… Et peut-être assumer le passé, aussi. »
Placée à sa demande, à l’âge de 14 ans, pour fuir la violence familiale et la perspective d’un mariage forcé, elle garde aujourd’hui des liens très forts avec les professionnels de l’enfance qui ont su la sécuriser et la valoriser. « Tous les éducateurs que j’ai rencontrés m’ont apporté leur soutien et ils continuent à le faire. Je peux les contacter à tout moment, même après avoir quitté leur service. »
Que les éducateurs de Sirra aient été des passeurs vers cette association d’entraide n’est pas exceptionnel. De plus en plus de travailleurs sociaux de l’Aide sociale à l’enfance expriment un sentiment d’inachèvement à cesser la prise en charge des jeunes après leur majorité. C’est ce que traduisent les mots d’Antoine Dulin, vice-président du Conseil économique et environnemental (CESE) : « Il s'agit d'un véritable gâchis économique et d'un non-sens éducatif et social. Il est urgent de revoir les modalités de sortie de ses majeurs de l’ASE pour endiguer les effets dévastateurs sur la motivation et l’estime de soi des jeunes, mais aussi du personnel encadrant qui les accompagne. »
Jean-Michel, aidant et président bénévole de l’association
Ancien directeur et administrateur de théâtre, comme Alissa mais avec une histoire bien plus longue à ce poste, Jean-Michel (à droite sur la photo), a fondé avec elle Repairs !44. Devenu président de l’association pour soutenir Alissa, ce jeune retraité de 60 ans n’a jamais été placé, mais se vit lui-même comme un « pair aidant » tant il a vécu une enfance chaotique : « Par moment, j’aurai voulu être placé tant ma famille était dysfonctionnelle. À 17 ans, je me suis retrouvé à la rue, sans aucun soutien de ma famille. Il a fallu que je me débrouille pour survivre. Je n’ai certes pas le parcours d’un enfant sortant de la protection de l’ASE, mais je me sens en communauté de vie avec ces personnes que nous suivons à l’association. »
Lucie recueille les témoignages de jeunes passés comme elle par l’ASE
Placée sous la protection de l’Aide sociale à l’enfance à l’âge de 8 ans, Lucie a retrouvé sa famille deux ans plus tard. Elle est aujourd’hui étudiante à Nantes. « Si je m’en suis sortie, c’est parce des personnes ont cru en moi, par exemple mes employeurs saisonniers qui ont été des modèles. » Elle s’est adressée à Repairs !44 pour devenir pair aidante. « Comment construire ma propre résilience ? En valorisant à mon tour les autres comme on m’a aidée à valoriser mes potentiels », explique-t-elle. D’où le projet que cette passionnée de documentaires a imaginé : réaliser une collection de témoignages sonores de jeunes qui sont sortis des dispositifs de l’ASE. C’est pour écouter son histoire et l’enregistrer qu’elle retrouve Vincent, devant le parking du parc des expositions de Nantes. Cette série d’entretiens, baptisée « J’existe », éclaire les parcours, les trajectoires singulières de ces jeunes adultes, pour qu’ils « se racontent un peu » et s’enrichissent des expériences des unes et des autres, heureuses comme malheureuses.
Vincent, salarié d’un ESAT et pair aidant depuis peu
Séparé de sa fratrie à 16 ans, quand il a été placé par l’ASE, c’est grâce à son travail au sein d’un ESAT (établissement et service d’aide par le travail) que Vincent a réussi à s’intégrer. « J’ai maintenant un travail et un logement, dit-il, mais je peinais à trouver ma voie. Appartenir à un groupe comme celui de Repairs !44 m’aide à retrouver confiance en moi et à sortir de ma défiance à l’égard des autres. » S’investir comme pair aidant, par exemple en accompagnant une personne seule qui devait se faire hospitaliser pour une opération lourde, selon ses propres mots « donne du sens » à sa vie.
Les jeunes issus de l’ASE doivent accéder à l’indépendance bien plus tôt que les autres, l’âge moyen du départ du foyer parental étant en France de 23,7 ans et de 26 ans en Europe. « C’est donc très tôt que nous devons leur prendre la main, souligne Alissa, en leur permettant de se projeter et en coordonnant avec eux un projet de vie personnalisé. »
Audrey, adolescente en foyer, témoigne de son parcours
Encouragée par la directrice de son ancien foyer résidentiel, Félix Guilloux, Audrey est venue seule, et pour la première fois, au siège social de l’association pour y rencontrer Lucie, pair aidante et réalisatrice de podcast sonore. Le témoignage de son placement dès l’âge de sept ans et de son enfance singulière enrichira la collecte de Repairs !44.
D’abord hostile aux travailleurs sociaux, Audrey s’est progressivement intégrée dans les foyers où elle a vécu. « Les éducateurs m’ont sauvé la vie », affirme-t-elle désormais. Mais cette jeune mineure a encore le stigmate de l’enfant placé. « Quand tu entends une éducatrice, lors d’une sortie culturelle en groupe, nous conseiller de nous calmer pour pas que l’on nous colle l’étiquette de l’enfant placé, tu te demandes si tu vivras avec cette étiquette tatouée à vie sur ton front. J’ai souvent témoigné au lycée où je suis élève, pour tordre le cou aux préjugés. Etre un enfant placé ne fait pas de nous un délinquant. » Cette facilité de prise de parole, Audrey l’a développée grâce à son investissement dans le Conseil de la Vie sociale (CVS) de son foyer d’accueil. « Représenter la voix des enfants m’a fait grandir », continue-t-elle. Mais tous les établissements de protection de l’enfance n’ont pas de CVS, ce qu’elle regrette. Car comme Lucie qui recueille son histoire Audrey est convaincue de la nécessité de témoigner, pour soi et les autres jeunes.
Ayed, jeune exilé, raconte son histoire pour se reconstruire
L’association Saint Benoit Labre de Nantes a fait appel à Repairs !44 pour les aider dans l’accueil des mineurs étrangers isolés. Ayed a fui la guerre en Syrie. Dès son arrivée, étant mineur, il a été pris en charge par la protection de l’enfance – qui ne fait aucune distinction de nationalité. Désormais majeur, le jeune homme ne veut ou ne peut tout dire de ce qu’il a vécu, préférant évoquer les personnes qui lui ont redonné confiance. Mais pour Alissa et Lucie, même édulcoré ici et là, son témoignage a de la valeur. Son récit va permettre à l’association de sensibiliser les instances départementales au sort très éprouvant des exilés, mineurs ou jeunes adultes. Apprendre à se raconter soi-même s’avère une clé de reconstruction personnelle, et ce d’autant que son histoire sera lue ou racontée à d’autres, à des jeunes comme lui, mais également à des éducateurs et à des responsables d’institutions. « Après des années passées dans la position passive du bénéficiaire, argumente Alissa, leur mobilisation citoyenne pour la cause collective les rend fiers, ils deviennent des acteurs à part entière, des aidants même, et cela change tout. »
Anton, artiste bénévole non pair de Repairs !44
Les mains sur son ordinateur au centre de la photo, Anton est un artiste bénévole non pair de l’association. Tous les samedis de ce mois d’avril, de 15h à 17h, il anime « l’atelier créatif, des trucs pour créer de la musique, rapper, écrire, faire du bricolage sonore, inventer et se réinventer, apprendre ensemble. » Pour les jeunes mis en contact avec l’association, ou qui s’y rendent d’eux-mêmes, l’accès à la culture et à la création est une autre clé de reconstruction. D’où plusieurs partenariats avec des associations culturelles (Prenez Place ! VLIPP, l’atelier des initiatives) et des acteurs qui revendiquent une démarche d’éducation populaire. « Le goût des autres ne tombe pas du ciel, il se découvre et se cultive tout au long de la vie, explique Anton, musicien et compositeur professionnel. Ces jeunes ne se rendent pas compte de leurs propres talents, aussi il me semble essentiel de leur permettre de tenter des expériences de création, de les ouvrir aux imaginaires, notamment aux imaginaires collectifs. »
Dyson, un homme de 29 ans qui tente de soigner ses blessures
Dyson, « 29 ans en mai », parle de son enfance désastreuse d’une voix apparemment apaisée : dès ses 12 ans, pour échapper à la maltraitance, un placement « dans un centre où les jeunes avaient encore plus de soucis psychiques que moi » ; l’arrêt de l’école en quatrième ; les bêtises pour « tester » ; la transgression des règles de vie des structures accueillantes, sanctionnée par l’envoi dans une entité plus fermée, etc. « Je croyais avoir réussi à me rebâtir une vie, mais en 2017, j’ai décroché. Je me suis retrouvé à la rue, sans papiers. J’étais déconnecté de tout. Heureusement, l’année dernière, j’ai découvert Repairs !44. L’association m’a assisté dans mes démarches administratives. Enfin, je pouvais discuter des personnes pouvant me comprendre car ayant un vécu proche, j’étais de nouveau entouré. C’est ainsi, peu à peu, que j’ai pu retrouver de la motivation. » Et peut-être aussi se soigner, restaurer l’image de soi…
Denise, pair aidante, raconte sa vie pour montrer que tout est possible
Pour retrouver l’estime de soi, Denise, pair aidante d’origine québécoise, a choisi de faire de son passé cabossé (21 familles d’accueil jusqu'à l’âge de ses 17 ans) un moteur pour vivre « plus de vies qu’un chat qui en a neuf, selon la légende populaire ». Claquant la porte de la protection de l’enfance un an avant sa majorité, elle part découvrir différents pays d’Amérique du Sud, embrasse plusieurs professions, de chef d’entreprise à pilote de bateaux sur L’Erdre (affluent de la Loire). Cette vie plurielle, elle aime la conter pendant les repas bimensuels « Les pieds dans le plat », pour montrer qu’avec de la volonté – et du soutien – il est possible de se déjouer des carences affectives et de s’extirper du cercle vicieux de l’inégalité sociale et économique. « Ces jeunes cherchent dans la relation d’aide de la chaleur humaine autant que des ressources. Nous jouons un rôle majeur de soutien pour eux dans une période de leur vie pauvre en aides sociales », conclue-t-elle, comme pour résumer le sens de Repairs !44.
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Données en plus
En Loire-Atlantique, 5910 jeunes sont accompagnés par la protection de l’enfance. Depuis sa création en mai 2020, l’association Repairs !44 de Nantes a épaulé une quarantaine de jeunes, dont certains vivaient dans la rue. L’essentiel du financement de Repairs !44 vient aujourd’hui du département de Loire-Atlantique, mais l’association devrait recevoir en 2021 des dons privés. Le projet Repairs ! est né en Région parisienne, d’une volonté de transformation des Adepape (Associations départementales d'entraide des personnes accueillies en protection de l'enfance), les autres antennes de l’association sont : Repairs !75 à Paris (http://www.repairs75.org/), Repairs !94 dans le Val-de-Marne (https://www.adepape94.fr/), Repairs !95 dans le Val d’Oise (http://www.repairs95.org/), Repairs !08 dans les Ardennes (https://www.facebook.com/REPAIRS08), Repairs !58 dans la Nièvre (https://www.facebook.com/repairs58/).