Numérique et solidarité : le confinement a-t-il tout changé ?

Numérique et solidarité_covid

Via un logiciel de communication vidéo à distance, de haut en bas et de gauche à droite : Frédéric Brun, des associations le POLE et FIDE ; l’auteure de l’article Chrystèle Bazin ; Charlotte Debray, déléguée générale de la Fonda ; et Ahmed El Khadiri, responsable de la stratégie numérique de l’Union des Mission Locales.

La crise sanitaire a conduit de nombreuses structures associatives, sociales et solidaires, à recourir à des outils numériques afin de poursuivre leur action auprès des personnes fragilisées. Comment ce basculement numérique a-t-il été vécu par les acteurs de la solidarité ? Qu’a-t-il révélé de leurs pratiques ? Et que pourrait-il en rester demain ?

La communication, le suivi des bénéficiaires, des formations, l’organisation logistique des aides, etc. : serait-ce possible de tout faire ou presque à distance ? Le confinement du printemps 2020 a provoqué un basculement vers le numérique des activités de nombreuses structures qui en étaient éloignées pour des raisons de moyens, de priorité, de compétences, par conviction aussi… « On aurait pu mettre en place toutes les stratégies du monde, on n’aurait jamais connu une croissance aussi importante du recours aux modalités d’accompagnement à distance », observe Ahmed El Khadiri, responsable de la stratégie numérique de l’Union des Mission Locales, réunissant des associations d’insertion sociale et professionnelle de jeunes de 16 à 25 ans en difficulté. « Nous avons réalisé une étude auprès des 438 missions locales en France métropolitaine et dans les territoires ultramarins. D’après les 250 réponses que nous avons reçues, avant le confinement seul un quart des conseillers avaient des pratiques numériques autres que le mail et le téléphone. Pendant le confinement, le rapport s’est inversé, les trois quarts ont utilisé des outils de vidéoconférences, des espaces collaboratifs en ligne, etc. ». Tous les acteurs étaient-ils aussi loin du numérique avant la crise sanitaire ? Et ce constat d’Ahmed El Khadiri, d’une accélération de nouveaux usages, peut-il être élargi à d’autres types d’associations ou d’établissements du monde de la solidarité ?

Une pratique du numérique inégalement « boostée » par la crise

De fait, le confinement a d’abord mis à l’arrêt 65% des associations. C’est en tout cas ce qui ressort d’un sondage du Mouvement Associatif, qui représente les associations françaises. Charlotte Debray, déléguée générale de la Fonda, dont la mission est d’éclairer les choix et d’outiller les coopérations entre ces acteurs du bien commun, confirme la grande diversité des situations : « Le rapport triennal Numérique et associations de Solidatech et Recherches & Solidarités, qui existe depuis 2013, montre qu’avant même le confinement, l’entrée de ces associations dans la culture numérique était plutôt bien engagée, mais avec de fortes disparités. » Différences parfois abyssales que l’on a retrouvées, dès le début du confinement, entre « celles qui sont nativement numériques et celles qui, à l’autre extrême, en sont encore au point zéro de ce type d’usages ». 

Pour celles dont l’activité pouvait s’opérer en tout ou partie à distance, il y a eu en revanche un effet booster sans précédent. Sur ce point, Frédéric Brun, qui administre notamment le POLE (Plateforme d’Orientation Linguistique et d’accès à l’Emploi), confirme le constat d’Ahmed El Khadiri, de l’Union des Missions Locales. Le POLE est un organisme de formation pour les primo-arrivants, qui, dans le cadre de leur contrat accueil intégration signé avec l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), ont une obligation de suivre une formation à la citoyenneté et, selon leur niveau linguistique, de 100 à 600 heures de formation au français. « J’ai été étonné par la mobilisation immédiate des équipes, explique Frédéric Brun. Tout le monde s’est bagarré, il n’y a pas d’autre mot, pour créer du lien et faire vivre les formations par tous les moyens numériques possibles. »

Les multiples causes d’un retard

Charlotte Debray est bien placée, à la Fonda, pour analyser le retard à l’allumage de la majorité des associations par rapport à la transition numérique, que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons. « Il y a bien sûr une question de moyens, dit-elle. Il faut savoir qu’environ 10% de associations captent 90% des subventions, et sur les 1,5 million d’associations en France, 90% n’ont pas de salariés et ne s’appuient donc que sur l’engagement de leurs bénévoles. Ces derniers restent souvent focalisés sur la cause qu’ils défendent, et les permanents sont pour la plupart accaparés par la gestion du quotidien. Cela offre peu de place à la prise de recul, et il en est ainsi du numérique comme de bien d’autres sujets tels l’écologie ou le vieillissement de la population. Enfin, on ne peut pas ignorer la question générationnelle, les personnes décisionnaires dans les associations sont souvent assez âgées et peu familières du numérique. » 63% des présidents d’association ont en effet plus de 55 ans (Enquête CRA-CSA, 2017) et la moitié des 13 millions de personnes éloignées du numérique a plus de 65 ans, selon l’Agence du Numérique.

À ces raisons s’ajoutent certaines convictions sur les spécificités des métiers de la solidarité. Selon Ahmed El Khadiri « le milieu de l’accompagnement social a depuis longtemps des réticences sur les pratiques numériques. Ses acteurs pensent que la transition d’un système physique à un système numérique laisserait sur le côté une grande partie des personnes les plus précaires, à cause de problèmes d’équipement ou de connexion, voire d’illectronisme. Ensuite, ils sont convaincus que beaucoup de choses se passent pendant un entretien physique, et que ce sont des choses qui se perdraient en numérique, notamment tout ce qui a trait à la création de liens de confiance. »

Même situation en ce qui concerne les associations de formation de publics fragilisés. Les formations, en effet, se passent  d’ordinaire en présentiel. C’est même, par exemple, une modalité qu’impose le cahier des charges de l’Office Français de l’Immigration pour l’accompagnement des personnes en cours d’intégration. Ce cadre convient à leurs formateurs, car ils ont une culture du contact humain direct, et le sentiment qu’à distance ils risqueraient de perdre des stagiaires. Le public des migrants est en effet déjà difficile à saisir, en raison de ses conditions d’hébergement le plus souvent précaires et, pour pas mal d’entre eux, de la dépendance à une économie de subsistance parfois difficilement conciliable avec le suivi régulier d’une formation.

Le premier réflexe dans la crise : « bricoler » des solutions

Pour beaucoup de structures au moment de la crise sanitaire, ce retard a eu pour conséquence un recours dans l’urgence à des outils accessibles sur le marché, sans trop de réflexion préalable… « Les formateurs et les autres collaborateurs du POLE et du FIDE (Formation insertion développement emploi), une association de formation au métiers du « care » que je préside, ont bricolé pour maintenir le lien avec leurs stagiaires et faire de la formation à distance, confirme Frédéric Brun. Ils ont expérimenté tous les outils possibles : Zoom, Skype, WhatsApp, Google drive, la plateforme de formation en ligne du Greta, des applications de e-learning, le téléphone, etc. »

« Les responsables d’association se sont retrouvés dans l’embarras du choix face aux outils numériques avec peu de ressources et de soutien pour les orienter, confirme Charlotte Debray. L’inquiétude concernant la protection des données personnelles a été très prégnante, par exemple beaucoup ont manifesté de la méfiance vis-à-vis de Zoom. » Simplon, réseau de structures de formation qui utilise le numérique comme levier d’inclusion a été presque autant pris au dépourvu que des organismes bien moins familiers de ces outils : « Il a fallu recourir à la clé de 12 digitale pour switcher du présentiel au distanciel », a confié à la mi-avril à Solidarum Frédéric Bardeau, l’un de ses fondateurs. Sur un registre proche, le confinement a contraint l’association Entourage, qui coordonne les actions de solidarité vis-à-vis de personnes sans-abri à l’échelle d’un quartier, à « moderniser » dans l’urgence son application en ligne. Comme nous l’a confié Claire Duizabo, sa responsable de la communication : « Nous avons dû travailler à l’adaptation numérique de tous nos événements conviviaux habituels : petits déj’, pauses café, webinards, ateliers, etc. »

Autre souci des associations : l’équipement des bénéficiaires. Le POLE a par exemple réalisé une étude sur les équipements existants de ses stagiaires. Résultats : 40% d’entre eux n’avaient accès à aucun outil numérique, tandis que les autres étaient majoritairement équipés d’un smartphone, sans aucun autre appareil.

Une « acculturation » au numérique en mode accéléré

Les acteurs du POLE et du FIDE ont expérimenté les différents outils pour faire cours : sur smartphone, par téléphone, en classe virtuelle. Ils ont ainsi découvert que la plateforme de e-learning du Greta, une des références françaises en matière de formation à distance, n’est pas compatible avec les smartphones… Un problème de taille, puisque seuls 6% de leurs stagiaires possèdent un ordinateur. Les formateurs ont finalement privilégié WhatsApp, « l’outil le plus approprié et le plus adapté pour le suivi à distance. Les formateurs et les stagiaires sont très à l'aise avec. Ils peuvent envoyer tous types de documents, audio, vidéo, photos, messages vocaux, à tout moment. Les stagiaires ont une à deux activités à faire par semaine. Ils travaillent à leur rythme et en fonction de leurs disponibilités personnelles et peuvent laisser un message au formateur qui les contacte dès qu'il le peut », raconte Frédéric Brun. Au contraire, les classes virtuelles se sont révélées peu adaptées, car elles « sont quasiment impossibles à mettre en place dans de bonnes conditions : le formateur et les stagiaires doivent être disponibles au même moment, dans des conditions matérielles satisfaisantes (un grand écran si possible, une bonne connexion, pas de bruit, ni d'enfants autour…) ».

Il y a aussi eu une prise de conscience des différences de pratique des outils numériques selon que le cadre est celui du loisir, du travail ou de l’engagement associatif. Le besoin de formation et de montée en compétences sur les modes de travail numérique a, dès lors, été criant. « On a vu une explosion des inscriptions sur les “Webinars” qu’on organise avec Hello Asso ou dans le cadre du programme PANA  pour former les associations au numérique. On a eu 200 inscrits à celui sur l’utilisation des outils de visio et globalement pour animer sa gouvernance. Il faut dire que la période de confinement coïncidait avec la période des Assemblées générales. On a eu beaucoup de demandes sur la validité juridique d’une AG en ligne, sur les techniques d’animation de débat à distance et sur les modalités de vote en ligne », explique Charlotte Debray. Les formateurs du FIDE et du POLE ainsi que les accompagnateurs dans les missions locales ont aussi découvert la difficulté de réaliser certaines pratiques professionnelles en numérique : « Discuter avec une personne en visioconférence, c’est finalement assez simple. En revanche, animer un atelier et des groupes de discussion demande d’adapter les formats, de changer de technique d’animation. On est en train de réorienter une partie des formations des conseillers sur ces sujets », explique Ahmed El Khadiri. 

Des effets sur les structures au-delà des pratiques du numérique

Les missions locales ont par ailleurs perdu le contact, pendant le confinement, avec environ 15% des jeunes de 16 à 25 ans qu’elles accompagnent. Mais il s’avère que ce sont ceux avec lesquels elles avaient déjà des difficultés à maintenir une relation régulière. « Cela nous a permis, souligne Ahmed El Khadiri, de créer un chantier spécifique pour cette population qui ne peut accéder à un accompagnement à distance, et qui se trouve être celles aux problèmes les plus profonds et difficiles à résoudre. »

Cette expérience numérique intensive a mis les acteurs de la solidarité en position d’innovation sur leur propre activité, et ce, avec beaucoup de liberté et d’engagement, notamment parce que la crise leur a permis de mesurer l’utilité de leurs contributions. « Le confinement a débloqué quelque chose. Si on avait proposé des modules de formation à distance avant le confinement, nous n’aurions pas eu la même réponse, y compris du point de vue de l’administration qui nous finance. Pendant le confinement, le plan de continuité pédagogique a pris tout son sens, autant pour les formateurs et les organismes de formation que pour l’administration. Plus qu’un outil du distanciel, le numérique a été un outil de rapprochement, de collaboration, analyse Frédéric Brun. Chacun était en situation de création et d’innovation, c’était très valorisant. Cela a été un moment qui a relancé une culture d’entreprise, qui nous a sorti de nos routines et du cadre traditionnel de nos missions. En quelque sorte un moment d’émancipation. »

C’est ainsi que des initiatives prises dans l’urgence pour trouver de vraies solutions d’accompagnement à distance en période de confinement pourraient perdurer d’une façon ou d’une autre demain. Illustration parmi d’autres : les « appels de convivialité », mis en place par l’association Paris en compagnie lorsqu’il n’y avait plus aucune sortie de loisir envisageable pour les aînés en confinement, vont devenir une activité pérenne.

Une évolution de la pédagogie vis-à-vis des jeunes

Un autre phénomène mérite d’être souligné : certains des jeunes accompagnés par les missions locales, plutôt à l’aise avec les outils de communication même quand ils n’ont pas d’équipement chez eux, se sont retrouvés en position d’aider les conseillers. « Cela a l’air de rien, estime Ahmed El Khadiri, mais pour des jeunes à qui on a toujours dit qu’ils étaient incapables de faire quoi ce soit, tout à coup, ils se sont retrouvés en position d’enseigner à d’autres. Ils ont pris conscience qu’ils avaient des capacités. Ils ont retrouvé une estime d’eux-mêmes. C’est essentiel dans les parcours d’accompagnement. »

Cet exemple d’inversion des relations d’apprentissage entre les jeunes et les conseillers, concernant la maîtrise des outils numériques, amène aujourd’hui les missions locales à réfléchir à une logique de médiation numérique par les pairs. « C’est une approche très efficace en termes d’estime de soi, et pour certains sujets, elle est mieux acceptée par les jeunes. Il faut définir un cadre bien sûr, afin de ne pas mettre certains jeunes en difficulté ou les exposer à des risques juridiques. Il ne s’agit pas, en effet, de leur demander de remplir une feuille d’impôt à la place d’un autre, mais de miser sur la capacité du groupe à s’entraider, parce que savoir demander de l’aide et savoir aider, ce sont deux types de savoir-être professionnel mobilisables par la suite », conclut-il.

Un nouvel équilibre entre distanciel et présentiel

Autre constat partagé par les formateurs de publics en situation de vulnérabilité, les conseillers des missions locales, mais aussi plus largement les acteurs de beaucoup d’associations de l’Économie sociale et solidaire : la crise a permis de comprendre l’importance que pourrait prendre demain le distanciel, ainsi que sa complémentarité réelle avec le présentiel. « L’accompagnement à distance a posé bien des problèmes à certains. Pour d’autres, il a permis de densifier les relations, de les rendre plus interactives, parce que ces jeunes étaient plus à l’aise à distance qu’en rendez-vous physique. Tout est, en fait, une question de rythme entre accueil physique et communication à distance, pour ceux qui peuvent y accéder. Il ne s’agit pas d’opposer les deux modalités, mais d’articuler leur complémentarité », analyse Ahmed El Khadiri.

La formation à distance n’est pas une solution miracle, applicable en toutes situations. Mais elle n’est pas, à l’inverse, qu’un enseignement dégradé qui, en cas de crise, permet juste de garder le lien et de progresser un petit peu. Car le « à distance depuis chez soi » offre à des personnes, par exemple plus timides et trop occupées par ailleurs, l’occasion d’une meilleure participation, voire d’une nouvelle relation. Le « distanciel » a ainsi permis de mieux « capter » des migrants en formation qui ne venaient pas régulièrement, car ils avaient parfois une heure et demie de transport, des problèmes familiaux, ou encore un petit boulot de subsistance qu’ils privilégiaient à la formation.

De son côté Charlotte Debray, de la Fonda, explique : « On a décidé de basculer une partie de nos prochains événements en format Webinar, ce qu’on n’aurait pas imaginé avant, tant les rencontres humaines sont inscrites dans notre ADN. En ligne, finalement, nos événements deviennent plus accessibles pour nos membres qui ne sont pas à Paris. Lors de notre AG en ligne, nous avons vu de nombreuses personnes qui d’ordinaire ne se déplacent pas. Et le mix oral/écrit (avec le chat en visio) a permis une circulation de la parole plus équilibrée. On a entendu de nouvelles voix. »

Demain une autre façon d’appréhender le numérique ?

Cette période d’expérimentation contrainte a donc permis de changer soudainement les termes du débat sur la transition numérique. « D’une discussion très théorique et caricaturale entre le tout numérique et le tout physique, on est passé à des échanges pragmatiques, basés sur des retours d’expérience. On va pouvoir avancer, construire une stratégie numérique en s’appuyant sur ces éléments concrets et sur les nouvelles attentes que ces expérimentations ont engendrées », estime Ahmed El Khadiri.

Au début du confinement, les formateurs du POLE ont dû batailler pour convaincre  l’Office français de l’immigration et de l’intégration d’expérimenter le distanciel. L’OFII avait, en effet, du mal à croire qu’il était possible de former à distance des publics en difficulté pendant la crise et préférait arrêter l’ensemble des programmes. « On parle ici de milliers de stagiaires et de politiques publiques qui pèsent plusieurs millions d’euros. Il a fallu trois semaines pour obtenir un accord de continuité pédagogique. Sans lui, les formations n’auraient pas été payées, et pour les élèves, les heures d’apprentissage n’auraient pas été validées. C’est difficile à accepter, d’autant que le public des primo-arrivants est fortement numérisé », explique Frédéric Brun. Si les formateurs ont passé le cap, certaines administrations ont manifestement encore une marge de progression sur la confiance dans le numérique. « Il y a un double phénomène, analyse-t-il. D’un côté, l’administration reste méfiante envers les stagiaires : “Il faut les faire venir, cela montre qu’ils sont motivés, il faut que ce soit une contrainte, il ne faut pas que ce soit trop facile, etc.” De l’autre côté, elle a la sensation de mieux maîtriser les organismes de formation avec le mode présentiel. On est, en effet, face à des gens qui veulent s’assurer que les cours ont bien été donnés à tant de personnes, etc. Ce mode bureaucratique a fini par se mettre en pause pendant le confinement. On a pu fonctionner avec eux sur un principe forfaitaire plus souple, réussissant à établir une relation de confiance, une relation partenariale. Cela montre que l’administration peut évoluer. » Mais Frédéric Brun observe un retour en arrière : « Peu à peu, tout cela se rétracte. Les demandes institutionnelles vont dans le sens d’un arrêt du distanciel et d’une reprise du présentiel à tout prix, même si cela veut dire réduire le nombre d’élèves par classe… »

La plupart des acteurs de la solidarité s’accordent à dire que la crise du Covid-19 a servi de déclic quant aux usages et à la compréhension de ce que pouvait vraiment apporter le numérique. Mais le retard est loin d’être entièrement comblé, et la plupart des acteurs manquent de recul critique. « Beaucoup d’associations pensent encore faire du e-learning en utilisant Google drive, Zoom, Skype, etc., argumente ainsi Frédéric Brun. Mais en réalité cela demande une véritable plateforme LMS (Learning Management System). Il faut basculer dans un environnement numérique articulant le télétravail, le travail collaboratif à distance, la gestion des parcours pédagogiques, etc. Les associations pensent progresser en bricolant, même les directeurs de structures ont eu la sensation d’avoir beaucoup progressé, mais on a besoin d’être accompagné par des professionnels pour faire cette transition numérique. » C’est dans cet esprit que La Fonda tente de renforcer les liens, au-delà même de son Programme Point d’Appui au Numérique Associatif, entre les associations de son réseau et des acteurs comme le collectif Tech for Good ou la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération).

Le programme RESET de la FING, en particulier, est une démarche collective qui pose la question des outils et des pratiques du numérique en termes de sens, d’éthique et de solidarité. Selon Frédéric Brun, ce type d’enjeu va prendre de plus en plus d’importance. « J’en veux pour preuve, dit-il, l’usage que font beaucoup de structures d’aide à domicile des outils numériques dédiés à la gestion du travail à distance. Par exemple, le logiciel Up, très utilisé dans le secteur, offre la possibilité de géolocaliser les salariés à 5 mètres près. Pour une autre association dont je m’occupe, Entr’aide à domicile, j’ai refusé de mettre en place cette fonction pour des raisons évidentes de protection de la vie privée des auxiliaires de vie. En revanche, beaucoup d’autres structures d’aide à domicile utilisent cette fonction, en affirmant par exemple que c’est très utile pour mesurer et donc payer leur temps de transport. Mais je crains que ce traçage ne soit d’abord ou ne devienne un outil de surveillance des collaborateurs. » Autrement dit : au-delà d’un apprentissage de l’ordre de l’usage, les acteurs de la solidarité doivent se construire une culture du numérique, à la fois pragmatique et critique, et surtout pensée au regard du sens et des exigences propres à leurs missions d’accompagnement des personnes fragilisées. Ce sera l’objet d’un prochain article.