Patricia Loncle : « L’engagement plus souple des jeunes »

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Portrait de Patricia Loncle. DR

Professeure de sociologie à l’École des Hautes Etudes en Santé Publique (EHESP) de Rennes, Patricia Loncle a participé à plusieurs études sur l’engagement des jeunes au niveau européen. Elle a notamment publié Young people and the struggle for participation avec Andreas Walther, Janet Batsleer et Axel Pohl (Ed. Routledge, 2019) et coordonné avec Tom Chevalier, chercheur au CNRS, l'ouvrage collectif Une jeunesse sacrifiée ? (PUF/La Vie des idées, 2021). Elle revient sur les évolutions récentes et les grandes spécificités de l’engagement des jeunes adultes.

 

Solidarum : En matière d’engagement, quels sont les domaines où les jeunes interviennent en priorité ?

Patricia Loncle : Tout d’abord, on peut constater que les jeunes sont engagés au moins autant, voire plus, que le reste de la population dans les associations. Et en ce qui concerne leurs domaines d’intervention, on les retrouve présents sur les questions de soutien aux exilés, dans des initiatives vers les personnes sans domicile et aussi les questions LGBTQ+, mais également dans les domaines liés à la défense de l’environnement et à la lutte contre les inégalités sociales.

Plutôt que de s’engager dans des organisations caritatives classiques, certains préfèrent créer leur propre structure de solidarité ou rejoindre des collectifs…

Lors d’une récente enquête faite à Rennes, beaucoup de ceux que nous avons rencontrés nous ont dit avoir du mal à s’enrôler dans des associations du type les Restos du cœur, où les personnes plus âgées sont très présentes, où ils ont du mal à trouver leur place et à prendre des responsabilités. Une plus grande mobilisation des jeunes ne me semble pas être liée à une thématique en particulier mais plutôt au type de structuration associative. Quand celle-ci est très ancienne et institutionnalisée, organisée au sein d’une fédération, il apparaît plus difficile de s’engager que dans une petite association très présente au plan local, où la prise de responsabilité peut être plus directe.

Dans un récent entretien pour France Culture, vous expliquiez que le jeune « fabrique son engagement ». Quelle réalité recouvre cette notion ?

Il s’agit d’une référence aux travaux de Sarah Pickard, enseignante-chercheuse à la Sorbonne nouvelle, qui parle de « Do it yourself politics », ce que l’on pourrait traduire par « engagement politique bricolé ». C’est une notion très intéressante que nous avons validée lors de notre propre enquête, à savoir la fabrique d’un engagement non standardisé. Dans la période courant des années 1960 aux années 1980, on s’engageait en choisissant une cause, puis on intégrait une association, un parti ou un syndicat pour un temps assez long. De nos jours, les pratiques sont plus fluides et réversibles, et l’engagement se joue dans toutes les sphères de la vie. Cela commence par des petits gestes du quotidien, l’attention à ne pas consommer trop d’eau chaude sous sa douche, l’achat de produits en vrac, le choix de consommer local, d’avoir recours à des recycleries ou encore de vivre en colocation. Dans ce cas précis, sur lequel nous avons beaucoup travaillé, il n’y a pas que la question pécuniaire qui intervient. Dans les entretiens menés, les jeunes évoquent aussi l’importance du partage des ressources. Ces petits engagements menés sur leur territoire peuvent se conjuguer avec des mouvements transnationaux, comme Les Vendredis pour le climat, Mee too ou Black Lives Matter. Ce pluri-engagement est très fréquent, et constitue une partie intégrante de leur vie. Il n’y a pas un temps consacré à l’engagement et un temps pour le reste. On passe de l’un à l’autre, sans cloisonner.

Un autre marqueur de cet engagement d’une partie de la jeunesse n’est-il pas lié à sa précocité ? On voit beaucoup de lycéens s’engager par exemple dans les marches pour le climat, ou pour une consommation plus responsable…

Il est vrai que cela commence assez tôt. Je pense que c’est en partie favorisé par les nombreux dispositifs publics de soutien à la participation civique des jeunes tels que le service civique, le programme La France s’engage, les bourses territoriales pour les projets jeunes, les juniors associations, etc. Cette sensibilisation à la citoyenneté pousse à s’investir dès le lycée, et cela a pour conséquence de s’interroger sur l’éventualité de l’âge du vote dès seize ans, afin de reconnaître cette forme d’engagement.

Des mouvements comme Extinction Rebellion ne signent-ils pas l’attrait pour des actions plus radicales ?

Cela n’est pas nouveau. La jeunesse a toujours été engagée dans des mouvements radicaux, qu’ils soient de gauche ou de droite. Pour ma thèse de sciences politiques, j’avais déjà constaté ce phénomène en consultant les archives de Lille à la fin du XIXe siècle. Ce qui est plus nouveau en revanche, c’est l’élargissement des répertoires d’actions, qui prennent une pluralité de formes de mobilisation : pétition, manifestation, occupation, etc.

Le service civique s’est beaucoup développé ces dernières années. En quoi ce volontariat se distingue-t-il d’engagements solidaires plus classiques ?

Il est souvent considéré comme un premier emploi, mais ce contexte spécifique, avec une formation reçue dans ce cadre, peut constituer l’occasion d’une sensibilisation à certaines causes. On peut à la fois consolider un parcours professionnel et s’engager pour la première fois. Il y a beaucoup de cas de figures possibles.

Comment percevez-vous la quête de sens qu’évoquent régulièrement les jeunes pour justifier leur envie de se mobiliser ou d’être bénévoles ?

Je pense que c’est une réaction à l’individualisation de la société. Dans notre société laïque et marquée par une forte individualisation, comment fait-on du lien ? Comment lutter contre les grands phénomènes, les multiples crises qui s’abattent sur nous ? Sarah Pickard et Cécile Van de Velde, dans l’ouvrage collectif Une jeunesse sacrifiée, font le constat de jeunes profondément en colère, ayant un sentiment d’injustice face aux hommes et femmes politiques. Depuis qu’ils sont tout petits, ils traversent des crises économiques, politiques, financières et maintenant sanitaires, et ils cherchent à exprimer leur colère, à donner un sens à tout ça, afin de ne pas seulement subir.

Cette génération est aussi très sensible aux discriminations…

Absolument. Ils sont très mobilisés sur le fonctionnement démocratique, l’égalité hommes/femmes, la parité sur les salaires, la lutte contre le racisme et toutes discriminations vis à vis des LGBT+. Selon le sociologue Vincent Tiberj, la génération précédente se positionnait sur l’échiquier gauche/droite autour des questions régaliennes (la place de l’État, la protection sociale, etc.) alors qu’aujourd’hui, ce sont plus les questions sociétales qui permettent de se positionner au plan politique.

Quelles sont les difficultés posées aux associations par ces nouvelles formes d’engagement, plus volatiles et affranchies des grandes structures ?

Certaines associations pourront avoir du mal à recruter des bénévoles, particulièrement sur des formes d’engagement très exigeantes. Je pense notamment aux associations qui hébergent des personnes en exil, nécessitant un énorme investissement. Les structures qui proposent des formes d’engagement différentes et correspondant aux disponibilités des personnes ne manquent pas de volontaires. Une association comme Utopia 56, qui a beaucoup de bénévoles de moins de trente ans, propose à la fois des actions légères, la constitution de paniers alimentaires pour les migrants et d’autres activités plus « impliquantes » comme la participation aux maraudes ou encore des actions d’hébergement.

Ce sont ceux ayant fait des études et issus des catégories sociales favorisées qui s’engagent principalement. Comment les associations peuvent-elles favoriser une plus grande mixité sociale ?

Il est vrai que les dispositifs publics de soutien à la citoyenneté peuvent avoir des prérequis assez complexes, une situation qui favorise les jeunes les plus à l’aise à l’écrit et vis-à-vis de la prise de parole. Pour les autres, cela exige un fort accompagnement des professionnels qui n’ont pas toujours le temps de le faire. Il existe des initiatives visant à favoriser l’engagement des jeunes issus de classes populaires, notamment en explicitant le fait associatif. Je pense par exemple au Laboratoire artistique populaire de Rennes dont c’est le cœur de métier, et qui s’adresse aux jeunes des quartiers prioritaires de la Politique de la ville. Cette association travaille sur des questions très concrètes : les jeunes vont-ils perdre de l’argent en donnant de leur temps ? Les jeunes mamans peuvent-elle concilier engagement et garde d’enfants ? Les problématiques ne manquent pas. L’association offre des éléments de réponse spécifiques comme la garde d’enfant ou le recrutement d’un assistant social qui travaille sur les dossiers administratifs des volontaires. Quand on arrive à dépasser ces difficultés sociales, l’engagement peut se faire. Mais si les besoins basiques, de logement ou de nourriture, ne sont pas assurés, il est difficile d’avoir la disponibilité d’esprit pour donner de son temps.

À lire également dans le cadre de notre enquête sur l’engagement des jeunes : 

Claire Thoury : « Les jeunes ne s’identifient plus à une structure »

Génération affranchie (1) : les engagements solidaires des jeunes

Génération affranchie (2) : des modalités d’engagement plus agiles

- Génération affranchie (3) : des défis pour les organisations